Thierry Eliez Emerson Enigma au Rocher de Palmer – 07 septembre 2023
1° Partie :
Entretien avec Thierry Eliez
La transmission de la musique
Propos recueillis le 7 septembre 2023 par Philippe Desmond, photos Philippe Marzat
Avant le concert du Rocher de Palmer nous avons rencontré Thierry Eliez pour un entretien d’une grande richesse. Nous le remercions pour son enthousiasme et sa gentillesse.
AJ : Bonjour Thierry Eliez, merci de nous accorder un peu de temps avant ce concert « Emerson Enigma » au Rocher de Palmer justement, Emerson, Palmer, il ne manque qu’un lake autour. J’avoue, écoutant le disque en boucle à sa sortie, que je suis impatient de voir ça. On te sait très éclectique, il suffit de regarder ta carrière pour s’en convaincre. Jazz, Pop, Variété, BO de films, chansons pour enfants avec Ceilin Poggi, tout y passe dès l’instant que la qualité est là. Mais pourquoi ce choix hardi de faire revivre Emerson Lake and Palmer sous cette forme acoustique ?
TE : c’est une musique qui est en moi depuis l’âge de douze ans à peu près. Lorsque j’ai commencé le piano à cinq ans et demi, on écoutait de la musique à la maison un peu de jazz, un peu de classique ; une artiste qu’on écoutait beaucoup c’était Rhoda Scott. J’ai ainsi découvert l’orgue Hammond que j’adorais et qui était pour moi à l’époque l’instrument prioritaire. Le piano bien sûr mais l’orgue Hammond m’a beaucoup marqué. Vers l’âge de douze ans, un ami commun avec mon frère nous a fait écouter la musique de cette époque là, les année 70, et dans le tas il y avait Emerson Lake and Palmer. Évidemment j’ai craqué, d’un seul coup j’entendais ce gars qui utilisait l’orgue Hammond d’une façon totalement différente de ce que je connaissais, avec des sons saturés, un très gros volume, quatre ou cinq Leslie sur scène, des percussions. C’était un truc complètement démesuré, un peu surréaliste d’entendre ce son et puis aussi d’entendre cette musique qui était très riche, très dense, très virtuose, lyrique par moments, qui proposait quelque chose de nouveau.
AJ : ça tranchait en effet avec le rock de l’époque
TE : oui des choses plus brutes, un peu basiques. Il y avait la même énergie mais avec une sophistication , quelque chose de savant qui a appris à m’ouvrir finalement à la musique classique . A douze treize ans par extension j’ai commencé à écouter Moussorgski, Bartók, Prokofiev et compagnie, Sibelius. Mais j’écoutais aussi les Nice. Cette musique-là, ce musicien-là ça a été un déclencheur de tout un tas de curiosités musicales. Ca a été le point de départ, le détonateur de ce que j’ai écouté par la suite aussi bien en jazz qu’en classique.
AJ : le défi était de mettre dans cette musique cette sobriété par rapport à l’extravagance du groupe.
TE : l’extravagance elle venait beaucoup de l’instrumentarium, les sonos démesurées, les basses, les batteries, les synthés, les claviers multiples, une espèce de démesure, de débauche d’instruments . Mais déjà à l’époque je savais que cette musique était tellement riche, pointue . Et il y a quelques années je me suis dit qu’il y avait de quoi faire avec cette musique-là, qui tranche avec ce qui a été fait précédemment, en enlevant tout le décorum de l’époque et revenir à quelque chose qui garde cette dynamique d’avec le rock. L’avantage du quatuor c’est qu’on peut aller vraiment du triple piano jusqu’au triple forte. Connaissant bien cette musique ça a été assez rapide et fluide pour moi d’y adapter des arrangements qui pouvaient correspondre à l’esprit dans lequel ils voulaient proposer cette musique.
AJ : J’ai réécouté récemment ton album « Improse » on sent déjà arriver « Emerson Enigma » notamment dans le titre « Monk a gagné » ; on dirait qu’on a déjà les graines plantées.
TE : oui, je comprends, il y a déjà ça, cette approche que Monk avait du jazz. J’ai rencontré Keith Emerson en 2000 et il m’a dit une chose qui m’a marqué « J’aurais aimé vraiment jouer comme Wynton Kelly » . C’est marrant car ce n’est pas le pianiste le plus connu mais son jazz lui correspondait.
AJ : Le travail d’écriture et d’adaptation, particulièrement réussi, a été complexe ?
TE : il faut adapter sans forcément tomber dans des facilités, des recettes d’arrangements. Je l’ai fait assez spontanément , je me suis basé sur le concert hommage que j’avais donné au Triton en 2016. J’ai gardé à peu près les structures mais ce qui est amusant c’est qu’au fur et à mesure des arrangements, je découvrais d’où pouvait venir l’inspiration d’Emerson. J’avais envie que ça fasse penser à des quatuors de Bartók, à de la musique baroque aussi. Je voulais ajouter des éléments de musique sérielle qui existent déjà dans la musique d’Emerson. Je voulais proposer un panel de sa culture et de la mienne.
