« la musique pourrait être une longue route sur laquelle on voyage »

Depuis sa plus tendre enfance, Éric Séva a été bercé par ce que jouait son père, que ce soit au saxophone, à la clarinette ou au bandonéon, instruments dont la magie visuelle et le son ont vite capté l’attention du gamin qu’il était. Son esprit curieux s’est donc très tôt ouvert, d’abord à la féérie des bals populaires, à la joie et à la liberté qui s’en dégagent lors d’improvisations, puis à d’autres musiques, dont la musique classique qu’il a longtemps étudié, et bien sûr le jazz. Tout au long de ces années au cheminement singulier, son âme d’artiste s’est forgée et mise en mouvement, en forme de voyages initiatiques, propices aux rencontres et découvertes, faites au croisement des envies de fêtes humaines, de métissages et d’expression pure du bonheur.
Éric Séva, saxophoniste et compositeur, est une référence, tant par ses qualités remarquables reconnues de musicien, que par celles de chercheur curieux et de conteur à l’imagination féconde. Preuve en est « Mother of Pearl », qui vient tout juste de paraître, un grisant voyage au pays de l’émotion, inspiré d’un album, dont il nous parlera. Tout cela nous pousse à redécouvrir avec lui ses albums précédents, mais aussi à s’intéresser à ses autres actions et projets, comme le Festival Jazz & Garonne qu’il dirige et s’est tenu du 9 au 11 octobre à Marmande (47) Fourques-sur-Garonne, le projet , « Triple Roots » et « Adéo » celui qu’il prépare avec quatre solistes classique. Autant de sujets appelant des questions, auxquelles il a bien voulu nous répondre, ce dont nous le remercions ! 

Par Dom Imonk, photos Philippe Marzat.

ACTION JAZZ : Bonjour Éric ! Peux-tu tout d’abord nous parler de tes premiers émois musicaux ? De quelle manière la musique des bals musette, auxquels tu sembles très attaché, se retrouve dans celles que tu écris et joue aujourd’hui?

Éric Séva : Mes premiers « émois » et mon premier contact avec la musique viennent de mon père musicien. Enfant, quand je l’entendais jouer à la maison, ça représentait tout ce qu’il y avait de magique dans les yeux et les oreilles de l’enfant que j’étais. Une magie sur laquelle je ne pouvais poser aucun mot. La musique qui sortait de ses instruments et la musique que mes parents écoutaient m’ont instantanément connecté avec le désir de jouer. C’était un mélange d’admiration, d’envie, de mimétisme. Mon père m’a initié à la flûte à bec dès l’âge de cinq ans, en m’apprenant les premiers rudiments, en reproduisant à l’oreille, en s’amusant, et c’était parti…
Mes premiers contacts avec la musique viennent de la musique populaire. Mon père jouait dans les bals pour faire danser les gens en interprétant tous les styles de musique. C’est aussi en commençant par cette « école » que j’ai appris à faire de la musique, par l’oralité, en jouant immédiatement avec les autres. Je suis très attaché à cette période simplement parce que c’est mon histoire. Être artiste, c’est s’appuyer sur sa propre histoire, je ne vois pas d’autre chemin pour y arriver. De cette musique populaire, j’ai gardé une chose fondamentale qui me guide toujours aujourd’hui pour écrire, c’est cette notion de partage avec le public, ce rapport avec « la danse intérieure ». 
J’ai besoin de danse, de mélodie, de climats et de voyages pour composer. J’aime également  ces moments d’improvisations totalement libres qui font appel à l’intuition la plus profonde. Ces moments où rien n’est préparé, où tout se passe sur l’instant, dans cette relation de confiance à l’autre qui est indispensable pour faire émerger une musique qui ne réfléchit plus. Improviser c’est être libre. 

AJ : Comment s’est ensuite orienté ton parcours, le classique que tu as étudié, le jazz ? Y a-t-il quelque chose que tes compositions et ton jeu doivent au classique ?

