J’ai personnellement découvert Morgan Roussel au dernier festival de Capbreton où Bernard Labat l’avait invité pour en assurer la clôture. Un concert étonnant intitulé « Reborn » où le pianiste nous a offert son univers, allant de la musique classique au jazz et notamment de celui de Michel Petrucciani en passant par Pink Floyd, Genesis, Michael Jackson… étonnant.

Action Jazz a ainsi voulu en savoir davantage sur cet artiste qui mérite davantage de notoriété tant son talent est éclatant. C’est au Pôle Sud, non pas du globe terrestre mais de Saint-Vincent de Tyrosse que nous sommes allés le rencontrer.

AJ : Bonjour Morgan après avoir fait connaissance avec votre musique l’été dernier à Capbreton, il est temps de connaître le musicien, l’homme. Alors qui êtes vous, d’où venez-vous ?

MR : je suis issu d’une famille très très mélomane qui m’a permis de me nourrir au biberon de la Musique en majuscule. Depuis mon plus jeune âge je n’ai connu chez moi que ce fameux meuble qu’est le piano puisque ma maman enceinte de moi en jouait. A l’âge de trois ans, j’ai eu mon premier contact avec le piano. Mes petits doigts sur le clavier, la magie du son qui en sortait, je ressentais une attraction forte….Il était mon meilleur ami, ma salle de jeu… C’était en moi, une force cosmique peut-être, je n’en sais rien. J’ai choisi le piano mais il m’a choisi aussi. Les autres enfants jouaient au foot, moi j’étais très solitaire, mon meilleur ami, mon confident, mon porte-voix c’était mon piano. J’ai toujours été plus à l’aise avec cet instrument qu’avec les êtres humains. J’ai donc commencé à me poser une unique question qui va peut-être vous faire rire  : « comment vais-je faire pour devenir un grand musicien ? » Pour moi le but des musiciens est de faire rêver, et j’ai toujours pensé que la musique devait apporter ce bonheur là.

AJ : d’où êtes vous ?

MR : je suis né à Bruges dans la banlieue bordelaise, issu d’une famille marmandaise. je me suis formé avec des concertistes en cours particuliers très tôt. Puis ensuite j’ai rencontré mon maitre Jean-Paul Sévilla, immense concertiste et pédagogue. Il fut entre autre le maitre d’Angela Hewitt ( quand il était à la chaire de la classe piano au conservatoire d’Ottawa). La transmission et la tradition orales elles dépassent le cadre de prof/élève, elle sont plus de Maître à disciple. Au XIXe siècle et encore au début du XXe il y avait les causeries du dimanche avec des gens comme Ravel, ils faisaient jouer de jeunes musiciens, faisaient découvrir les jeunes compositeurs, et transmettaient surtout un savoir faire. Tout petit déjà j’ai voulu m’exprimer avec un piano, lui faire porter mes idées mais avant je voulais éprouver la musique des grands Maîtres et ainsi je suis devenu concertiste. De l’âge de 6 ans à aujourd’hui, je dois avoir un recueil de 200 compositions personnelles, idées, brouillons etc…Je n’arrête pas de composer. A 16 ans je dévorais  tous les traités d’harmonie, ce que les professeurs m’apprenaient ne me suffisait pas, il fallait toujours plus. Chaque jour devait m’apprendre quelque chose et encore et surtout maintenant. Je veux mériter ce cadeau de la vie qu’est le talent et le faire fructifier par le travail. Pour avancer, il faut être conscient de ce que l’on est et de ce que l’on n’est pas et ce que l’on n’est pas il faut aller le chercher par le travail.

Le jazz et l’improvisation sont deux choses distinctes

AJ : vous pratiquez un autre instrument que le piano ou les claviers en général ?

MR : je suis devenu orchestrateur après avoir travaillé plus de 10 années avec mon Maître (en orchestration)Joël Merah, un piano c’est monochrome, un orchestre symphonique c’est polychrome. L’orchestration est un art, une science, tout un monde basé sur la pensée musicale, en soit une traduction… Je suis donc parti du début (Haydn, Mozart, Beethoven) jusqu’à la musique moderne, Ravel, les Allemands, les Russes. Le piano j’essaie de le faire sonner comme un orchestre, avec la traduction vraiment propre de mes idées. J’ai donc commencé par le classique, d’ailleurs en ce moment je travaille la Waldstein de Beethoven pour me chauffer les doigts. L’improvisation est arrivée avant le jazz. On associe tout le temps les deux or je pense que l’improvisation est un style à part entière. Pour moi Keith Jarrett dans le Koln Concert c’est de l’improvisation, pas du jazz. Je me suis nourri de beaucoup d’influences musicales pour passer toutes ces idées à l’impro, à travers le savoir.

AJ : mais vous n’en avez pas parlé, vous avez fait un Conservatoire ?