AJ : l’idée du quatuor à cordes est donc arrivée assez vite ?
TH : oui, très vite, ça s’y prêtait bien . En en discutant avec Ceilin Poggi (sa productrice et chanteuse dans le projet) elle me dit, « Bon, on le fait cet album Emerson en quatuor ? ». J’ai dit oui, d’accord , faisons-le ! Et je me suis mis à jouer en écoutant d’abord le concert du Triton puis à faire les arrangements. Jouer des parties sur un clavier, chercher des choses et finalement l’écriture est venue. Je me suis fait un peu aider pour l’écriture, je n’ai jamais vraiment appris à le faire. Ça a été un travail assez conséquent, un beau travail d’équipe avec Ceilin.
AJ : le quatuor en tant que tel existait déjà ?
TE : non, il s’est créé par rapport au projet
AJ : et il est baptisé Manticore (1), comme le label d’ELP.
TE : oui, je me suis permis de faire un petit un clin d’œil
AJ : je parlais tout à l’heure avec ton violoniste venant du classique Khoa-Nam Nguyen, il est ravi, il s’éclate à jouer cette musique qu’il ne connaissait pas. Il me disait « C’est très très très bien et je n’ai pas assez de très ! »
TE : oui, ils sont ravis, motivés. Khoa-Nam en effet découvre ce répertoire et ça me fait dire que cette musique n’est pas datée, bloquée dans une époque, qui peut s’ouvrir, être proposée à des générations nouvelles au-delà de son côté complexe. Il y a des gens qui découvrent ce répertoire, c’est comme King Crimson, Franck Zappa, ça ne peut pas vieillir, c’est intemporel. Magma c’est intemporel.
AJ : je voulais parler de la scène, je me doute que la sensation est différente par rapport à l’isolement du studio. Est-ce qu’il y a une touche en plus ?
TE : une touche de tension, c’est un répertoire que je me dois de travailler régulièrement. A chaque concert je me fais des semaines entières. Je ne dis pas que c’est une discipline de concertiste mais ce n’est pas loin ! Il faut que je me souvienne de tout, des paroles. Il y a un très très gros travail de mise en abîme chaque fois qu’on fait un concert.
AJ : et d’ailleurs tu attaques une nouvelle carrière de chanteur ?
TE : j’ai toujours aimé chanter, faire des chœurs. Mais là c’est la première fois que je propose quelque chose en chanteur leader.
AJ : tu avais donc rencontré Keith Emerson en 2000, tu peux nous en parler ?
TE : oui à Los Angeles. Pour l’anecdote c’était à Santa Monica où il vivait, on s’était donné rendez-vous dans un restaurant qui s’appelait The Lobster , spécialités langouste, homard… Je me souviens très bien de Keith avec sa grande serviette avec une grosse langouste dessinée dessus, en train d’en manger une, chacun la sienne et aussi chacun notre bouteille de Chardonnay à côté ; qu’on a fini bien sûr. On a passé un moment super agréable, c’était quelqu’un de charmant avec cet humour qu’on aime à la Monty Python. Un homme d’une grande gentillesse, d’une vraie curiosité musicale.
AJ : et oui et il n’a pas supporté de se voir diminué par la maladie.
TE : il était aussi très sensibilisé par ce que pouvait dire la presse « Il ferait mieux d’arrêter » et patati et patata, alors qu’il souffrait vraiment de la maladie qui s’appelle la dystonie focale qui agit sur les nerfs et les muscles. Il n’a pas supporté, ça a été brutal. C’était quelqu’un de tellement sensible à travers sa musique, il a fait ça toute sa vie. Et puis il a connu des choses tellement extraordinaires. Il me disait lui-même « Rock Star c’était super mais j’aurais aimé être plus reconnu en tant que compositeur ». Et donc aujourd’hui j’ai envie de lui rendre hommage.
AJ : je peux affirmer que c’est réussi ! Tu as eu des échos de l’accueil des spécialistes d’ELP ?
TE : en général ils sont plutôt enthousiastes mais de temps en temps j’ai des vieux de la vieille, des nostalgiques du son qui me disent qu’ils n’aiment pas, que ce n’est pas bien ! Mais c’est rare.
AJ : tu as eu une réaction de Carl Palmer, le seul encore en vie du trio ?
TE : non, pas de lui mais de son frère Steve qui est batteur aussi que j’avais rencontré à Birmingham en 2017 ou on avait joué avec Ceilin et un violoncelliste, le projet n »existait pas encore sous cette forme là mais il était une ébauche ; il était aux anges, ravi d’entendre cette musique sous cette forme-là.
