Nouvelles

Jean-Marc Foussat (Synthi VCS3 & AKS,g, objets divers, voix… & caméra) ; Marc Bohy (dms) ; Pascal Bouscailloux (b) ; Jac Berrocal (tp) ; Jean-François Pauvros (g) ; Francesco Pastorelli, Roger Turner (voix) ; Louise Foussat (rire). Enregistré de 1973 à 2001.

Les deux sources de la morale et de la religion de Jean-Marc Foussat sont l’enfance et le son. Qui ne font qu’une en vérité, puisque, tout le monde le sait, l’enfant est un petit polisson, du grec « polyson », soit sous sa désignation moderne et scientifique, un « pervers polymorphe » (c’est le titre, ici, – en allemand – d’une des pièces). Devenu grand, l’enfant a trouvé dans les prothèses multiples que son siècle lui a offertes – boîte à musique, piano, micros, magnétophones, tourne-disques, synthétiseurs – les instruments avec lesquels, en prolongeant ceux que lui a fournis son arbre phylogénétique – des oreilles, des pieds, une soufflerie, un appareil phonatoire –, il a pu remonter le fil d’une mémoire tout entière tournée vers la restitution de cet état de pure jouissance.  L’apparente innocence qui le pousse à nous entretenir de traumatismes archaïques et à nous les faire partager sous la forme d’histoires à dormir debout n’est que le masque ultime du diabolique énergumène qui rêve ainsi éveillé, nous donnant des nouvelles de nous-mêmes, qui, d’y prêter l’oreille, nous prenons à notre tour au jeu d’écouter la mer au creux des coquillages.

Or la mer se montre selon l’angle apaisante, accueillante aux songeries sublimes comme aux jeux de plage, ou menace d’un abîme où sombrer en d’épiques naufrages. Pareillement, le pas tranquille d’une déambulation solitaire, un sifflotement rêveur sur fond de ressac, l’appel pointilliste du petit-duc au loin, sont gagnés peu à peu d’une sourde inquiétude jamais tout à fait dissipée, explicitée ailleurs par le souffle court à la montée d’un escalier, la rumination presque distraite de doutes profonds quant à une sombre promesse de gloire, l’écho d’une nature qui semble se survivre après la catastrophe… Comme à l’image, le hors-champ joue à plein, la profondeur de champ inverse subitement les plans, le montage prend de court. Le passage d’un avion vrombissant à pleines tuyères peut être entendu flou, le carillon berceur de l’objet fétiche provenir du fond d’un placard où l’enfant est puni, et si le piano est obstinément martelé au présent, ce présent est toutefois rapporté (« piano d’enfance » précise une note synthétique), et c’est là tout le travail que d’inscrire les uns dans les autres ces présents co-existants, de vivifier ces co-présences de la mémoire.

Revenir sur ses traces en déchirant le rideau de l’ « amnésie infantile » avait donné lieu à la première édition de Nouvelles, en CD (Potlatch P301, 2001). Rééditées aujourd’hui sous la forme de quatre faces en deux vinyles, ces histoires portées par-là à la puissance seconde se doublent en outre d’un regard critique, lui-même mis en abyme. Deux exemples, muets. La reproduction digitale des craquements d’une galette noire qui ouvrent le bal prenait un sens ironique que les plus sourcilleux pouvaient suspecter d’être teinté de préciosité. En retrouvant aujourd’hui un support qui leur restitue un semblant de naturalité, ceux-ci loin d’abolir cet effet font trembler l’écoute qui se trouve renvoyée comme une bille de flipper entre les bumpers de notre condition (post-)moderne. Inversement, le sillon fermé d’Usure, plutôt que de se trouver pris entre deux numéros comme une simple plage 14, en inaugurant la face 4 voit pleinement restaurées sa teneur mélancolique et sa visée malicieuse, indissociablement. Plus sonore, un fil rouge conduit d’un numéro de matrice à la rémanence, sous plusieurs aspects, du Gloria Gloom de Robert Wyattpour se résumer en une dédicace au batteur britannique. Il se faufile entre de multiples renvois, à la fois vestiges d’histoires singulières ou partagées et miroir de leur époque  (on y retrouvera, entre autres présences fantomatique, celles de Jean-François Pauvros, Jacques Berrocal ou Roger Turner) et traverse sans les confondre les quatre suites distinctes, ici présentées à raison d’une par face. Nouvellesest en somme plus qu’une réédition, celle d’un véritable double « album-concept » –  le double-album blanc de Jean-Marc Foussat – , sa version « restaurée » en une seconde naissance.

(Fou Records FR-LP 06&07 & DVD 01- 2020).

Philippe Alen

P.S. : Reçu en un deuxième temps, éloigné du premier, le CD-Rom qui accompagne ces deux vinyle en livre un contrepoint, donnant à voir ce qui se décelait, non à l’oreille, mais à l’écoute. Dans l’écart, le jeu de la raison. Sous le titre générique de Hope for Happiness, trois films, muets et de longueur inégale : That is (1987, 23′), Le vert est dans le fruit (1974, 2’33) et L’effort humain (1987, 1’40). Le premier est une suite d’images prélevées sur le réel montées comme au banc-titre (presque), moments d’attention, épiphanies accélérées, qui disent l’état des choses : reflets mouvants, ombres, ordures, feux, fumées, signes, tags. Restes organiques, vestiges mécaniques et industriels  : dépouilles de hérisson, grondins réduits à l’arête, vaisselle sale, grilles, plaques d’égout, tuyauteries, canalisations, lignes à haute-tension, tracteurs. Les hommes, leurs activités, ils grouillent ou passent comme des voleurs. Deux cartons orange, comme au temps du muet : muets. No comment. Le second aiguise les sens à la vue d’une amorce : entre Brackhage et McLaren. Le troisième dure le temps d’écorcher une murène. Tous collent très exactement à leur titre : rien n’y ment. Ils confirment ce qui vient d’être dit de la musique et lui sont ce que la guerre est à la politique selon Clausewitz. Pour être seconde, la naissance n’en demeure pas moins douloureuse.