ES : Cet apprentissage musical dans les « bals populaires » était associé aux six années d’études classique que j’ai suivies à l’École Normale de Musique de Paris, dirigé par Pierre Petit. J’ai eu le plaisir d’étudier avec l’un des très rares professeurs de saxophone classique de cette époque, Alain Bouhey, qui comprenait et acceptait que, pour payer mes études, je jouais le week-end une musique « populaire ». Mes parents tenaient un dancing (quelle chance !), et je jouais dans cet orchestre où j’ai rencontré de nombreux musiciens avec qui j’ai beaucoup appris. C’était une très belle période pour rentrer dans la « vie active artistique ».
Alain Bouhey est une personne extraordinaire et très ouverte grâce à qui j’ai beaucoup appris. C’est une autre chance de l’avoir croisé. Cette période classique à l’École Normale de Musique de Paris m’a réellement structuré musicalement et sur l’instrument. Elle m’a donné de solides fondations pour aborder ensuite le jazz et l’improvisation. Plus tard, elle m’a permis de composer.

AJ : Peux-tu nous parler des rencontres importantes qui ont jalonné ta route ?

ES : Dans les rencontres importantes, il y a des personnes que j’ai connues, d’autres pas, mais tout aussi importantes.
En plus de mon père qui a été « l’initiateur », quand j’étais enfant, nous avons habité en banlieue parisienne dans une ville où nous étions voisins de la famille Cabu. Mes parents et cette grande famille sont devenus très amis et j’ai eu la chance de partager des moments de vie particuliers avec Cabu, sa famille et des personnes qu’il côtoyait. Jean était passionné de jazz de big band, et mon père était fan de Sydney Bechet. Nous parlions donc souvent de cette musique, et moi, en apprenti musicien curieux, je posais des questions… Il nous invitait parfois à des concerts. Je me souviens de trois moments marquants : le big band de Count Basie à la salle Pleyel, Ella Fitzgerald en 1974 ou 75, et, plus tard, en octobre 1981, de l’avoir accompagné au concert d’Yves Montand, qui fêtait ses soixante ans à l’Olympia.  
Bien des années plus tard, j’ai mesuré la chance d’avoir vécu de tels moments et surtout l’impact artistique qu’il m’a envoyé. Il a été un véritable catalyseur, c’était une personne très généreuse dont l’humilité était l’une des grandes qualités. Il s’intéressait également beaucoup aux autres, à ce qu’ils faisaient.
Ensuite, il y a eu la rencontre avec Dave Liebman à Paris en 1989 lors d’une master class au New-Morning. En 1990, avec Bruno Wilhelm, un ami saxophoniste, nous sommes partis le retrouver à New York pour suivre son enseignement. Si Dave Liebman est le musicien incroyable que tout le monde connait, il est aussi un pédagogue remarquable. Je me souviens d’une phrase qu’il nous avait dite et qui m’a profondément marqué : « au-delà de connaître l’histoire et la tradition, cultive ta différence pour trouver ton son, ta voix… ».

J’ai eu la chance de rencontrer trois fois Michael Brecker, un saxophoniste majeur dans cette musique (un des héritiers direct de John Coltrane). M. Brecker, lui aussi, a changé l’histoire de cet instrument, un autre catalyseur qui a également donné l’envie de jouer à beaucoup de musiciens. 
La première fois c’est Richard Scotto, un ami, qui me l’a présenté dans le magasin de musique qu’il tenait à Paris. Nous nous sommes revus à Eilat en Israël au festival de jazz. À cette époque, je jouais dans le quintette de Didier Lockwood, lui jouait avec son frère Randy, le festival durait une semaine et nous avons fait connaissance. La dernière fois, c’était à Paris, après le concert qu’il avait donné avec son quindectet au festival du Parc Floral. Le lendemain, nous sommes allés essayer des saxophones, invités et accueillis par la famille Selmer, rue de la Fontaine-au-Roi.   
Ces trois moments m’ont permis de partager quelques conversations sur la musique, bien évidemment, de lui poser des questions aussi et surtout de mesurer l’engagement et la détermination qui s’entendaient dans chacune des notes qu’il jouait et qui ont fait de lui un artiste d’exception. Le point commun avec Cabu, c’est le souvenir d’une personne extrêmement généreuse, engagée, humble, et qui manifestait beaucoup de curiosité et d’intérêt pour les autres.