AJ : tu a intégré en 2019 un autre groupe d’avant-garde (et toujours) né en 1969 lui, mais qui existe encore, Magma. J’étais aux trois derniers concerts bordelais, au Fémina en 2020 et ici même deux soirs de rang en 2023. Il y a des points communs parfois.
TE : bien sûr, et je m’en suis rendu compte en arrangeant pour le quatuor, en donnant une couleur plus acoustique, on était un peu dans le Zeuhl. Il a des filiations qui se sont faites. Il y a une atmosphère qui est dans l’air dans ces musiques-là, le lyrisme. Ce qui me passionne à travers tout ça c’est de revenir des années après à ces musiques qui m’ont instruit, m’ont donné l’envie de faire de la musique. Emerson particulièrement car c’était le pianiste, le claviériste, le grand virtuose , le compositeur qui m’en avait mis plein la tête. Quand j’ai découvert Magma j’ai retrouvé cette même envie d’aller rechercher des musiques parallèles.
AJ : Dans le dernier album de Magma tu as écrit la composition Ẁalomëhnd/ëm Ẁarreï ; parfaitement dans l’esprit du groupe ; une contrainte de composition due à la personnalité du groupe ?
TE : pas pour moi, ça m’est venu assez naturellement , ce sont des musiques qui ont toujours été en moi, même quand je jouais avec Dee Dee Bridgewater, même quand j’ai tourné avec Catherine Lara, j’avais toujours au fond de moi ces musiques-là. Et avec le temps je me rends compte que le fait d’aborder assez jeune ces musiques complexes tout le reste me semblait assez facile !
AJ : justement, ce n’est pas trop dur de s’approprier un répertoire casse-gueule comme celui de Magma ?
TE : Si, c’est toujours un travail régulier pour être sûr de moi, dans l’articulation, dans le jeu. Mais c’est tendu, je le sens encore .
AJ : d’autres projets à venir ?
TE : je voudrais maintenant faire un album de compositions, j’ai écrit pas mal de thèmes ces derniers temps et je travaille actuellement sur la forme, c’est vrai que j’aime beaucoup le quatuor à cordes, les rythmiques. Je travaille sur une synthèse qui combine à la fois mon envie de musique improvisée et de musique un peu écrite, structurée. Je suis en plein dedans et c’est super nourrissant tout ce que traverse musicalement en ce moment, c’est très vivifiant.
AJ : c’est un grand écart permanent, entre Magma, Emerson, les Balladines (2) avec Ceilin Poggi , pas trop dur pour un seul homme ?
TE : ça va, ça va ! Finalement tout a un lien, l’idée qui ressort c’est la transmission. Quand on fait les Balladines, on essaye de transmettre à de jeunes enfants une musique riche . On a enregistré pour eux Naïma avec les paroles de Mimi Perrin, des standards de jazz, de jolies chansons. Magma il y a une transmission qui se fait, pourquoi ? On voit les vieux briscards de l’époque, les enfants de ces premiers vétérans et les petits enfants. Je me souviens de petits devant la scène ébahis de ce qu’il se passait ! Et à travers Emerson aussi, il y a ce répertoire qui existe, je le transmets sous une forme différente. Ce sont des musiques qui méritent d’être toujours vivantes, je dirais la même chose pour Franck Zappa.
AJ : merci Thierry de cet enthousiasme !
(1) Manticore : animal mythique au corps de lion, au visage humain et à la queue de scorpion ou de dragon.
(2) CD Balladines et Chansons Douces / CD Berceuses et Balladines Jazz par Ceilin Poggin (chant) et Thierry Eliez (piano).
2° Partie :
Thierry Eliez « Emerson Enigma » en concert.
Un hommage époustouflant à Keith Emerson
Par Philippe Desmond, photos Philippe Marzat.
Le Rocher de Palmer, jeudi 7 septembre 2023,
Début des années 70, j’ai 17 ans, je découvre un groupe qui tranche dans le paysage rock au même titre que King Crimson, Frank Zappa, c’est le trio Emerson Lake and Palmer. Une musique extravagante, riche, mêlant l’énergie du rock à la musique classique et à la liberté d’improvisation du jazz – on ne parle pas encore de cross over à cette époque – des prestations scéniques qu’on pourrait maintenant qualifier de grandguignolesques. J’achète Trilogy, les copains ont l’un Tarkus, l’autre Brain Salad Surgery, on se les passe, on adore tout en continuant à écouter des choses plus brutes Deep Purple, Ten Years After, les Stones, Jimi…
Quant en 2021 j’apprends que Thierry Eliez monte un projet autour du répertoire d’ELP, en acoustique, piano, quatuor à cordes, voix, je suis un peu dubitatif. Quid de l’orgue Hammond, du mur de Moog de l’époque, de la basse, de la gigantesque batterie, du son de malade ?
