75 (Live at Flagey)

En dépit de l’estime et l’affection que lui manifeste la communauté musicale du monde entier, malgré l’admiration et le soutien indéfectible d’un large public de tous âges, Philip Catherine n’est pas ce qu’on appelle communément un « guitar hero », juste un formidable musicien doué d’une intelligence immédiate de tout ce qui se passe autour de lui, un catalyseur dont la force tranquille transforme et irradie ses propres compositions ou n’importe quel morceau qu’il choisit d’interpréter.

Sans documentation sur son environnement sonore lorsqu’il naît à Londres en 1942, on peut l’imaginer occasionnellement bercé par des sirènes, suivies de quelques sifflements et déflagrations d’obus, mais l’examen de son œuvre musicale sur les quatre-vingts dernières années, bien plus consonante que dissonante, suggère plutôt une petite enfance heureuse, harmonieuse : sa mère était anglaise, son grand-père violoniste dans le London Symphony Orchestra.

Le sort n’a pourtant guère favorisé cette sérénité. S’il s’était sédentarisé, s’il avait joué d’un autre instrument, il aurait pu bénéficier d’un cursus classique de premier plan, occuper un poste enviable, mais en 1948, son père, belge, décide de retourner au pays. Le voilà donc déraciné à 6 ans, transplanté à Bruxelles avec sa famille.

Ce choc culturel l’expose à des influences néfastes : un certain Django Reinhardt ainsi que deux autres guitaristes de réputation à peine moins sulfureuse, René Thomas et Toots Thielemans, ont perverti cette contrée bienheureuse dédiée à la valse-musette en diffusant une musique de sauvages. Plus inquiétant encore, ce sont eux qui servent de référence à cet adolescent fragile posant les mains sur une guitare à l’âge de 13 ans.

Connaîtra-t-il un jour la stabilité ? Django, nomade, avait poursuivi son périple, Toots n’avait jamais cessé de revendiquer ses origines belges, mais s’était établi aux USA, seul René Thomas était revenu vivre en Belgique après quelques pérégrinations à Paris, Montréal, New York…

Philip va se montrer digne de ses prédécesseurs en perpétuant leur héritage tout en construisant sa propre identité. Lui conserve ses  attaches. A 18 ans à peine il accompagne de grands musiciens américains de passage en Europe, Dexter Gordon, Lou Bennett… puis, sa réputation grandissant, tourne avec Chet Baker, Stéphane Grapelli. De fil en aiguille, il est sollicité par à peu peu près tous les musiciens incontournables de la scène européenne. Il devient un guitariste iconique, comme disent les anglo-saxons, dont la singularité (d)étonne.

Tandis qu’il accompagne Charlie Mingus, Benny Goodman, Toots Thielemans, Charlie Mariano dans les années 1970, Philip crée son propre style sans tambour ni trompette, en duo avec des contrebassistes tels que Niels-Henning Ørsted Pedersen (« The Viking » 1983) ou en trio, en compagnie du trompettiste Chet Baker et de son fidèle bassiste Hein Van de Geyn (« Chet’s Choice » 1985). Par ailleurs, influencé par la musique de Miles Davis, il expérimente avec bonheur des formules moins traditionnelles. Comme il est fréquemment associé à des batteurs tels qu’André Ceccarelli, Aldo Romano, Gerry Brown, Trilok Gurtu, il enrichit rythmiquement son jeu mélodique déjà stellaire.

Rares sont les jazzmen capables de séduire le grand public et de faire l’unanimité chez leurs pairs. Durant plus d’un demi-siècle, Philip Catherine a su se renouveler sans cesse et entretenir un lien très fort avec un public conquis dès ses premières apparitions sur scène. Qui peut s’enorgueillir d’avoir fait salle comble au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, au Concertgebouw d’Amsterdam, à l’Olympia, à la Salle Pleyel à Paris et même, avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin, au Carnegie Hall de New York ? Comme de nombreux admirateurs de par le monde, j’ai moi-même guetté la sortie de chacun de ses albums.

Le plus récent, sorti fin 2022, immortalise une réunion exceptionnelle en l’honneur de son 75e anniversaire. Où fêter 75 années d’existence au service de la musique ? Là où l’on se sent chez soi : une splendide salle de concert (Flagey, ancienne Maison de la Radio) que l’on a tant fréquentée qu’elle en prend des airs de demeure familiale, pleine de souvenirs, propice à un rassemblement intergénérationnel gorgé de vie et de gaieté. Un programme des réjouissances varié : des morceaux en duo, trio, quartet, quintet, le bonus étant un ensemble original réunissant deux pianos et une guitare.

Outre le couple Philip Catherine à la guitare et Bert Joris à la trompette, deux pianistes Bert Van den Brink et Nicola Andrioli, deux contrebassistes, Nicolas Fiszman, Philippe Aerts, deux batteurs, Antoine Pierre, Gerry Brown. Différentes époques, différents styles seront convoqués. Fait appréciable, l’enregistrement en live capte parfaitement l’ambiance chaleureuse, la spontanéité, l’absence d’artifice. Peut-être chantonnerez-vous ou siffloterez-vous Bluesette ; peut-être entonnerez-vous Happy Birthday To You, en même temps que la foule. Une telle empathie galvanise les musiciens, on a le sentiment que les deux pianistes se sentent pousser des ailes lorsqu’ils entament un Piano Groove exubérant.