Dans les rencontres très importantes en 1987 j’ai fait la connaissance d’un musicien basque qui venait d’arriver à Paris (à l’époque où on faisait le service militaire), il remplaçait le bassiste lors d’une répétition de big-band en banlieue parisienne dans lequel je jouais. En l’écoutant j’ai tout simplement été bouleversé par la musique qu’il jouait. Après cette répétition en parlant avec lui il a précisé qu’il n’était pas bassiste, mais guitariste… Depuis cette rencontre avec Sylvain Luc le temps a tissé une forte relation d’amitié. Quelques temps plus tard nous nous sommes retrouvés ensemble début 90 dans le quintet de Sylvin Marc (un merveilleux bassiste), quintet qui a enregistré un album « 5/5 » produit par Jean-Marie Salhani (le producteur de Didier Lockwood). Nous avons beaucoup joué avec cette formation, notamment dans les clubs parisiens qui, à cette époque, programmaient les groupes une semaine durant. Autant te dire que c’était génial pour faire murir la musique!
Aujourd’hui, trente-trois ans après, nous partageons des discussions passionnantes sur la musique, sur le son, sur l’improvisation totale, sur le sens de la liberté en musique… des moments ou nous jouons et chacun de ces temps de partages sont de véritables cadeaux qui se terminent généralement autour d’une bonne table…
C’est une immense chance d’avoir un musicien comme Sylvain, un musicien dont l’extrême sensibilité, la musicalité et la vision globale font de lui un de ces artistes d’exception comme il en existe très peu, un artiste dont la musique circule uniquement que par le canal du cœur et de la générosité, dans la vie comme dans la musique.
Certaines rencontres changent le cours de la vie, elles restent comme des moments suspendus et inoubliables. Il y a aussi des rencontres au travers de ce que certaines personnes ont laissé, des personnes que l’on n’a pas connues et qui continuent de raisonner des années plus tard, des guides, des énergies toujours présentes comme la musique et l’œuvre de John Coltrane, Wayne Shorter, Miles Davis, Sonny Rollins, Jean-Sebastien Bach, Pablo Picasso, Maurice Ravel, Claude Debussy, Nelson Mandela et tant d’autres…  

AJ : Souvent utilisés pour qualifier ta musique, qu’évoquent pour toi les mots « croisement », « carrefour », « métissage » ?

ES : De façon imagée, la musique pourrait être une longue route sur laquelle on voyage, avec des carrefours, des croisements qui correspondent à des temps de rencontres particuliers, des lieux, des personnes, des pays. Tout cela nourrit un imaginaire qui se traduit par une musique qui est la somme des ces influences, de ces rencontres, de ces voyages, de ces doutes, de ces certitudes. Je ne fais que recycler ces « éléments » pour raconter des histoires sonores avec l’humilité de ne rien inventer. Métissage… le jazz et l’improvisation sont uniquement nourris de métissage, ce qui rend cette musique tellement vivante et actuelle. Ne sommes-nous pas tous des métis ?

AJ : Parle-nous maintenant de tes instruments, quel est leur rôle, en particulier dans la composition ? Quel est ton préféré ? Y a-t-il un instrument que tu n’as jamais pratiqué, et qui pourrait t’attirer ?

ES : Je suis saxophoniste. Après cet apprentissage de la flûte à bec (de 5 à 10ans), j’ai soufflé pour la première fois dans le saxophone ténor de mon père à 11 ans, et j’ai ressenti une énorme vibration lumineuse qui rentrait partout. C’était juste génial. À partir de ce moment, c’était la seule chose qui m’intéressait. Cet instrument a pris une grande place dans le quotidien.
Dans la composition, il m’aide à trouver des idées qui s’organisent et se développent pour devenir des compositions.
Il est difficile de choisir un saxophone plus qu’un autre… Ils expriment tous des choses différentes de par leurs tessitures ! Si je ne devais en garder qu’un, ce serait le soprano. Il y a dans le son de cet instrument quelque chose de céleste très proche de la voix humaine, je le ressens comme un prolongement naturel.   
Quant aux autres instruments ? J’aime vraiment le trombone, son son et son timbre. J’aurais aimé en jouer, mais c’est un peu trop tard aujourd’hui ! 

AJ : Peux-tu nous dire quelques mots sur tes albums précédents, de manière à les réaligner chacun comme de belles étoiles, avec le tout nouvel album ? Commençons par « Folklores imaginaires ». Puis « Espaces croisés », suivi de « Nomade sonore » et de « Body and blues ».

