Habitué à sillonner les quatre coins du monde, c’est bien depuis chez lui (confinement oblige) que Riccardo Del Fra nous raconte son histoire avec la musique. Derrière lui, un mur blanc comblé d’une vaste bibliothèque à l’image de sa vie : riche en histoires.

Même en plein confinement, hors de question de rester sur ses lauriers. Dans sa résidence parisienne, Riccardo Del Fra consacre son temps à la musique de toutes les manières : Il compose un projet pour l’orchestre de Toulon, transmet son savoir à ses élèves du Conservatoire de Paris, et travaille sans cesse cette contrebasse devenue indissociable de son parcours. Cet instrument avec lequel il a traversé le monde, à la recherche du moindre contact avec un auditoire. Un auditoire qu’il a rencontré il y’a quelques années déjà, sur les bords de la mer Tyrrhénienne. Direction l’Italie…

Premières notes à Rome

Riccardo Del Fra naît un 20 février 1956 dans un lieu que l’on cite chez Nino Ferrer et Etienne Daho. Un lieu antre de la musique sacrée, hébergeur du célèbre Orchestre de l’Académie Sainte-Cécile, une source de grands artistes, de grands peintres, et de grands musiciens dont il fait partie. Attiré par la musique dès le berceau, il reçoit sa première guitare à trois ans, joue ses premières notes… et rit en racontant ses premiers concerts : « On me mettait sur une table pour chanter. Je pense que c’était surtout pour faire la fête ! ». Une entrée en matière, qui verra grandir une passion naissante et un sens de la mélodie poussé à son summum. De la table lieu de ses premiers concerts aux scènes locales, il n’y a qu’un pas, ou un saut : il s’entoure d’amis et se forge une solide réputation autour d’un répertoire mêlant rock et chansons italiennes.

Puis vient le jazz, qui prendra le musicien sous son aile, et qui marquera un tournant dans son parcours : « J’ai découvert le jazz et je suis devenu un mordu. J’ai été attiré par ces caractéristiques particulières du swing et de l’improvisation qui lui sont propres. » Une révélation grâce à laquelleRiccardo Del Fra délaisse guitare et basse électrique, et se consacre entièrement à la contrebasse. Entre des études de sociologie et d’anthropologie, il acquiert une solide formation musicale au Conservatoire de Frosinone, sous les ordres de Francesco Petracchi et Franco Noto.

A l’image de certains de ses rythmes effrénés, tout va très vite pour lui. Il enchaîne les prestations, et met même un pied dans le cinéma en participant à la bande-son de plusieurs longs-métrages, dont « La Cité Des Femmes » deFellini (musique de Luis Bacalov) « La peau » de Liliana Cavani (musique de Lalo Schifrin) : « J’ai eu mes premiers engagements professionnels très tôt. Dès mes 19 ans je collaborais ponctuellement avec l’orchestre de la RAI (radiotélévision italienne ndlr), et ça m’a permis de connaître beaucoup de monde. » Ses aptitudes sont évidentes, et peu de temps suffira pour que certains s’en aperçoivent…

L’aventure Chet Baker

Au crépuscule des années 70, Riccardo Del Fra inscrit un peu plus sa place d’artiste brillant. Joe Diorio, Art Farmer, Toots Thielmans, Clifford Jordan, tous souhaitent avoir dans leurs rangs ce musicien aux cheveux noirs, habile de ses mains et partisan de la belle note. Plus de concerts, plus de rencontres, il découvre le monde et se produit auprès de tout un tas de solistes et groupes de jazzmans.

En 1979, il s’entoure d’une illustre formation composée du saxophoniste Mauricio Giammarco, d’Enrico Pieranunzi au piano, du batteur Roberto Gatto et fait sensation devant un nouveau public. Un concert parmi tant d’autres, vibrant au son des instruments et aux applaudissements du public, mais qui se révélera être le début de la plus grande aventure de sa vie : « Nous jouions dans des festivals et après un concert, un organisateur nous a proposé d’accompagner Chet Baker pour une tournée en Italie ». Dès lors, Riccardo Del Fra accepte une proposition qu’on ne peut refuser. Accompagner un des plus grands noms de l’histoire de la musique, qui refuserait ? Pas lui. Il fait des concessions, arrête le Conservatoire et sa collaboration avec l’Orchestre de la RAI : « Chet a demandé à certains d’entre nous si on était libres pour une vingtaine de dates dans le nord de l’Europe. J’ai prévenu mes collègues et je suis parti. » Le début d’une aventure qui durera neuf ans.

Riccardo Del Fra et Chet Baker lors d’un concert à Bruxelles. © Jacky Lepage

Riccardo Del Fra quitte l’Italie pour la France en 1980, et enchaîne les allers-retours pour accompagner Chet Baker dans le monde. Un jour aux Etats-Unis, un autre au Japon, il se lie d’amitié avec lui et découvre la richesse de son art. Musicalement, il est un formidable improvisateur avec une approche très liée à la mélodie. Il ne compose pas, ne lit pas les grilles mais possède une faculté extraordinaire à s’approprier les titres qu’il joue. Une aptitude dont Riccardo Del Fra se souvient encore : « On peut penser que certaines mélodies comme My Funny Valentine ou But Not For Me sont à lui aujourd’hui tellement il les a interprétées d’une façon admirable. C’est un très grand interprète. ».

