Gray Moon

Ran Blake, Frank Carlberg (p). Boston, 5/07/2016.

Qu’il vise la fusion ou le contraste, qu’il recherche un dialogue, éventuellement maïeutique, ou provoque l’affrontement, possiblement polémique, un duo de pianos instaure un espace à nul autre pareil où quatre mains et vingt doigts s’affairent dans un champ clos et relativement unifié de hauteurs et de timbres. Une fois pénétré le cœur de cet orchestre en noir et blanc, l’oreille fait son chemin, restitue les couleurs et repère les lignes, qu’elles s’épanouissent, s’enroulent en tresses ou se  joignent en épissures. De la joyeuse mise en ébullition d’Albert Ammons et Pete Johnson aux assauts de Cecil Taylor et Mary-Lou Williams, sans faire l’impasse sur les jeux de miroir d’Ellington-Strayhorn ou les abîmes de réflexion évansiens, il y a là matière à thèses. L’aisance avec laquelle Ran Blake et Frank Carlberg articulent singularité et lisibilité inscrit d’emblée leur duo dans un chapitre à part. Du premier, on connaît les hantises, les abîmes, la  poursuite hallucinée d’une vision et son tour volontiers kaléidoscopique ; du second son sens du déport et de l’ellipse, sa connaissance des raccourcis et son goût des chemins de traverse portés par un drive irrésistible. Quand l’un se penche sur des fondrières, l’autre en fournit le relevé, et l’on chemine ainsi sur les pentes sans perdre un instant l’horizon de vue, jouissant du détail et de l’ensemble, du panorama et du reflet dans les flaques où se confondent surface et profondeur.

Il fallait un musicien de l’étoffe de Frank Carlberg pour explorer sans rien abandonner de soi, avec attention et finesse, une sereine empathie, une compréhension et une intelligence intimes de ses méandres, la constellation dessiné par les seize pièces ici réunies.  

Car le programme cartographie l’imaginaire de Ran Blake, celui qu’il ne cesse d’arpenter depuis les premiers jours : la Grèce des généraux, l’Amérique raciste et meurtrière, les angoisses, les terreurs du cinéma noir, les folklores du monde, galaxie qui recoupe en plus d’un point celle de Frank Carlberg, notamment quand il passe par l’évocation des figures tutélaires : Ellington, Monk, mais aussi Gunther Schuller et George Russell. Pareil sous-texte situe un niveau d’exigence qui  bannit la tentation décorative et hausse l’écoute –  la leur et la nôtre –  à une forme de respect. Ceci passe en particulier par l’adoption de tempos justes, méticuleusement choisis, venus du cœur enfoui de chaque pièce. On reconnaît de loin Ran Blake à son pasretenu, feutré ici, pressé là, précipité, toujours unique. Le pace opère latransmutation du rythme en allure. À deux, avec Carlberg, les lignes s’ombrent légèrement, se dédoublent en s’émancipant, gagnent un délicat modelé. Exemplairement, dans Bebopper, la dégaine décontractée d’une promenade printanière dans Manhattan (comme on peut l’entendre dans l’album Breakthru), trébuche au gré de déhanchements répétés, recouvre un équilibre jamais vraiment perdu, comme si la silhouette avait un temps poursuivi sur le trottoir sa route insouciante avant que son corps ne la rattrape et restaure leur compagnonnage. Bebopper est, avec un Wish I could joueur, espiègle, enfantin, la pièce la plus apparemment légère de Gray Moon ; son double fond ne s’en révèle pas moins troublant. Comme le sont les ambiguïtés qui prolifèrent dans un Dr. Mabuse aux expressions d’allégresse suspectes, avec sa rhétorique trompeuse de film muet. El Cant dels ocells illustre pour sa part la dualité qui court en sous-main tout au long de l’album, sans se réduire pour autant à un choix stratégique : c’est celle de toute expression scrupuleuse de la beauté, radieuse et sans cesse menacée. Le chant d’oiseaux esseulés s’envole sur un fond étrangement inquiétant. Le A train prend de la vitesse, change d’angle au gré des stations, laisse à quai toute certitude quant au terme du voyage. Dans Gunther’s Magic Row, des pièces dissemblables s’assemblent pour former l’engrenage d’où résulte un mouvement unifié. Les altérations égarantes de l’introduction de Round Midnight diffractent rêveusement le rayonnement de cette lune grise, dont il n’est pas question ici d’épuiser le charme et le mystère. Pointons seulement, en laissant à chacun le plaisir de les découvrir : ici un signe discret attentionné, en direction de Billie Holiday ; là un salut des plus touchants à Ellington par la reprise en clôture d’un Mood indigo recueilli mais pas sombre, où par la vertu d’un toucher incomparable, les basses du piano sonnent comme un tuba ; la vision partagée avec tendresse et ferveur des arabesques de Barbara Monk sur la glace de Central Park. Arabesques qui par la grâce de la musique qui en recueille la trace, ne connaîtront pas de fin. Gray Moon ne cessera de nous hanter tant par le détail de sa face lumineuse, révélée phase après phase chaque fois différente,  que par sa face cachée, par essence inépuisable.

Philippe Alen