ES : Folklores Imaginaires, en 2005, était mon premier album en tant que « leader ». Après avoir beaucoup enregistré pour d’autres musiciens et artistes, le passage de la quarantaine a été déterminant dans le besoin de « laisser une trace » de quelque chose de plus personnel, d’aller voir se qui se passe de l’autre côté pour découvrir ce que l’on ne connait pas de soi, écrire de la musique. C’est avec la confiance de ce merveilleux label « Le Chant de Monde » d’Harmonia Mundi que nous avons pu signer ce premier album pour présenter ces premières compositions. Folklores Imaginaires est un hommage aux racines qui me lient à la musique populaire. Nous avons enregistré live dans la salle du dancing que mes parents ont géré pendant de nombreuses années. C’est dans cette salle que je jouais dans l’orchestre de mon père pour faire danser le public et pour payer mes études à l’École Normale. Pour la petite histoire c’est durant l’enregistrement de l’album de Chris Réa « Blue Jukebox » à Londres et de la tournée qui a suivi que j’ai composé une grande partie de cet album. 

Pour Espaces Croisés, en 2009, j’ai fait le choix d’une instrumentation différente, sans basse, avec deux instruments harmoniques (saxophones baryton et soprano / accordéon / piano / batterie cajòn), autour de nouvelles compositions. Un album que j’ai composé pendant que j’étais à l’Orchestre National de Jazz.    
Nomade Sonore, en 2015, a marqué mon envie de monter une formation qui, de part sa composition, imposait une écriture à trois voix (saxophones baryton et soprano / trombone / contrebasse / batterie). La complémentarité musicale et sonore qui s’est installée dès les premières notes avec Daniel Zimmermann a favorisé un interplay instantané entre le saxophone baryton et le trombone. En écrivant cette musique, j’avais dans les oreilles le son du quartet de Gerry Mulligan, de ses conversations contrapointiques avec Bob Brookmayer, (même si la musique de Nomade Sonore n’a absolument rien à voir).   

Pour Body and Blues, en 2017, j’ai composé des thèmes qui respectent la forme et le cadre du blues en y posant un regard personnel. Il n’était pas question pour moi d’endosser le rôle d’un « bluesman » que je ne suis pas, mais simplement de rendre hommage à la musique « source » de toutes les musiques, celle qui m’a donné envie de devenir musicien. J’y ai repris un poème de Claude Nougaro (que m’a confié Hélène, sa femme), sur lequel j’ai composé une musique. 

Mon prochain album Résonances, de mon trio « Triple Roots » et qui sortira en 2021 sur le label Laborie Jazz, a été enregistré en juin 2019, juste après « Mother of Pearl », que j’ai enregistré en mai 2019. Le trio est composé de Kevin Reveyrand à la basse et de Jean-Luc Di Fraya à la batterie, au cajòn, aux percussions et à la voix. C’est le premier enregistrement sous mon nom pour lequel je joue du ténor, ayant opté pour les saxophones baryton et soprano depuis « Folklores Imaginaires ». Ces années pendant lesquelles j’ai beaucoup joué de baryton m’ont changé le son et permis d’aborder le ténor avec une autre approche. 
Le trio est une formation magique en musique, elle est pour moi une formule de prédilection qui offre une grande liberté d’expression et la sensation d’être sur un fil, dans un équilibre  permanent. Je l’ai constitué avec Kevin et Jean-Luc pour réunir nos « trois racines » musicales autour de cette passion commune que nous avons pour les conversations mélodiques et rythmiques issues des musiques populaires, une rencontre idéale autour du jazz, de l’improvisation et des musiques du monde. 
Chacun de ces albums est issu d’un travail d’écriture et d’arrangement qui a été préparé et conçu en pensant aux musiciens qui sont invités à y participer. Ces enregistrements correspondent à des photographies, des moments de vie, des rencontres autour de combinaisons instrumentales toutes différentes.

AJ : Nous voulons maintenant tout savoir sur ton nouveau disque ! Quelle en est la genèse ? Qui sont les musiciens qui t’accompagnent ? Comment s’est réparti le travail de création entre vous tous ? Et enfin, que signifie ce très beau titre « Mother Of Pearl » ?

