La Coursive, scène nationale, La Rochelle

Itamar Borochov quartet

Itamar Borochov, trompette
Rob Clearfield, piano
Avri Borochov, basse
Jay Sawyer, batterie

Le piano envoûte les âmes dès les premières notes, un frôlement de notes, une batterie effleurée, une trompette qui hypnotise. Un esprit rôde ou une quête, les âmes s’élèvent parce qu’il est question d’élévation : ils partent d’une empreinte incrustée dans les airs et la musique pense, sensibilité lentement distillée…
Nous voilà installés, là-haut, et la musique peut se déployer. Le piano de Rob Clearfield et la batterie de Jay Sawyer conçoivent des incrustations pour suivre la trompette d’Itamar Borochov qui a pris force, et écarte, déforme, difforme l’espace, contrebasse en relief qui ne cesse d’affiner l’ouvrage : l’or est ciselé sous nos yeux, courbes, creux, pleins, la recherche de la lumière dans les arabesques de cette spiritualité et l’espoir d’en dégager de la pureté ; là, où le jazz touche à l’essentiel, ce qui atteint nos oreilles au plus près, au plus vrai… Une émotion ciselée.

La délicatesse des harmoniques au piano fait défiler des paysages. Percevoir. Apercevoir. Un filet de nostalgie, un brin de tristesse que la trompette saisit enroulant le son : c’est un ralenti comme une vague continue qui s’ouvrirait sans fin. Peut-être y a-t-il l’espoir d’un lendemain prometteur, d’une issue, d’une douleur dissoute par le temps et l’expression de la plainte.
La batterie est devenue martiale : que combattons-nous ici ? Clavier et trompette semblent vouloir maintenir le rêve, la liberté inspiratrice, tourbillon tourmenté alors. Ils ont tous deux le dernier mot de l’obstination créative, soudoyant la batterie enfin rebelle elle aussi. La musique pourrait-elle être une prière ou l’interrogation existentielle…

A notes feutrées, piano et trompette nous font naviguer dans cette beauté-tristesse, on ne sait si l’enfance gémit ici ou si le souvenir se met en images pour refuser l’oubli. Peu à peu, le tableau s’éclaire, on soulève quelques pans de soie légère ou de rideaux transparents qui ont commencé à onduler dans l’espace, quelques couleurs apparaissent variant à peine d’intensité ; entendons-nous même une douce brise caressante ? Oui, juste ce qu’il faut pour émouvoir, s’échapper. Poésie en forme de notes. La mélodie glisse du piano à la trompette. Quelques notes. Juste.

La batterie démarre comme un vol d’étourneaux qui strierait le ciel : trajectoires vives, cinglantes, morceau cadencé, la trompette s’embarque dans une conversation ininterrompue à laquelle répond vite le piano. Rythmons, battons la mesure dans une transe enfin joyeuse, soudainement libérée de son histoire, gardant tout de même in fine l’obsession du récit incantatoire !

L’histoire des origines : comment traduire, comment transmettre ? Par l’émotion des thèmes , par l’expression sensible de chaque note, sa résonance. Superbe contrebasse qui, discrètement précise depuis le début, nous livre son chant raffiné. C’est ainsi, dit la trompette et la voix d’Itamar vient du fond des temps crier l’appartenance, prolonger un instant la force du tempo, traversant le « pavillon » en écho de la musique.


Ziv Ravitz trio


Ziv Ravitz, batterie
Federico Casagrande, guitare
Christophe Panzani, saxophone

Où il est question de tendresse. Entrée en matière soft. Choisissez un ralenti dans la neige, pour les empreintes, et malgré une accélération, revenez à cette précision ténue : c’est pour mieux entrer dans le tempo. La batterie féruge pendant que le plaisir inscrit sur le visage de Ziv Ravitz transpire dans son jeu, explosion vive des sens, joie orgasmique à jouer, qui invite peu à peu le doigté de Federico Casagrande ; reste à contaminer le saxo plus inquiet, la rondeur de l’un vers la géométrie anguleuse de l’autre. Il l’obtient.

Le jeu de Ziv est très subtile, nuancé, feutré, rond : il engage le saxophone et la guitare aux mêmes délicatesses dans un monde onirique, aphrodisiaque. Des cascades de douceur glissent sur une mousse épaisse et douce, le saxo enlace quelques lianes, mais déroule son jeu magistral, fier et somptueux ! On fond !

Ziv nous africane maintenant : c’est un cadeau, a-t-il dit. C’est un plaisir de recevoir le présent, et de le célébrer. Quel hymne ! Sa fluidité est exceptionnelle ici, il remplit tout l’espace, accélérant, cadençant, ralentissant, frémissant, expulsant… L’important, c’est de découper le temps et le tempo pour s’en délecter, l’honorer. La jouissance se teinte de tous les camaïeux envisageables. Saxo et guitare tout aussi soyeux colorent aussi la partition. Enfoncez-vous dans ce bain chaud et jouez avec la mousse, soufflez dans les bulles. C’est une joyeuse légèreté qui nous est offerte, là.