Je souscris tout à fait à l’excellent résumé de France Musique : « À l’écoute de l’album, on est frappé par l’esprit juvénile qui nous fait immédiatement oublier la génération à laquelle il appartient. Voilà un Philip Catherine dans toute son authenticité, attachant, sans prétention, généreux, plein d’esprit et inspirant. Un musicien passé maître dans l’art de l’émotion raffinée. »

On pénètre dans un univers familial, intime, dès Letter From My Mother valse lente. Chaque note du thème est délicatement posée, la mélodie épurée étant jouée à l’unisson guitare-trompette. La tendresse s’exprime dans le choix des harmonies.  Ce premier titre illustre à merveille les qualités premières du compositeur-interprète, le lyrisme et la sobriété. La douceur de cette entrée en matière est, on le devine, un prélude à des diatribes bien plus musclées, les contrastes étant l’une des clés de la théâtralité sans laquelle aucun spectacle ne saurait captiver.

Avec Hello George on suit les méandres d’une progression harmonique assez riche pour permettre des développements spectaculaires. Le groove lorsque débutent les différents chorus oscille entre bop et boogie, avec des réminiscences identifiables par le public (telles l’intro de Tutti Frutti lancée de façon fugace par le batteur « Wap’aleloola da’wap dang dong », un clin d’œil que Little Richard, l’un des premiers artisans du rock’n’roll, n’aurait pas désavoué). Notez le dosage subtil du volume, la dynamique, le crescendo.

We’ll Find A Way est du binaire capable de faire tendre l’oreille aux hard-rockers, sauf qu’à la différence d’un rocker qui va abuser d’un riff ravageur en le martelant pendant toute la durée d’un morceau, Philip Catherine, lui, en intègre une bonne douzaine dans son discours. Jamais à court d’idées, il puise à tout moment dans son vocabulaire jazz étendu de quoi chasser l’ennui et la lassitude. Passez votre chemin, masochistes en quête de transes induites par la répétition et l’assourdissement. Philip s’adresse aux amateurs de plaisirs partagés divers et variés, toujours civilisés.

Par moments, Philip Catherine opère un retour aux sources, retrouve un plaisir d’adolescent en revenant au « strumming » (installant une tournerie en plaquant un accord sur chaque temps, en accentuant le temps faible, évidemment) puis passe à un « comping » qui reprend sans complexe le swing de nos aïeux, celui qu’on a perdu l’habitude d’entendre dans la production actuelle, généralement plus cérébrale que viscérale, en tout cas plus sophistiquée. Dans une première partie Dance for Victor évoque une samba duo guitare/trompette la deuxième partie voit s’étoffer l’orchestration et la guitare passe au strumming, au comping manouche/middle jazz qu’affectionnait Count Basie. Dans un sens, cela ne nous rajeunit pas, mais cela rappelle des souvenirs de jeunesse à certains d’entre nous. De toute façon, l’idée est de profiter de cette connivence avec le public pour s’amuser, montrer qu’on ne se prend pas au sérieux.

Antoine Pierre, le batteur, allège comme il faut toutes ces frasques, donnant de la finesse à ce qui autrement pourrait être qualifié d’artillerie lourde. Déjouer les pronostics, créer la surprise : tel est le but de tout bon musicien. Ainsi, Mare Di Notte joue du suspense : la phrase mélodique commence sur une progression si évidente que l’on pense pouvoir en prédire l’aboutissement logique. Essayez de compléter la partie manquante, vous verrez bien.

Seven teas (septuagénaires, comprenez « seventies », dénomination anglaise des années 70) profite du contraste entre la douceur d’un couplet mélodique en mineur et l’énergie du refrain en majeur, le rock et le boogie n’étant jamais très loin,

So In Love est émotionnellement chargé on ressent dans nos entrailles les élans et les effusions, magique. Mais comment réussit-il à faire du neuf et à raconter avec des rythmes et des notes déjà mille fois entendus qui ne sont pas en soi révélateurs ? Tout est dans la structure, chaque détail a du sens, attire le regard mais s’inscrit parfaitement dans l’ensemble. L’originalité, la force, l’équilibre de l’édifice révèlent une volonté affirmée, des choix raisonnés, des partis pris audacieux. Les matériaux sont ordinaires, l’architecture inédite. Dès que joue Philip Catherine, l’intelligence, la finesse, la subtilité, l’entrain, la verve rendent l’ensemble majestueux. 

D’un côté, le jeu « out », la pulsation lancinante de Gerry Brown dans Nineteen Seventy Fourths rappellent évidemment le Miles Davis ou les frères Brecker des années 70, mais il y a aussi le son et les lignes  mélodiques très travaillés à la Yellowjackets. Catalyseur, disais-je, Philip Catherine a toujours pratiqué cet art de la synthèse, apportant son lot de nouveautés tout en assimilant les formules qui font mouche, reconnaissant volontiers sa dette envers d’autres musiciens majeurs. Il emprunte, il reçoit, mais il donne aussi. L’innovation doit-elle être radicale, faire table rase du passé?

L’Europe possède des traditions et des richesses musicales auxquelles le jazz ne saurait être imperméable. Au pays de Brel, d’Adamo, de Maurane, on connaît la chanson. Il y a forcément un lien entre les mélodies de qualité, interprétées avec sincérité et conviction, et une façon de phraser qui différencie les jazzmen d’ici de leurs collègues d’outre-Atlantique. Interviewé le 20 octobre dernier dans Musiq3, émission de la RTB, Philip Catherine déclarait : « J’essaie de faire chanter ma guitare. » Ce credo est aussi une façon de marquer son territoire, géographiquement et musicalement.

Par Ivan Denis Cormier

Label Out Note Records