Trois-Palis, 17-19 septembre 2021

Annulée en 2020, la troisième édition de Jazz(s) à Trois-Palis devait confirmer – ou pas – le succès et donc assurer – ou non – sa pérennisation. Bien des hésitations ont dû être surmontées pour finalement annoncer une date et un programme pour septembre 2021 alors que planait encore la menace d’un quatrième confinement et que les modalités pratiques imposées pour tout rassemblement public rendaient l’issue plus encore incertaine. Le public répondrait-il, une fois l’élan brisé, à l’annonce de cette reprise ?

Nous avons donc repris possession des lieux, dès ce 17 septembre : l’église, forcément du XIIe, et la salle des fêtes du village, nécessairement pathétique. L’église est dévolue aux solos. On la voit au loin depuis la route, son clocher émergeant d’un bouquet de marronniers, ce qui la fait paraître isolée, ce qu’elle n’est pas. L’impression est identique vue des champs. C’est charmant. La salle des fêtes serait un lieu idéal pour se pendre un soir pluvieux de décembre. Longue et basse, des murs de ciment longeant une étroite impasse, coincée entre la route munie des ralentisseurs et autres haricots de rigueur et le bas d’une falaise au pied de laquelle le seul dégagement qui pourrait offrir une petite arène herbeuse où paresser entre deux concerts est interdit par les barrières de parking. Un voisin mauvais coucheur est ainsi assuré que nul ne viendra froisser sa tôle dans une venelle où il faut bien être un loueur de piano pour se risquer. C’est pourtant là que se tiennent l’essentiel des concerts. On peut à cette occasion mesurer le puissant effet transfigurateur de la musique, porteuse en plein automne du renouveau du printemps.

Insérée dans le programme attrape-tout des Nuits bleues, entre jongleries et théâtre à nez rouge, l’ouverture du festival avait drainé la petite foule attendue. Une tête après l’autre, apparurent les visages familiers de ces concerts charentais, généralement intimes, puis d’autres venus de plus loin, d’autres cantons, d’autres départements, qui attestaient une fréquentation retrouvée, et mieux encore, un désir inentamé par ces saisons de diète forcée, laissant augurer le léger élargissement souhaitable pour une pareille entreprise. Il y a trente ans, l’affiche de Trois-Palis aurait déplacé tout le troupeau des amateurs de jazz d’une métropole avisée. Ici, aujourd’hui, c’est par la seule vertu du souvenir laissé par les musiques qu’on y avait entendues les années passées que ces lieux pouvaient revivre, ladite affiche n’étant guère propre à émouvoir les boulistes et les amateurs de succès rétros des années soixante sur qui comptent d’ordinaire les comités des fêtes. C’est à tout prendre un bon test. Peut-être le meilleur.

Bernard Santacruz (b)

Au cœur

Robin Fincker (ts, cl) est de ceux qui à la première note lève les noms du jazz comme une volée de perdreaux. Ce son venu de loin, où se sont déposées une à une des lignes prestigieuses en un palimpseste sonore, nous parvient comme une page si saturée d’écriture qu’elle est devenue uniforme et comme neuve. Une sensation jadis éprouvée à l’écoute d’Ellery Eskelin. En trio avec Bernard Santacruz (b) et Samuel Silvant (dm), il a mis au jour ce soir-là un filon colemanien, en appelant tour à tour à Don Cherry, Dewey Redman (Qow), Paul Bley (Calls) ou Paul Motian (Arabesque). Fincker procède par courtes phrases gigognes essaimant avec une logique telle qu’il paraît dévider une pelote mélodique comme un fil d’Ariane dans les couloirs d’un répertoire tout en coudes et en impasses. Son approche est finalement singulière. Là où d’autres, les plus nombreux, emboîtent le pas de côté du Coleman espiègle et frondeur, rehaussant de couleurs plus vives encore sa palette de grand Fauve – que cela crie ! que cela jure ! –, Fincker choisit à l’inverse de s’aventurer sur la pente douce, moins fréquentée, du massif hérité d’Ornette. En apparence, du moins. Sa haute silhouette longiligne un peu penchée en appui sur une jambe accompagne d’un bercement à la régularité rassurante ce choix paradoxal d’un phrasé mesuré, en accord avec un timbre satiné, dont les raucités bien présentes n’apparaissent qu’en transparence[1]. Tout le travail de sape des conformismes d’époque opère toutefois souterrainement, enveloppé du gant de velours de la bienveillance, de la tendresse et d’un amour bien partagé par des comparses mieux qu’attentifs, complices. Silvant impeccable, élégant dans la fermeté, déroule un tapis d’asphalte sous les menées du soliste et brosse sur les bas-côtés un paysage dont l’éclat, loin de distraire l’attention, la concentre. Santacruz dispense a minima le sentiment de confort des grosses cylindrées. En rester là serait peu dire : son jeu tend un miroir à celui de Fincker. Toucher d’une extrême douceur, chant profond, présence magnétique sous des dehors discrets, avec tout cela, Santacruz boucle un trio que la mémoire, sous ces rapports, inscrit sans hésitation dans la suite des trios de Rollins. Un solo tout en rim shots, un autre où les cordes claquent, ou bien murmurent en accords si légers qu’il semble entendre le silence d’un été qui bourdonne – le calme surnaturel d’août parmi les blés –, un moment où les mailloches feutrent l’espace dans lequel des glissandos le long du manche lissent l’entrée du souffle pour préparer en quelques notes une longue descente vers la fin d’un premier set enchanteur – car il y en eut deux – ces repères pour jalonner une heure enchantée qui prit bien des fois une dimension sensiblement invocatoire (Arabesque), voire incantatoire. Plus poignante de se contenir à mi-voix. Fincker se partage entre le ténor et la clarinette, instrument auquel il ne confie pas de simples interludes, comme c’est souvent le cas, mais qui dit beaucoup sur le choix de s’en tenir à ce registre relevant plutôt de l’intimité. Pas plus qu’il ne hausse le ton au ténor il ne le pousse à la clarinette vers le criard ou le décoratif. Avec un son qui fait l’admiration de ses pairs, c’est à la clarinette qu’il conclut, sur les portées de Paul Motian, un rappel enthousiaste en salaire d’une sincérité exemplaire.