ES : « Mother Of Pearl » m’a été inspiré en redécouvrant l’album « Summit » d’Astor Piazzolla et Gerry Mulligan. Cet enregistrement de 1974 est porteur d’une telle puissance mélodique et lyrique, à travers cette rencontre sublime entre le saxophone baryton et le bandonéon, qu’il m’a donné de nouvelles envies d’écriture. Mes racines musicales sont intimement connectées à la danse, au rythme, à la mélodie ; le saxophone et l’accordéon sont des instruments qui sont inscrits dans mon patrimoine génétique musical. Toujours en lien avec les musiques populaires de mes origines, ils ont été des compagnons indissociables pour écrire et arranger les compositions de ce cinquième opus. 
Certains musiciens de ce nouveau projet sont des artistes avec lesquels j’ai déjà travaillé, comme Daniel Mille à l’accordéon et Christophe Wallemme à la contrebasse. Pour Zaza Desiderio à la batterie et aux percussions, ainsi qu’Alfio Origlio au piano et au Fender Rhodes, c’était la première fois que nous travaillions ensemble.
J’ai apporté les compositions et les arrangements, ce que tu appelles le travail de création. Nous avons eu une première phase de quatre jours de travail pour découvrir la musique à Marmande au théâtre Comœdia, puis une semaine de résidence au Rocher de Palmer à Cenon où nous avons finalisé le répertoire. Pendant ces temps de répétition, chacun a apporté son expérience et son regard. C’est quand la musique est confiée à des musiciens qu’elle prend corps et vie. 
Quelques semaines plus tard, nous avons enregistré l’album au studio de la Buissonne à Pernes-les-Fontaines avec Gérard De Haro, puis nous avons mixé en 2019. 

« Mother Of Pearl » est la traduction de nacre, ces «  perles  » qui sont retravaillées et que l’on fixe sur les touches de saxophones, d’accordéon et de bandonéon, pour localiser l’emplacement des doigts.
Ce disque est sorti le 18 septembre dernier sur « Les Z’Arts de Garonne » distribué par « L’Autre Distribution », disque dont l’attachée de presse est Valérie Mauge.

AJ : Peux-tu nous parler de tes projets en préparation « Adeo » et « Triple roots »?

ES : Les bonnes nouvelles sont toujours agréables à recevoir (surtout en ce moment…) et à partager également, en voici une qui concerne le prochain projet Adeo en septet.
Je suis ravi d’intégrer en 2021 le très beau label Laborie Jazz dirigé par Jean-Michel et Elie Leygonie. Un label dont le catalogue représente une large vision de la richesse du jazz et des musiques improvisées d’aujourd’hui. Ce label étant basé à Limoges, en Nouvelle-Aquitaine, je suis très content et honoré d’être présent sur ce catalogue et des perspectives de collaborations qui se préparent.  
Cette collaboration débute avec deux projets en préparation, la sortie en licence de l’album Résonances de mon trio « Triple Roots », dont je t’ai parlé plus tôt, et le projet « Adeo », en septet (sortie d’album prévue à l’automne 2021). 

« Adeo » est une expression latine qui signifie « aller vers ». Depuis de nombreuses années mon travail est nourri par les correspondances que j’entretiens avec différentes musiques, dont cet attachement profond avec les musiques populaires. La relation à travers le temps qui existe entre la musique de tradition orale, la musique classique et les musiques populaires me questionne. Une relation qui, actuellement, guide l’écriture de ce nouveau projet en rassemblant autour d’un instrumentarium inédit mon trio « Triple Roots » et quatre solistes classique (violon alto, violoncelle, basson et clarinette basse), créant un pont entre l’écriture et l’improvisation.
Depuis Folklores Imaginaires, chaque disque a été une étape complémentaire et enrichissante dans l’écriture de ces projets me permettant de faire appel à une instrumentation différente à chaque fois, pour goûter à des timbres et des couleurs variés.

AJ : Beaucoup savent que le Festival Jazz & Garonne occupe une grande part de ta vie. Il s’est déroulé à Marmande (47) Fourques-sur-Garonne, du 09 au 11 octobre 2020, pour sa 10ème édition. Peux-tu livrer tes impressions « à chaud » sur cette belle aventure, aux aficionados du jazz que nous sommes ?