« Chet avait un goût profond de la liberté. Il vivait d’une manière nomade, sans avoir de maison dans laquelle il restait longtemps »

Au-delà de l’artiste, Riccardo Del Fra découvre un homme libre, davantage intéressé par l’indépendance que par les possibilités offertes par le succès. Ni grandes villas, ni voitures de luxe, Chet Baker va d’hôtels en hôtels et vit comme il l’entend : « J’avais l’impression d’être dans un livre de Jack Kerouac quand j’étais avec lui. Il sortait d’une époque post beat-generation, qui parlait de liberté et de rompre avec certaines choses du passé. C’était un artiste libre. ». Tant de moments à raconter, comme cette session en 1986 où Riccardo Del Fra foulera les planches du légendaire Ronnie Scott’s Jazz Club à Londres aux côtés d’Elvis Costello et Van Morrison.

En 1988, Riccardo Del Fra verra son ami partir, mais n’attendra pas pour honorer sa mémoire en lui dédiant l’album « A Sip Of Your Touch » aux côtés de Dave Liebman, Art Farmer, Rachel Gould, Michel Graillier et autres. Un hommage poursuivi en 2014 avec « My Chet My Song », un disque non pas dédié au trompettiste, mais au poète et musicien qu’était Chet Baker. En près d’une décennie, les deux hommessillonneront la planète et réaliseront ensemble le film « Chet’s Romance »primé au festival de Cannes, 12 disques, des centaines de concerts, et des milliers de souvenirs. Une page se tourne.

Riccardo Del Fra, Michel Graillier, John Engels et Chet Baker pour l’enregistrement du disque « Chet Baker Sings Again » en 1985.

Un transmetteur de passion

Après des années sur les scènes du monde, Riccardo Del Fra longe les années 90 sous le signe de la découverte. Toujours aux côtés des pointures jazz que sont Bob Brookmeyer, Johnny Griffin ou Kenny Wheeler, il s’intéresse à la musique traditionnelle et participe au premier album du grand Jacques Pellen en 1990 avant de remettre le couvert en travaillant avec la chanteuse de Gwerz bretonne Annie Ebrel en 1996.

Une curiosité musicale toujours présente chez le musicien, qui ne se réserve jamais à un seul genre. Dans son jukebox, on entend Joao Gilberto, Donald Fagen, Steely Dan, les Beatles, ou Aretha Franklin. Mais aussi Ravel, Debussy, Stravinsky ou Takemitsu : « J’aime beaucoup d’autres genres. Toute musique m’inspire, comme d’autres formes d’art, la peinture, le cinéma, la poésie. Je reviens toujours au jazz parce que c’est ma musique, parce que c’est un plaisir de continuer d’apprendre, de découvrir et de partager avec mes élèves. »

Car oui en plus d’être un musicien, compositeur, arrangeur, Riccardo Del Fra enseigne depuis quelques années déjà. En 1998, il succède à Jean-François Jenny-Clark et devient professeur au CNSMD de Paris (Conservatoire national supérieur de musique et de danse), avant de devenir chef du département « Jazz et Musiques Improvisées » six ans plus tard. Plus de 20 ans après ses premiers cours, Riccardo Del Fra transmet son expérience et accompagne de nombreux artistes vers le jazz mais pas uniquement : « On s’intéresse aussi à la transversalité et à d’autres thématiques. Dernièrement nous avons invité Chris Thomas (bassiste de Norah Jones ndlr) avec qui nous avons réalisé un hommage au célèbre label Motown. Nos élèves se sont vraiment éclatés et ça, c’est du bonheur ! ».

Une série de rencontres et d’échanges, bouleversée par cette période de confinement qui sépare tant de musiciens qui ont l’habitude de jouer ensemble. Mais comme pour ses compositions, Riccardo Del Fra sait faire preuve de créativité avec le projet « Alone Together » : « Je demande à mes élèves et ex-élèves de m’envoyer une vidéo d’unmoment d’intimité avec leur instrument pour les présenter sur ma page Facebook. » Un moment où de jeunes artistes dévoilent l’étendue de leur talent, et célèbrent seuls, mais ensemble leur communauté.

En attendant de futurs concerts, Riccardo Del Fra continue à offrir la mélodie avec le dernier disque éponyme de son groupe « Moving People » (Cristal Records), et poursuit une grande carrière pleine de rebondissements. Des scènes italiennes aux festivals du monde entier, de la place d’élève à celle de professeur au Conservatoire, Riccardo Del Fra a su traverser les époques, le tout pour une seule raison : le partage de la musique.

© Petra Kremer-Driess

Entretien recueilli par Corentin MARATRAT