Ziv crée des événements fugaces. L’instant, une perception, une restitution… Peut-être la surprise et puis la réaction. Une batterie puissante, et enfin l’apaisement, l’extase aussi. La guitare est entrée dans des abîmes, et le saxo y descend, avec un son à l’effet aquatique. On s’enfonce dans le grand bleu : sont-ce des mammifères en eaux profondes qui lancent des sons comme des signaux d’un autre langage. Nous nageons dans les courants, entraînés dans le sillage d’une musique océanique, les ondulations sont autant de berceuses envoûtantes, sirènes enjôleuses. Coulons, les poumons remplis d’eau amniotique dans une parfaite régression foetale où les sons prennent une autre dimension.

Ziv écoute l’instant, le remplit comme l’improvisation et l’expérience -tout de même- l’invite à composer. C’est modeste et intéressant parce qu’il nous incite à savourer. Découvrir, se découvrir et savourer. Reprendre le tempo et profiter davantage encore de ce qu’il advient. Sagesse ? Philosophie. Art de vivre, art de créer. Généreux, Ziv propose aux deux autres compères de profiter à leur tour de ce que leur qualité apporte aux instruments, de ce que la proposition leur inspire. Il les appelle encore jusqu’à leur dernier « souffle ».


Shai Maestro trio

Shai Maestro, piano
Ofri Nehemya, batterie
Jorge Roeder, contrebasse
Philip Dizack, trompette guest

Shai commence par une comptine aux notes aiguës qui se mettent à frisotter. Ses mains s’élèvent parfois au-dessus du clavier laissant l’hésitation provoquer une nouvelle histoire, une harmonique impensée, préface d’une improvisation. La création en train de germer, nous, à l’affût de ses découvertes, de son invention, de nos surprises. La trompette chuinte, souffle, la batterie trépigne. Shai s’en amuse, à cœur joie ; à la contrebasse de frissonner. Ils virevoltent vers une valse à temps minorés. Shai fait alors chanter la trompette de Philip Dizack qui s’enorgueillit. L’art de l’enfance. Renvoyer la balle, la reprendre, changer constamment les règles du jeu pour que l’ami musicien invente à son tour, que la musique règne en maîtresse, indomptée, mais séduite : rendez-vous inattendus, chemins détournés qui ouvrent d’autres voies. Tous quatre atteignent le tourbillon de cette fête. Le pianiste danse discrètement près des notes, il attend que les musiciens l’inspirent de leur composition nouvelle, et apporte la sienne comme une communauté bienveillante où l’autre est définitivement l’enrichissement de soi !…

De quelques sifflements naît une ritournelle aux accents du Moyen-Orient, la contrebasse de Jorge Roeder scande les notes comme le piano l’y invite, juste quelques notes et le conte surgit. La trompette au souffle de la flûte de pan continue le récit entamé et Shai attrape une note, alors qu’il s’était levé, pour retourner à la volette dans l’histoire. Une danse plus guerrière se dessine dont les traits vigoureux au tempo serré apparaissent à la trompette. La batterie ferme la marche ; Shai prend joie de cet emballement commun, ils y retournent.

Comment dire ? Prendre un classique du répertoire In a sentimental mood et lui rendre hommage en découpant en petits morceaux, au tempo haché : suffocation délicieuse, superbe trompette qui de ces bouts de musique déchirée , mais pour qu’on les entende encore, sublime l’évocation donc « fête » l’arrangement au swing infini, pour le plaisir à admirer en recomposant.

Comme une Poupée désarticulée qu’un funambule déplace grâce aux fils accrochés à son corps, les musiciens cheminent et regardent le monde, mais ne voilà-t-il pas que la marionnette devient une petite fille qui écarquille les yeux ? Engouement de la découverte, sensibilité. La batterie de Ofri Nehemya, c’est l’émerveillement, la fraîcheur. La trompette attrape le « la » récurrent de la valse démembrée de Shai et les quatre l’emportent. Shai appelle encore la finesse du jeu du trompettiste qui lui répond fidèlement suivi par le contrebassiste bienveillant. La musique tourne de miroir en miroir. La trompette brille de mille feux, valorisée par les trois autres qui la flattent pour favoriser son panache.

Rideau de gouttes de pluie avec fragment d’arc-en-ciel, le soleil veut percer, c’est évident… Le chorus se déploie empli de poésie et par-dessus se posent des couches de swing. Et Shai y ajoute une histoire à dormir bercés par la douceur et la délicatesse de ses harmonies. Mélodie que nous entonnons tous, totalement charmés…

Anne Maurellet, Action Jazz
La Coursive, scène nationale – La Rochelle – 08/02/2020