Robin Fincker (ts, cl)

Dans le mille

C’est donc seul que Robin Fincker (ts, cl) émeut les murs de l’église Notre-Dame, le lendemain matin. La météo se montre boudeuse ; sur la place, les marronniers commençent à roussir, une pluie d’automne rafraîchit l’air ambiant, règne un temps de vendanges. Fincker prend possession de l’espace d’une note isolée, suspendue dans le silence rehaussé du froissement continu de la pluie invité par la porte demeurée ouverte. Cette note, insensiblement filée, progressivement sertie d’éclats, de brefs sforzandos se voit reprise en douceur et travaillée de l’intérieur par des doigtés factices. C’est donc d’une note étirée que se déploient, organiquement, des lignes, en volutes au libre essor, un passage en flatterzunge, puis en légers doubles-sons, tout cela de façon presque ouatée, troublante de « naturel ». Dans ce qui suit, c’est l’empreinte d’un geste rythmique, réitérée sous diverses formes qui emplit l’église de ses élargissements concentriques. Comme la veille, Robin Fincker nous conduit par l’oreille. Notre-Dame qui veille, ni les trois remparts de Trois-Palis ne nous protègent : nous sommes à Hamelin-sur-Charente. Deux mots glissés en hommage aux « lignes magnifiques » de Tristano confirment. Alors, la clarinette, joliment boisée, prend en écharpe des réminiscences de folklore celte – la génération Stivell aura reconnu Tri Martolod et les épaves de quelques autres thèmes du même répertoire.

Nous avons ramassé quelques-uns des petits cailloux semés en passant depuis la veille, mais c’est un vrai salut, amical et respectueux, qu’il adressa à Kent Carter – « un très grand contrebassiste vit près d’ici… » – à qui il dédia pour finir le Image de Steve Lacy. Dans le grave assourdi du ténor, le thème sonna comme un reflet inversé du soprano de Lacy presque toujours orienté au zénith.

Denis Badault (p)

À travers

Signe d’une volonté de faire au mieux avec des moyens limités, c’est un authentique piano, noir et d’une queue qui attendait Denis Badault (p) à la salle des fêtes. Celui-ci, tout à la joie (sans en voir fait état) d’avoir retrouvé l’usage de sa main gauche après un petit accident ménager qui l’en avait privé (ainsi que d’une session d’enregistrement avec Bruno Tocanne), nous embarqua dans un périple au travers de standards – un excellent blindfold test pour les amateurs présents dans la salle. Dans cette fricassée d’une bonne quinzaine de morceaux, c’est le travers qui importait le plus.