ES : Le spectacle vivant occupe une place importante dans ma vie depuis longtemps, mais agir pour son maintien est devenu une priorité en plus de mon engagement artistique. C’est vital si on ne veut pas voir la culture continuer de s’appauvrir en la réduisant, à terme, à une diffusion et un monopole des écrans pour alimenter les intérêts de ceux qui prônent un monde virtuel sous couvert de modernité. Les artistes ont besoin de la scène et d’un public pour s’exprimer, pour vivre. L’art est vibratoire, il se transmet par des émotions qui sont le fruit d’une rencontre entre des artistes sur scène et un public, c’est ainsi depuis la nuit des temps. En tant qu’artiste aujourd’hui, je ressens la responsabilité de mettre à disposition mon domaine de compétences, d’être acteur et de participer au maintien de ces fondamentaux, de me positionner sur ces sujets.
Pour toutes ces raisons, il y a plus de 10 ans, quand je me suis installé près de Marmande, nous avons créé l’association « Les Z’Arts de Garonne » avec ma femme Myriam Esparcia. Et avec la volonté de la ville de Marmande et du Conseil Départemental nous avons impulsé la création de ce festival « Jazz et Garonne » qui vient de fêter son dixième anniversaire.        
Tu étais présent avec d’autres membres d’Action Jazz et nous avons tous été agréablement surpris par la fréquentation du festival qui a dépassé tout ce que nous espérions. Pour la première fois nous avons dû refuser du monde samedi soir !
Comme beaucoup de festivals, à un certain moment, nous avons hésité à maintenir cette édition, et puis, par solidarité avec les artistes, les techniciens, le public, les personnes qui nous suivent, et les institutions territoriales qui nous soutiennent, nous avons décidé d’y aller dans le contexte que nous connaissons tous et les contraintes qui vont avec. Nous avons bien fait…
Oui, ce festival est une belle et magnifique aventure qui, en dix ans, nous donne le sentiment d’avoir réussi à installer en Lot-et-Garonne, à Marmande, un rendez-vous autour du jazz et des musiques du monde. Beaucoup disent que c’est le temps nécessaire pour implanter un festival, nous commençons à y croire. En 2020 notre plus beau cadeau avec l’association, les bénévoles et les artistes, c’est la présence d’un public encore plus nombreux, un public curieux et généreux venu découvrir la programmation de cette édition. Comme quoi, malgré le climat anxiogène qui nous est imposé, il est tout à fait possible de continuer de vivre, de se rencontrer, en respectant les consignes nécessaires pour assurer la sécurité de tous et en comptant sur le bon sens et la responsabilité de chacun. Nous sommes donc bien vivants !
Au nom de l’association j’en profite pour remercier à nouveau nos partenaires historiques : la ville de Marmande, le Conseil départemental de Lot-et-Garonne, la région Nouvelle-Aquitaine, Val De Garonne agglomération, l’office du tourisme du Val de Garonne, la mairie de Fourques-sur-Garonne et tous nos autres partenaires locaux et territoriaux (voir notre site www.jazzetgaronne.com).

AJ : Quelles sont les autres dates de concerts prévues pour tes divers projets ?

ES : Il est prévu que je joue avec mon quintet « Mother of Pearl » le jeudi 19 novembre à Francheville, à côté de Lyon, au festival « Ça jazz fort à Francheville », et que nous fassions le concert de sortie de l’album au Pan Piper à Paris le samedi 21 novembre. J’aurai ensuite le plaisir de jouer en solo à Limoges le vendredi 27 novembre pour le festival Éclats d’Émail, organisé par le label Laborie Jazz. Pour la première fois de ma carrière, je vais me présenter en solo, avec mes instruments, devant un public. C’est très excitant, et c’est une expérience que j’attends avec impatience !
Par la suite, je serai en tournée avec mon trio Triple Roots, le mercredi 16 décembre à Condom, le jeudi 17 décembre à Tarbes, le vendredi 18 décembre au Rocher de Palmer à Cenon, en banlieue bordelaise, et le samedi 19 décembre ainsi que le dimanche 20 décembre à Eymet, en Dordogne.

AJ : Enfin, après plusieurs mois passés depuis le début de l’épidémie de Covid-19, quel est ton sentiment sur ce drame que nous vivons tous. Comment selon toi risquent d’évoluer les choses pour la société, notamment en ce qui concerne le futur de la profession de musicien/compositeur après l’épidémie ? 

