ALIVE at the VILLAGE VANGUARD

[ÉVÈNEMENT] Considéré à juste titre comme l’une des personnalités les plus inventives et respectables du piano, Fred Hersch est en particulier connu pour être l’un des maitres de l’art du trio, qui inspira notamment un certain Brad Mehldau, qui fut jadis son élève. En cette formation, sa musique fut souvent jouée, et parfois captée en direct, dans le calme feutré de l’un de ses refuges favoris, le fameux Village Vanguard à New York. Est-il possible en effet d’oublier le magnifique« The Fred Hersch Trio – Live at the Village Vanguard », avec Drew Gress & Nasheet Waits (1) ? Non ! Mais il aime aussi à s’y produire, plongé dans le recueillement spirituel du solo, l’occasion de réécouter son bouleversant « Alone at the Vanguard » (2). Le pianiste est également un grand adepte de la formule en duo, et il en a partagé quelques-uns avec de marquantes figures, parmi lesquelles on citera le guitariste Bill Frisell « Songs we know » (3), le clarinettiste Nico Gori « Da Vinci » (4) ou plus récemment le bugliste Enrico Rava « The song is you » (5). Des duos, il en a aussi formé avec des chanteuses, fasciné par les voix féminines, dont le timbre délicat se marie à merveille à celui de son piano. Il s’est ainsi rapproché de Jay Clayton « Beautiful love » (6) ou encore de Norma Winstone « Songs & Lullabies », ce dernier disque invitant Gary Burton au vibraphone sur trois pistes (7). Choisies parmi quelques autres, ces deux précieuses collaborations « féminines » sont les prémices idéales au duo fondé avec Esperanza Spalding, venue chanter sans sa contrebasse, dans ce saisissant « Alive at the Village Vanguard ». Avant de parler de ce disque, rappelons que la jeune musicienne jouit elle aussi d’une renommée internationale grandement méritée, et qu’elle a connu de nombreux succès musicaux, aux directions les plus hardies ! En moins de deux décennies, elle a su imposer son style, une voix d’apparence fragile mais qui sait être pétillante et décidée, un jeu de basse impressionnant de profondeur et de précision, un indéniable « savoir s’entourer », une écriture à l’inspiration ouverte à tous vents, jazz, soul, funk et plus, propice à l’improvisation, le tout faisant d’elle une artiste des plus étonnantes. Parmi ses grands succès, citons les exquisément tumultueux, et donc indispensables, « Chamber Music society » (8), « Radio Music Society » (9) ou encore « Emily’s D+Evolution » (10) et « Little Spells » (11). Enfin, elle a aussi participé au récent « Live At the Detroit Jazz Festival » (12), disque restituant un magnifique concert, dans lequel elle intervenait à la contrebasse et au chant, Terri Lyne Carrington à la batterie et à la production, Leo Genovese au piano et aux claviers et l’immense Wayne Shorter aux saxophones. Vibrant hommage au maestro ! Avec lui, Esperanza Spalding collabora aussi à l’écriture de l’opéra « Iphigenia », c’était en 2018, année de « hautes pressions » pour chacun. e de nos duettistes, au cours de laquelle « Alive at the Village Vanguard » fut enregistré, en octobre. Ces « préoccupations parallèles » ont révélé l’âme transparente et résiliente de ce duo, qui offre une déambulation mouvementée au cœur d’un jazz de caractère, où s’unissent les sons de leurs intimes perceptions, avec l’émotion pure pour destination. Au fil des standards, ou des (co)compositions, s’épanouit une sensible complicité, non dénuée d’humour et de légèreté, dont les impulsions sensorielles, et une improvisation instinctive, sont en équilibre gracile sur le mystère de la nuit, et les regards d’une audience avertie. « But not for me » (George et Ira Gershwin) annonce la couleur. Piano enjoué, accords taquins qui sautillent autour de la voix haut perchée, d’abord plutôt « sérieuse », presque façon Billie Holiday, puis se faisant plus espiègle, modelant les mots d’un scat irrésistible, avant qu’un chorus de piano frondeur ne surgisse dans une suite de notes bousculées, délicieux crocs-en-oreilles, auxquels la chanteuse reviendra mettre bon ordre, sourire aux lèvres !  Même impression de décontraction avec « Dream of Monk » signé Fred Hersch, rêve d’un géant qu’il admire ! La voix, calme au début, part dans une improvisation scattée époustouflante de modulations osées, avant que ne survienne un chorus « hyper monkien », au sens littéral, les mains de Fred Hersch semblant dialoguer entre elles, fraîches et ingénues, parfois autoritaires, la gauche, la droite, en improvisation totale, qui fait quoi ? On ne sait plus ! Final fou, presque bruitiste ! Tout comme « Little suede shoes » (Charlie Parker) qui suit, une version carrément théâtrale, limite déjantée, mais quelle énergie dans ce pétillement, quelle inventivité dans ces échappées obliques et ces variations tournoyantes !  « Girl talk » (Neal Hefti/Bobby Troup), étonnante version qui tord le cou avec humour au machisme initial du thème, par la grâce d’un chant délicieusement militant, soutenu par les accords singuliers d’un réjouissant piano complice. On pense bien sûr à Ben Sidran qui la chanta jadis, mais aussi à « Dansez sur moi » de Claude Nougaro, qui en fut tirée. Parions qu’ils apprécieraient ! Retour chez Monk avec un émoustillant « Evidence », faussement irrespectueux, en mode « je déconstruis, je reconstruis », on dirait du free « préparé » ou « augmenté » comme on veut, une mini jam bizarre façon nuhip-bop, d’une saisissante drôlerie virtuose, qu’aurait surement adoré le maestro ! Le Vanguard referme alors ses portes avec le velours mystérieux de « Some other time » (Sammy Cahn/Jule Styne), une reprise inattendue, au scat acidulé de « Loro » d’Egberto Gismonti et le magnifique « A wish » qui retrouve associées la beauté des paroles de Norma Winstone et celle de la composition de Fred Hersch. Au final, c’est une musique ivre de vie, jouée par deux artistes en état de grâce, car la magie de cette rencontre, outre sa liberté de ton et son humour débridé, c’est aussi une entente naturelle quasiment affective, où le langage musical du duo plane en de hautes altitudes, dans lesquelles le mot « génération » est inconnu !

Par Dom Imonk

Palmetto Records/L’Autre Distribution

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https://www.facebook.com/EsperanzaSpalding

(1)   – Palmetto Records – 2002. 

(2)   – Palmetto Records – 2011.

(3)   – Nonesuch – 1998.

(4)   – Bee Jazz – 2012.

(5)   – ECM Records – 2022.

(6)   – Sunnyside – 1995, remasteré en 2017.

(7)   – Sunnyside – 2003.

(8)   – Heads Up International – 2010.

(9)   – Heads Up International – 2012.

(10) – Concord Records – 2016.

(11) – Concord Records – 2018.

(12) – Candid – 2022.