Lancé, et même rué, sur le clavier, la pédale, et en de grands gestes pianistiques que n’aurait pas renié le romantisme tardif, il fait gronder les basses – encore un peu courtes à son goût – balaie les octaves d’un extrême à l’autre, les presse pour finir par laisser décanter. Émergent alors quelques îlots impressionnistes parmi lesquels apparaissent les contours d’In a sentimental mood. L’archipel Ellington est en vue. Il y aura Fleurette africaine et d’autres, qui, comme ce qui suivra, sera déversé dans un torrent généreux pour l’alimenter plutôt que de prétendre à un traitement, une mise en forme différenciés. Ballottés entre flux et reflux, les thèmes peuvent s’interpeller sur une base harmonique, former des agrégats sémantiques, contraster avec humour, s’enchaîner sur le mode « marabout-bout de ficelle » ou celui du cadavre exquis. Sans doute y a-t-il un peu de tout cela, mais lorsqu’un rubato un peu systématique et un abus de pédale tendent à noyer par trop les contours, on entrevoit les dangers de l’entreprise : des zones de rupture sont ménagées afin de n’être pas reconduit au simple medley, ni risquer de convoquer le spectre d’un piano-bar saisi d’un accès de mégalomanie. Un ostinato de main gauche sur lequel vient se frotter la droite, ponctué d’arrêts subits tranchés dans la masse ; des évocations désarticulées de thèmes suffisamment connus pour se prêter à de tels traitements sans dérouter tout à fait ; des coqs à l’âne thématiques, fournissent quelques-uns des recours pour éviter ces travers. D’enfiler sur le même collier Ellington, Barbara, Gershwin et Michel Legrand, Darn that dream, Dis, quand reviendras-tu ?, ou Green dolphin street, titille une mémoire pré-consciente, que l’on soit ou pas amateur de blindfold test, toutes générations confondues (on reconnut dans la salle le Hi-Lili, hi-Lo de Bronisław Kaper comme le Ma Lili, hello d’André Sylvain).

 La jubilation bien partagée au sortir du concert fit même de la sortie du piano, appelé ailleurs dans les plus brefs délais, sur sa chenillette, au milieu des chaises poussées à la va-vite, un spectacle applaudi.

Samuel Blaser (tb)Marc Ducret (g)

Au fond

Le rappel battu, les chaises réalignées, un autre monde était en vue à la seule annonce du duo qui s’installait. Avec Samuel Blaser (tb)Marc Ducret (elg), pas de passage par le purgatoire. C’est l’inconscient direct. Petit rappel des titres, comme on dit à la radio : Un certain malaise, Description du tunnel, Qui parle ? Mais aussi Sur l’électricité… Cela fait des lustres que Ducret tisse maille à maille des filets dérivants, chahute en eau profonde, ramène des poissons de vif-argent, filant comme l’éclair entre les doigts. Il a déniché par le passé des comparses aussi rapides, aussi insaisissables que lui, au premier rang desquels le trompettiste Herb Robertson, par exemple, pour citer un orfèvre du souffle et de la sourdine. Aujourd’hui, Samuel Blaser.

Dans cette petite salle des fêtes aux propriétés acoustiques surprenantes – elle ne sonne pas comme un aquarium, ni comme un caveau – où tous les concerts sont « acoustiques », c’est un rare bonheur que d’entendre un trombone ainsi, confier des sons précieux de pavillon à pavillon. Car la guitare attaque avec un son qui plonge dans les années d’enfance, lorsque, jouant à réinventer le téléphone à l’aide de deux boites de conserve reliées par un fil de fer, l’on découvrait la transmission de la parole à distance par un son dur et métallique à nul autre pareil. C’est ce son-là qu’a retrouvé Ducret pour une pièce qui, d’emblée, situe la musique dans le registre d’une parole ensemble profuse et entravée. Parole, car bien que privée de mots, la ligne, comme toujours chez Ducret, se tord comme une anguille, fouette comme la queue d’un lézard, mais aussi trébuche, hésite, bredouille, bégaye. Et le trombone qui, depuis la nuit des temps du jazz, est l’instrument de la vocalité figurée, double avec une précision hallucinante, épousant toutes ces embardées comme son ombre, travaillant à la sourdine ce qui se dit sans pouvoir s’énoncer. De pièce en pièce, se poursuit le paradoxe d’une ligne fluide épelée staccato ; la vitesse, plutôt les régimes de vitesse, pourraient l’expliquer ; aussi, le fourmillement du détail, la composition du son, très concertée, tréfilé aux pédales, laminé aux sourdines. Ces lignes donc, sont haletantes ; les suivre c’est comme assister à un round de world chase tag. Le parcours, sensiblement plus long, est le même pour chacun – ou donne l’illusion de l’être –, on peut emprunter des raccourcis, les accents sont autant de sauts d’obstacles, on se touche, on se fond, on se dédouble. Mais ici, on arrive ensemble. Ce n’est pas une chasse. Une très belle pièce, la troisième, contraste en débutant lentement. Toute en teintes lustrées, aiguisées par frottements, elle débouchera sur un champ magnétique de contretemps compressés qui, à son tour, fera pulser des lignes anguleuses et percutantes[2]. Un solo de Ducret, tout en accords, fait chanter la surprise. Et en fait de surprise, c’est avec Stravinsky que le duo prendra congé, et sa Fanfare for a New Theatre. Écrite pour deux trompettes, elle semblait, à les entendre la jouer, la déplier, l’extrapoler, leur avoir été destinée.

