Abdullah Ibrahim- Auditorium Bordeaux – Samedi 16 décembre 2023
Quelle plus belle conclusion à ce récital vibrant de talent que la parole d’un jeune garçon derrière moi disant à son père « Papa, j’ai pleuré »…
Ce soir, le très grand artiste ABDULLAH IBRAHIM (ex Dollar Brant, que Nelson Mandela nommait le « Mozart africain »), dans un silence quasi religieux nous a offert 50 minutes de cette «SOLOTUDE» de l’homme qui se retourne sur une grande et belle vie chargée de notes mais aussi de souffrances et d’engagements politiques contre l’apartheid qui a frappé de longues décennies durant sa communauté et lui a fait connaître prison et exil.
Sous une salve spontanée d’applaudissements, cadeau chargé de reconnaissance et de respect pour l’artiste, l’homme, l’œuvre, la brillante carrière de celui qui a donné tant d’amour et d’émotions lors de ses apparitions en France, le grand homme, avance doucement vers le piano au bras de son accompagnatrice.
Dès les premières notes, je ferme les yeux pour mieux entendre la concentration de l’artiste sur « Mindiff » un passage de lente mélodie et de silences, une musique calme et respirée, triste mais qui tout à coup ruisselle d’envolées sublimes ; des frappes basses accompagnent une histoire du ghetto de Soweto chargée de chagrins, de souffrances que seuls la musique et le chant ont pu aider.
Un récital silencieux et sincère, construit sur une longue suites de tableaux évocateurs, le langage est épuré, sobre de notes, la composition, expressionniste et le tempo, jazz.
L’homme converse tendrement avec son piano sur les récurrences incantatoires du « Blue Bolero », nous offre les fulgurances rythmées de l’Afrique, des blues profonds, des marche lentes et scandées comme celles qui accompagnent l’ami vers son ultime destination, parfois le murmure de sa voix intérieure se perçoit.
Il va nous proposer tous les morceaux du CD
« Blues for a Hip King » dont la ritournelle m’émeut au plus profond
La mélodie triste mais néanmoins lumineuse de « Trieste My Love »
La Paix, le temps du rêve, la longue savane africaine, la tristesse, le blues, les rues du « District 6 » qu’on imagine du guetto, les accords de jazz plaqués lumineusement..
Seul au piano, Abdullah joue somptueusement les basses fondamentales de son écriture.
Quel talent d’ainsi donner à sa main gauche le pouvoir de jouer seule le thème et son accompagnement, une prouesse fascinante.
88 ans, l’âge n’a pas altéré la posture ni les magnifiques longues mains d’ABDULLAH IBRAHIM, son blues est là, intact, peut-être un peu plus lent et nostalgique. Lvieux lion qu’il est devenu se retourne sur sa longévité émaillée de vies et aventures multiples.
Il ne cherche pas dans ce récital d’effets envahissants ou larmoyants, pas de pianisme ou d’effets extravertis mais des résonances et des vibrations, une réflexion profonde comme une introspection, un examen de conscience, un rendez-vous avec soi-même.
Pour conclure cette longue errance, alors que la salle applaudit à tout rompre, Abdullah Ibrahim, pose une main sur son oreille droite, se lève, toujours aidé, se tourne vers nous et quand les crépitements se calment, le vieux combattant nous regarde et a capella entame un long chant de sa lointaine patrie, chant de guerre ou chant de paix, en bantou ou en anglais. Les cœurs se serrent, l’émotion de la salle est palpable…nous reverrons-nous ?
J’ai reçu ce chant comme un cadeau d’Adieu, pour qu’on se souvienne du combat qu’il lui a fallu mener pour devenir cet immense artiste Libre. Et c’est là que j’ai entendu l’enfant dire ses larmes…
J’ose espérer que le public sera reparti nourri par cette performance pétrie d’émotion, mais comme le disait Alex DUTHIL, « ce concert on le trouvera vain ou brûlant selon que l’on y sera arrivé vide ou riche d’émotion ».
Retrouvez Open Jazz du 13 janvier 2022
Abdullah Ibrahim, la solotude lui va si bien (radiofrance.fr)
CD « Solotude » (clin d’oeil à son mentor Duke Ellington) – 2022 – Label Gearbox Records
Par Sylvie Delanne, photos Alain Pelletier