Alès Demil Trio – Belle Joie
[COUP DE COEUR] Quand « Here comes Shuggie Otis » (Epic) sortit en 1970, premier disque de ce tout jeune guitariste natif de Los Angeles alors à peine âgé de 17 ans, personne ne pouvait prévoir que paraîtrait en 2023 « Belle Joie », le premier album en trio d’Alès Demil, guitariste du même âge, originaire de La Rochelle ! Deux villes baignées par la mer, aux climats propices à l’inspiration gambadeuse ! Pour la petite histoire, sachez aussi qu’outre la grande maîtrise de leur instrument et la soif de découvertes sonores qui les animent, une certaine générosité capillaire les rapproche, bref ! Alès Demil joue de la guitare depuis 8 ans, âge auquel il est entré au conservatoire de La Rochelle, dont il est sorti l’an dernier « pour pouvoir optimiser son temps dans la production de l’album » nous confit-il. Nous l’avions découvert en trio, formé avec Lucca Ferrari à la batterie et Damien Thebaud à l’orgue, lors du Tremplin Action Jazz 2021 où il reçut le Prix de la Note Bleue. L’essai fut joliment transformé l’année suivante où le groupe remporta un vif succès au Festival de Jazz d’Andernos.
D’autres prestations live suivirent, qui, ajoutées à d’enrichissantes études et à un ardent travail collectif avec ses acolytes, lui ont permis de mûrir et de peaufiner son style, que l’on retrouve dans « Belle joie ». La photo de pochette, signée Dorothée Machabert, présente clairement l’album en nous montrant les trois musiciens tranquillement installés, entre la patine du classique, suggérée par l’angle marbré d’une cheminée old style, et l’énergie du moderne, figurée par un tableau accroché au mur, que l’on devine de Keith Haring. Cette impression de sérénité, innervée d’un jeu mêlant subtilement passé et futur, court tout au long des dix pièces du disque, parmi lesquelles neuf compositions fort bien écrites du leader, dont les déjà connues « Teora » et « Seevhen » réactualisées, et une reprise du « Nocturne » de Chopin, arrangée par lui. Si la formule du trio est classique, nous la rapprochons cependant plus d’un trio façon John McLaughlin/Joey DeFrancesco/Dennis Chambers que de celui d’un Jimmy Smith où là, c’est l’organiste qui est leader.
Alès Demil mène son monde avec allant et ce son si caractéristique qui rappelle encore celui de Pat Metheny, l’un de ses prestigieux mentors, mais s’épanouit et se libère peu à peu, la maturité aidant. Son jeu a évolué en laissant de côté deux ou trois notes de trop, lors d’envolées toujours aussi saisissantes, qui ont gagné en densité de vocabulaire au fil du temps. Il est toujours soutenu par des musiciens hors pair et à chaque instant aux aguets, ses anges gardiens ! Un organiste dont les accords généreux ont des accents parfois vintages, qui pour certains nous plongent dans les riches heures des seventies, et un batteur précis, au drive énergisant, dont les impulsions et impacts fleurteraient presque avec le rock par moment ! Sacré équipage ! Cela étant dit, l’autre richesse de cet album, c’est la grande qualité et la diversité des origines des invités qui se succèdent sur plus de la moitié des thèmes, en apportant chacun une couleur particulière à chaque histoire racontée.
Une finesse de choix que nous goutons dès le morceau titre qui ouvre l’album, en un mood volontiers « methenyen », qui nous fait découvrir le magnifique piano voyageur d’Etibar Asadli. Un thème qui porte bien son nom et nous fait rebondir un peu plus loin sur l’étonnant « Reborn », sorte de danse solaire colorée, menée par une guitare pure, qui vole libre comme l’oiseau, soutenue par l’agile rythmique qui ne saurait plier, nous sommes alors envoutés par le chant mystérieux du balaban d’Alafsar Rahimov, délivrant un message magique qui nous téléporte au cœur d’une virée en Azerbaïdjan ! L’un des grands moments de l’album ! Nous n’en dirons pas moins de l’ambitieux « Teora », dans lequel sont d’ailleurs invités les remarquables Biréli Lagrène et Romain Labaye pour de brûlants échanges, chargés de feeling, en parfaite harmonie dans le trio qu’ils n’étouffent pas mais nourrissent naturellement. Cerise sur le gâteau, il nous semble même qu’à l’intérieur du thème, il y a une furtive allusion à un célèbre thème pop assez récent, dont nous tairons le nom, à vous de le deviner ! Entre-temps nous nous sommes laissés embarquer sans résister par « Si seulement », une composition engageante, au ton certes un soupçon mélancolique mais au groove musclé, avec un saxophone alto « maceo-parkérien » bien enflammé sur la fin, normal le soufflant, excellent au demeurant, se nomme Maceo le Fournis ! Même impression de décollage émotionnel avec « Heartless », morceau au grand cœur contrairement à ce qu’en indique son titre, ceci en partie grâce aux épatants Olivier Lorang, Theo Ferrari et Arnaud Meunier qui viennent se joindre au trio pour vivre la célébration d’un très beau jazz, à la fois ample et habité, captivant !
Au fait, mais en trio ça donne quoi sur disque, sans invités ? Hé bien écoutons donc simplement la reprise de « Nocturne » de Chopin, et régalons-nous de sa douce transposition au 21° siècle qui lui va si bien. Un triangle frémissant, délicatement posé sur un tapis, tel un frêle esquif venu d’ailleurs, qui atterrit sur le velours calme de la nuit, attentif aux désirs de paix d’une Terre préoccupée par tant de maux. Et puis impossible de laisser sous silence les deux parties de « Like we used to say », fraîches et guillerettes qui, entre calme discret et volupté libérée, expriment encore plus la « belle joie » qui jaillit du jeu de ce trio et rend si attachant cet album au son si pur. Enfin, ce n’est pas fini, au rayon des rencontres, c’est une fervente jeunesse qui conclut en une sorte de jam en deux actes ce beau disque, avec l’invitation de l’éminent confrère guitariste Antoine Boyer sur « Seevhen » (I & II), pour des escalades d’altitude où les guitares s’en donnent à cœur joie pour offrir leurs douze cordes associées au franchissement des pics les plus improbables ! Mission réussie ! Le Alès Demil Trio a frappé fort à la porte de la « Belle joie », qui s’est ouverte sans hésitation ! Résultat des courses, un premier album riche en émotions ? Eh bien oui ! Bravo !
Si vous ne les avez jamais vus en live, notez sur vos agendas que le Alès Demil Trio sera en concert au Festival Éclat d’Émail Jazz Édition, le samedi 18 novembre 2023 à la Bibliothèque Francophone Multimédia de Limoges !
Alès Demil : Guitare, compositions (sauf « Nocturne » de Chopin, arrangé par Alès Demil)
Damien Thebaud : Orgue, piano, moog
Lucca Ferrari : Batterie, percussions
Antoine Boyer : Guitare
Etibar Asadli : Piano
Alafsar Rahimov : Balaban
Arnaud Meunier : Bugle
Theo Ferrari : Saxophone ténor
Olivier Lorang : Basse
Maceo Le Fournis : Saxophone alto
Romain Labaye : Basse
Par Dom Imonk
© Autoproduit – Alès Demil Trio