Vincent Courtois (vcelle)

En solitaire

Sur un bateau, la seule corde est celle de la cloche. Dans une église aussi : affaire de nef. Mais ce dimanche matin, à l’heure de la messe, les quatre cordes qui la célébraient obéissaient aux doigts de Vincent Courtois (vcelle), dans un recueillement que pouvait envier l’officiant habituel de Notre-Dame.

Comme Robin Fincker la veille, et plus vraisemblablement comme le lieu le demande, un simple intervalle, animé d’un soufflet, accorde au lieu l’instrument et les oreilles. Hier le souffle, aujourd’hui la pression de l’archet donne le branle, met en phase l’intensité de l’émission et la résonance de l’espace. Sur trois notes de la Marseillaise – rien de concerté cependant – cet intervalle s’élargit, s’évapore en harmoniques dans le suraigu et débouche sur un promontoire en double-corde d’où l’on peut contempler à son aise le vaste panorama des possibles. Une magistrale entrée en matière. Dans les mains de Courtois, le violoncelle chante, quoi qu’il en soit, de toutes ses membrures, du cordage qui vrombit sous la caresse de l’archet, des élingues qui claquent. Le bois appelle la scie de l’archet, mais il ne passe pas la lisière du bruitisme. Ce mode de jeu – et il y en aura d’autres – est toujours reversé dans un univers tonal dont il dessine les limites et les fréquente avec volupté. Dans son ascendance jazz, le violoncelle est souvent un peu aigrelet, il joue de sa minceur pour se glisser entre la contrebasse du fond et le violon danseur. Courtois lui donne une voix puissante, opulente, qui prend toute la place, occupe tout le spectre, une sonorité mûre à tomber. C’est le violoncelle « en forme de poire ». Son solo agit comme un vieil alcool. Des arômes fruités, puis l’ivresse. Et ses visions. Dans une longue séquence qui suit cette manière de prélude, c’est d’un accord, rythmé façon Boléro de Ravel, qu’une embardée « contemporaine » embarque un mouvement de sonate de Ligeti où se combinent pizzicattos et jeu à l’archet. Des lignes de fuite, atomisées, esquissent, par recomposition moléculaire, une partition classique extrapolée, fouettée de coups d’archet, dilapidée en pizz glissants, des slaps claquent comme drapeaux au vent. Des effluves folk émanent de rapides arpèges. Se forme comme un essaim d’abeilles pris au piège. Bruit blanc, sollicitation de la pique, et retour sur le fantôme d’une chanson pop sublimée. L’énergie qui soutient ce morphing permanent n’est pas épuisée quand enfin la griserie se dissipe. Courtois ajoute alors, comme une note en bas de page, un hommage à Sainte-Colombe, tel que Quignard le dresse face à Marin Marais. Il cite : «  Vous faites de la musique, mais vous n’êtes pas musicien.» Et sur des gestes larges, Courtois prend congé, illustrant en somme comment Marais l’est devenu, prenant à sa charge de nous transmettre la leçon du maître.

Deux choses au moins différaient de la messe, ce midi : on y applaudit l’officiant à tout rompre et l’on s’attarda longuement. Le gigot n’attendait pas. Ce n’était pas une messe. Pour autant, Trois-Palis a réussi ce que connaissent les beaux festivals : créer un moment spécialement attendu. Pour ne pas quitter les Charentes, il y avait à Saintes le rendez-vous des cantates de Bach, il y a à Trois-Palis celui des solos de Notre-Dame.

Catherine Delaunay (cl), Jacky Molard (v)

À bord

Un concert travaille. Il se rumine. Il faut mettre au crédit d’un festival les pauses qu’il ménage. Nous avions ainsi tout le temps, jusqu’à la fin de l’après-midi pour laisser aux esprits le temps de se reprendre. Le soleil étant revenu, on pouvait tout à loisir s’égayer le long de la Charente, ramasser des noix, suivre les cormorans, tendre l’oreille au chant de la bouscarle.