ES : Dans cette douloureuse période de transition que nous avons à traverser, nous n’avons pas d’autres choix que de nous adapter, de trouver des solutions, d’inventer de nouveaux modèles de diffusion. C’est à nous, la grande famille artistique, de tracer cette nouvelle voie pour conserver le lien indispensable avec le public. Un lien qui permettra de préserver l’existence du spectacle vivant et de la diversité culturelle dont nos musiques font partie, cette exception culturelle qui est encore regardée aujourd’hui par de nombreux pays comme un modèle. 
Depuis le début de l’épidémie de Covid-19, la gestion globale de cette crise sanitaire par le gouvernement est une énigme qui, dans les mesures qui sont proposées, n’a aucune logique, conduisant chaque jour vers une incompréhension quasi totale et entretenant un « flou artistique ». 
Après l’arrêt total le 13 mars de toutes les activités puis le confinement, comment peut-on imposer il y a quelques jours un couvre-feu à 21h sur plusieurs semaines, qui finira de mettre à terre de nombreuses professions de nombreux secteurs ?
Si un couvre-feu est nécessaire pour ralentir le Covid-19, pourquoi pas ! Qu’il commence à 22h au lieu 21h ne changerait rien, il permettrait simplement aux restaurateurs, aux cafés, aux lieux de spectacles (salles de concerts, de spectacles, cinémas, festivals, théâtres) de maintenir une activité permettant aux personnes qui fréquentent ces lieux de continuer d’avoir une vie sociale et culturelle.
Quelle est la logique des personnes qui gouvernent ce pays, où veulent-ils en venir ?
Il y a la crise sanitaire mais aussi la décision de la cour de justice de l’Union européenne qui vient de réduire à néant les aides dont les artistes français et européens pouvaient bénéficier, issues de la loi de Jack Lang de 1985 sur les droits voisins. Des sommes qui étaient affectées par les organismes de gestion collective (Adami, Spedidam, SPPF, SCPP) pour des aides à la diffusion du spectacle vivant, à des actions d’intérêt général d’aide à la création, au développement de l’éducation artistique et culturelle, à la formation des artistes.
Ces aides sont bel et bien terminées.
Quelle est la logique des personnes qui gouvernent l’Europe, où veulent-elles en venir ?
L’avenir ne laisse pas présager que des jours joyeux pour maintenir la diversité culturelle, nous prenons plutôt la direction d’un nivellement vers le bas.
Devant cet abandon, ce mépris, cette absence totale de considération à l’égard du secteur culturel depuis le début de cette crise sanitaire, heureusement que les artistes peuvent compter en France sur le soutien de nombreux élus de terrain qui considèrent la culture comme une valeur, une richesse indispensable. Que les artistes font partie de ces acteurs qui tissent et créent du lien dans notre société, relayés par le tissu associatif et les bénévoles qui offrent de leur temps, cette énergie qui est au centre de la vie d’une très grande partie de ces manifestations.

En répondant à tes questions, cette interview est venue réveiller de nombreux souvenirs qui se rattachent à des dates, me rappelant qu’en 2020 cela fait quarante ans que je vis de cette passion artistique, la musique, quelle chance !
Ce rêve d’enfant reste intact, un rêve qui continue de me faire voyager (au propre comme au figuré). L’envie de créer, de jouer, de découvrir, de partager, est toujours aussi vive.
Il y a encore beaucoup de choses à faire, à inventer, à créer, tant de musique à jouer, de spectacles à aller voir, de bons moments à passer ensemble. Aujourd’hui plus que jamais être artiste est un engagement qui dépasse le cadre artistique.
Si l’on souhaite continuer d’exister, cet engagement fait nécessairement appel à plus de solidarité avec une vision globale pour servir l’intérêt collectif. 

Pour finir de répondre à ta question sur « le futur de la profession de musicien/compositeur après l’épidémie », je dirai que « le futur » en général va nous demander à tous une vigilance de tous les instants pour tenter de laisser aux générations qui vont nous succéder une société harmonieuse sur une terre propre.    
La route est longue, donnons-nous les moyens de rester libre de vivre LIBRE, surtout de conserver cette indispensable LIBERTÉ d’expression qui nous est chère.    
Vive la musique, à bientôt,
Prenez soin de vous.

AJ : Et voici le traditionnel petit questionnaire détente :

Si tu étais :
Une destination ? Les voyages  
Un océan ? De Bonheur
Une saison ? Les quatre, elles sont complémentaires  
Un théâtre ?  Celui de la vie
Une danse ? Le vent
Un livre ? Siddhartha d’Hermann Hesse

Merci Éric Séva !

Propos recueillis par Dom Imonk, photos Philippe Marzat.