Quand l’album arrive c’est le choc, un bon choc, un coup de foudre, un coup de maître de Thierry Eliez. Il nous en parle dans l’interview qu’il nous a accordé avant le concert.
L’impatience de voir le concert arrive aussitôt, il est prévu le 1er avril au Rocher ; mauvais poisson, il est reporté au 7 septembre, cinq mois à attendre.
Et enfin nous y sommes, dans une salle 650 du Rocher beaucoup trop clairsemée, l’organisation rassemblant les présents dans la partie basse. « Où sont les « progs ? » me dit Philippe Cauvin, les amateurs de rock progressif dont il fut un des tenants avec Uppsala. Tant d’absents qui ont eu tort, une fois de plus. Pourtant pour ce concert de rentrée, le Rocher avait bien fait les choses, un quizz musical avec des abonnements à gagner, un buffet offert.
Et voilà l’ « Eruption » celle de l’ouverture de Tarkus, on ne le sait pas mais nous sommes partis pour plus d’une demi-heure dans une suite intégrant « Stones of the Years » enchaînant sur «The Endless Enigma ». Le Steinway de concert – un peu trop neuf et ferme à jouer nous dit Thierry Eliez lors des balances – remplace aisément l’orgue Hammond, et les arrangements de cordes s’enchaînent avec habileté et naturel, les voix sont fidèles. Ça sonne ELP, incroyable. Cette musique pleine de nuances, de rebondissements, revit autrement, on sent l’envie du public d’applaudir aux prouesses du pianiste exceptionnel qu’est Thierry, mais il hésite, se retient pour ne pas briser cette bulle musicale qui nous a très vite absorbés. Jusqu’à l’ovation finale, la première, il y en aura à chaque fin de morceau. Thierry Eliez a déjà montré l’étendue de sa virtuosité, de son talent d’improvisation. Le quatuor régale aussi et se régale, il suffit de voir les regards joyeux échangés. Ce quatuor a été monté pour le projet et il est hybride comme le manticore dont il porte le nom, deux musiciens venus du jazz, le violoniste Johan Renard et le violoncelliste Guillaume Latil, deux autres issus du classique, Khoa-Nam N’Guyen au violon et l’altiste Valentine Garilli remplaçant Vladimir Percevic qui joue sur l’album. Pour avoir échangé avec eux qui ont découvert ce répertoire et ELP, ils adorent ! Ceilin Poggi – aussi productrice du projet – apporte sa voix, son chant, ses vocalises avec douceur, elle sera dans l’énergie et la virtuosité vocale un peu plus tard dans « Trilogy ». Thierry chante, beaucoup, il aime ça, il le fait très bien.
Mais que tout cela sonne bien !
« Take a Pebble » en duo Thierry, Ceilin, l’occasion de glisser des citations de jazz – comme le faisait Emerson – ou d’ELP comme « Hoedown », de glisser du boogie-woogie, du blues, du ragtime au milieu de ce concerto aux accents classiques ; du vrai cross over et quel pianiste !
« Karn evil 2nd impression » en trio avec les deux jazzeux du quatuor, une envie de le transformer en standard nous dit Thierry. Tiens le violon sonne parfois manouche et en effet le violoncelle improvise, la liberté du jazz.
Dans « Benny the Bouncer » titre atypique type pub bondé et enfumé, Thierry s’amuse, finissant son chant en imitant un disque rayé.
Je l’attendais le voilà, en trio Thierry, Ceilin, Guillaume, c’est « Trilogy ». Un tel titre dans cette formation ? Impossible ! Impossible n’est pas Eliez, c’est une merveille que le trio nous offre. La relance du morceau peu après les « Good Bye » est magique. Le scat de Ceilin nous soulève, le duel piano violoncelle est ébouriffant.
Jusqu’à la fin on aura la démonstration que la musique d’Emerson est intemporelle imprégnée d’une telle richesse. Et aucun coup de poignard dans le piano ! (*)
Ovation finale, tout le monde debout instantanément, oui vraiment il fallait être là. Mais vous savez quoi ? Il y aura une session de rattrapage très bientôt au Festival Jazz et Garonne, ce sera le samedi 14 octobre au théâtre Comoedia de Marmande !
Bravo Maestro, bravo Ceilin Poggi, bravo le quartet Manticore, j’en tremble encore.
(*). Keith Emerson avait l’habitude sur scène de martyriser son orgue à grands coups de poignard. Un technicien devait le réparer chaque soir après le concert. A tel point, m’a raconté Thierry Eliez, qu’il avait reçu un courrier très dur de la maison Hammond lui reprochant ce traitement fait à leur instrument !
Galerie photos Philippe Marzat – L’interview :
Galerie photos de Philippe Marzat – Le concert :