À dix-huit heures seulement, à la salle des fêtes, le Quartet Entre les terres, réuni par François Corneloup(bars) et Jacky Molard (v), les deux auteurs de son répertoire, avec Catherine Delaunay (cl) et Vincent Courtois (vcelle) de nouveau. Du vent dans les cordes. Et dans les voiles, puisque cet ensemble a été mis à flot pour tirer des bords d’un continent à l’autre, certes, mais surtout pour naviguer entre le réel des traditions visitées et l’imaginaire que leur brassage provoque. Si l’on retrouve certains des traits de l’autre quartet de Jacky Molard entendu il y a moins de trois mois à moins de trente kilomètres, en juin à Chateauneuf pour le festival Archipels, c’est bien sûr avec les déplacements que produisent l’orchestration : deux vents, pas d’accordéon, un violoncelle en remplacement d’une contrebasse… et des compositions de Corneloup. Avec les ballots folk en fond de cale, en provenance de Bretagne, des Balkans ou d’ailleurs, les manœuvres prennent une autre tournure. Tourneries, ostinatos, tuilages, certes, mais appuyées sur le baryton qui officie souvent à la manière d’un tuba, libérant ainsi le violoncelle d’une fonction purement rythmique. Il peut ainsi s’allier tantôt à la clarinette, tantôt au violon, tantôt aller jouer ailleurs. La palette de timbres chatoie dans tous les registres, celui de la douceur enjouée – Catherine Delaunay ne force jamais son instrument, et son chant est merveilleusement libre –, celui de la tendresse – un beau solo de Corneloup à patte de velours, et pour finir, celui de l’orgie sonore. Cela peut tanguer doucement, rouler, taper, bourlinguer, l’équipage tient bon, jamais ne se débande. Quelque tropique qu’il aborde, c’est avec un solide son d’ensemble, et il prime sur les échappées individuelles qui, lorsqu’elles se produisent, s’entendent davantage comme une émanation de l’ensemble que comme une permission méritée. Aussi, quand vint le moment de conclure, avec un Plinn ar Maro où, de pupitre en pupitre, circulent toutes les énergies, d’abord sur une note répétée très vite, en déplaçant les accents, puis en se repassant le furet d’une brève formule bien campée dans ses galoches, la terre en vue, l’accueil fut-il digne d’une arrivée de la Cutty Sark.

Vincent Courtois (vcelle), François Corneloup(bars)

Au terme des ces trois jours de musique, ce sont pourtant des mots qui scellèrent ce qui parût comme les termes d’un pacte, le plus beau, celui qui unit musiciens et public. Corneloup surfa sur les applaudissements pour adresser quelques mots qu’un seul résumait tout à fait : « solidarité »… Entre les musiciens qui, nous le notions dans notre chronique d’Archipels, programment leurs propres festivals, entre les parties prenantes, du loueur de pianos au sonorisateur, tout le monde y met du sien, et avec le public, mieux conscient sans doute aujourd’hui d’être, comme tous les consommateurs, les vrais maîtres du jeu. Ces « petits festivals », comme la « petite édition », et finalement tout ce qui est « petit », sont en réalité le circuit court qui permet à la culture de vivre de sa vie propre, la seule qui vaille. Mais quelque chose s’est passé lorsque du premier rang, quelqu’un s’est levé et a remercié les artistes, les organisateurs, les bénévoles, relié le fil des émotions de ces jours derniers à une situation plus globale. C’était aussi un des effets de la musique, quand il lui est permis de faire vibrer d’autres cordes encore, les cordes sympathiques. Il faut pour cela un accord, un temps, un lieu. Septembre, Trois-Palis. Merci Bruno.

Philippe Alen

Photos : Jean-Yves Molinari


[1] Il y a quelques années, son traitement du répertoire mingusien contenaient pareillement les fureurs du bassiste, devenue « implosives » :

[2] Une autre façon d’entendre ce que nous avons décrit en plan, serait de l’envisager en volume. Apparaîtrait alors un véritable travail de sculpteur – mais à la manière d’un Giacometti. Or, Giacometti : « J’ai l’impression que je n’ai pas le sentiment du volume »« La sculpture, c’est avant tout du dessin. Tout n’est que dessin. » La musique de Ducret et Blaser explorerait cet entre deux de la ligne et du volume, où la ligne appelle le volume et où le volume ramène à la ligne. Et entre les deux, le temps. Giacometti, toujours : « Qu’on fasse de la sculpture, ou de la peinture, ou qu’on écrive, ou n’importe quelle activité de ce genre, c’est toujours pour donner une certaine permanence à ce qui fuit. » La ligne serait, à son tour, la tentative de rattraper le point ; et son analogon, en musique : l’instant.