Watering the good seeds

[COUP DE COEUR] Dès le début de son parcours, Emmanuel Borghi a navigué dans divers courants, souvent assez tumultueux, comme un explorateur curieux de tout, chérissant le risque et l’ouverture, en bannissant l’immobilité et la solitude. Ainsi, il collabora très tôt à des formations fondatrices, parfois menées par des batteurs, au sextet de Simon Goubert tout d’abord, puis à divers groupes majeurs, dont ceux  de Christian VanderMagma, son Trio coltranien ou encore Offering. Citons aussi les bouillonnants Himiko (conduit par Himiko Paganotti) et One Shot, qui vient de sortir un nouvel album. Mais l’une des autres spécialités d’Emmanuel Borghi est la pratique de l’art du trio, comme celui formé avec Jean-Philippe Viret et Philippe Soirat, album « Secret Beauty » sorti en 2018 sur Assai records, ou encore avec Blaise Chevallier et Antoine Paganotti, album « Keys, strings and brushes » sorti sur Off en 2012. Ce dernier s’ouvre d’ailleurs sur une superbe reprise du « Don’t give up » de Peter Gabriel, dont le message fût pour beaucoup particulièrement adapté à la récente période pandémique, qui a notamment vu la genèse de « Watering the good seeds ». Tant de portes demeuraient fermées que seules les fenêtres de l’inspiration restèrent ouvertes à l’écriture ou à la (re)mise en forme de futurs projets, avec des envies de liberté et d’expérimentations nouvelles. Bref, en aucun cas, il ne fallait abandonner l’engagement créatif ! Alors, à la lumière de ce qu’il explique, Emmanuel Borghi en a profité pour donner une vraie vie à quelques morceaux inachevés qui sommeillaient, en osant les assortir des couleurs atonales d’une palette dodécaphonique, sérielle, et les livrer ainsi parées, à la magie de l’improvisation que permet le jeu en live. Pour former son nouveau trio, notre pianiste compositeur a su s’entourer de personnalités fortes de la nouvelle génération des musiciens de jazz, Théo Girard contrebassiste et Ariel Tessier batteur, qui ont chacun des parcours des plus aventureux, ce dont on peut aisément se convaincre en lisant dans les « Pensées rotatives » du premier ou en écoutant le second, par exemple dans le trio de Charley Rose. De fervents complices qui se sont visiblement régalés de ce nouveau challenge, partageant avec Emmanuel Borghi l’ivresse de cette nouvelle échappée. C’est un visage mystérieux qui ouvre ce disque qui ne l’est pas moins. Une saisissante illustration, au teint presque diaphane, que l’on doit à la peintre Naoko Paganotti, reproduite en intégralité à l’intérieur de la pochette, avec une légende chargée de sens empruntée au Mahatma Gandhi : « Vis comme si tu devais mourir demain. Apprends comme si devais vivre toujours. » . Des mots qui s’appliquent à la musique proposée en huit thèmes, offrant chacun, en des allures et des timbres variés, matière à une émotion sonore instantanée, dont on comprend vite que la teneur au parfum éphémère, aura changé dès le lendemain. Le propre de l’improvisation, qui, en perpétuel renouvellement, nous tiendra à jamais en éveil, quitte à bousculer quelque peu nos certitudes. Même si l’on ne connait pas ou peu le dodécaphonisme, on perçoit vite une certaine étrangeté dans la musique de « Watering the good seeds », les accents d’un jazz mutant, mobile, d’apparence non prémédité,  en une quête instinctive d’anfractuosités et autres espaces vacants, où les trésors sont des silences à chiper pour mieux les étreindre. Une batterie interrogative et solitaire ouvre « Opening », stimulant le langage oblique du piano, et son thème répété, ou alternent bribes de romantisme, tantôt inquiet, tantôt enflammé, et fuites en avant, sur des nœuds boisés de contrebasse, aux lianes pincées pour mieux atteindre la canopée des rêves inattendus. Les graines et l’eau pure sont lancées en un terreau fertile, et surgissent déjà de « sournoises pensées », dont la pousse trépidante est menée par un autre thème répétitif, irrésistible ! « Round twelve » livre alors ses envolées de piano, soutenues par une rythmique de premier ordre. S’agit-il des douze coups de minuit, de la trêve de midi, ou d’un clin d’œil aux douze notes de la gamme chromatique ? Seuls les spécialistes sauront ! Pas d’urgence, nous voici déjà rendus à « Choice », peut-être la pièce maîtresse du disque, foisonnant questionnement, géniale passerelle entre les univers du jazz et du contemporain. L’archet introductif nous crie la direction, avec de petites allées de silences, bordées de notes éparses, de myriades de lumières, de grondements et de scintillements percussifs, comme mille phares au bord des eaux profondes. Keith Jarrett ou Paul Bley valideraient cette merveille, tout comme l’allant singulier de « Roads cross » qui suit, sur un saisissant speed bizarre, vous avez dit bizarre ? Oui ! Suit « For S.R. », hommage fort probable à Steve Reich, une remarquable pièce, complexe, grave, dont la modernité, la vivacité rythmique et les envols nous propulsent en des altitudes incroyables ! Enfin, « Conclusion », douce et apaisée, semble rendre hommage à Bill Evans, l’un des pianistes vénérés par Emmanuel Borghi. Mention très spéciale à Philippe Teissier du Cros pour le son magnifique que mérite cet indispensable album.

Puisque nous avons parlé de peinture et de dodécaphonisme, voici, en lien avec le présent disque, un court extrait de ce qu’écrivait Wassily Kandinski à Arnold Schönberg en janvier 1911 (* lien ci-dessous) : «Je crois justement qu’on ne peut trouver notre harmonie d’aujourd’hui par des voies « géométriques », mais au contraire, par l’antigéométrique, l’antilogique le plus absolu. Et cette voie est celle des « dissonances dans l’art » — en peinture comme en musique. Et la dissonance picturale et musicale « d’aujourd’hui » n’est rien d’autre que la consonance de « demain » […]». 

Emmanuel Borghi (Piano, composition), Théo Girard (Contrebasse) et Ariel Tessier (Batterie)

Par Dom Imonk

Le Triton/L’autre distribution

Enregistré au Triton les 2 et 3 mai 2022

Philippe Teissier du Cros : Prise de son, mixage et mastering

https://emmanuelborghi-letriton.bandcamp.com/album/watering-the-good-seeds

(*)  https://books.openedition.org/contrechamps/2623?lang=fr