MR : oui, celui de Bayonne, à 16 ans j’ai fait les concours internationaux d’accompagnement à l’Opéra Bastille, j’ai pu travailler avec Andy Emler, et Benat Achiary. D’ailleurs avec Benat, on ne préparait rien, on se lançait dans des impros de deux heures et ça a été un laboratoire de travail formidable, j’ai ainsi pu travailler avec Bernard Lubat et d’autres improvisateurs de renom…

L’hommage à Michel Petrucciani

AJ : parlez nous de votre période Michel Petrucciani

MR : j’avais seize ans et demi, et en rentrant de l’école je vois à la télé Michel Leeb alors directeur du festival de jazz de Nice qui annonce la mort de Michel Petrucciani. On est le 6 janvier 1999, TF1 diffuse l’intégralité d’un concert en sextet, difficile à croire quand on voit ce qu’est devenue la chaîne maintenant. Et là pour la première fois je pleure et je me promets qu’un jour je lui rendrai hommage mais pas pour jouer connement sa musique. Pendant dix ans je me suis donc préparé et en 2011 j’ai démarré cet hommage. Michel s’est mis au jazz en écoutant Duke Ellington moi je me suis mis au jazz en écoutant Michel ; je l’écoutais déjà mais sa mort a été un déclic. Et en 2010 j’ai fait un premier concert. Puis je suis parti à Marseille rencontrer son père Tony que j’avais croisé au festival de jazz d’Aiguillon tout jeune. Aux balances il y avait Johnny Griffith sur scène, Diane Reeves et le petit de 15 ans que j’étais s’est mis au piano alors que personne ne l’attendait, il fallait que je joue. Je voyais tous ces grands, ils sentaient bons, ils allaient monter dans l’arène, pour moi c’était des gladiateurs. Je ne voulais pas être dans le public, je n’avais rien à y faire, je voulais être sur scène. Et c’est arrivé grâce à cet hommage à Michel, seul au piano, une salle pleine, ce silence inquiétant et on y va ! J’ai donc porté un enregistrement live à Tony Petrucciani . Il m’a rappelé un mois après « tu vois tout ce qu’on entend autour de la musique de Michel ça ne nous plait pas, ton travail est sincère et fait avec beaucoup de talent, tu peux foncer… »  En 2011 Benjamin Halay publie la biographie officielle de Michel dans lequel il me consacre un paragraphe me désignant comme étant son héritier. Et là je me dit que j’ai gagné et qu’il faut que je travaille encore plus après ce signe d’encouragement.

AJ : et ça a duré combien ?

MR : près de 10 ans mais je commençais à m’étioler, le piano solo est un exercice d’une grande exigence

AJ : cet hommage c’était reprendre sa musique ou l’interpréter au sens propre du terme ?

MR : je suis avant tout un créateur et il y avait beaucoup de compositions à moi , mais c’était un « 4 mains » je mêlais les siennes et les miennes ; beaucoup de collages, de travail de compositeur. J’ai aussi arrêté car je sentais que je n’avais pas dans le milieu du jazz la légitimité pour le faire, la reconnaissance. Pour faire des concerts il faut être connu et pour être connu il faut faire des concerts, une équation impossible. J’ai passé deux ans sans pouvoir écrire une note à ne travailler que du classique. 

« Reborn » la renaissance

AJ : et donc la renaissance avec « Reborn » ?

MR : On est le 24 septembre 2019 et là m’arrive un thème sous les doigts et c’est « Reborn in september ». Mon nouveau projet était né. Je suis un fan absolu de Michael Jackson, avec lui la musique se regarde, même s’il éternue c’est de la grâce, il soignait le moindre détail, tout était écrit. Ce que l’improvisation ne peut pas faire l’écriture, elle, le peut. J’ai voulu restituer ce genre de magie avec de grandes plages spectaculaires et visuelles.

AJ : oui j’ai vu ça cet été au festival de jazz de Capbreton

MR : oui, c’était le début, ce n’étaient pas les meilleures conditions en plein air et depuis juillet j’ai quasiment tout réécrit, 1800 mesures sur près de 2400 au total. 

AJ : alors c’est quoi ce projet « Reborn »

MR : c’est parti d’une envie. Imaginons que je suis dans mon salon, je mets un disque , John Barry, Morricone, Hans Zimmer, des musiques de film. Puis je passe à Mozart ou Bartok. J’écoute ensuite Michael Jackson, Simply Red, Pink Floyd, « Midnight Rambler » des Stones. Puis d’un seul coup j’ai envie d’Horace Silver… Alors pourquoi pas tout ça en un concert ? Depuis petit, ma force c’est que ma musique n’a pas de nom, c’est tout ce que j’ai absorbé, Reborn raconte ça. C’est un hommage à toutes ces influences, c’est autobiographique. C’est aussi pour apporter du rêve aux gens, sortir des cloisonnements. 

AJ : est ce que ça ne va pas dérouter les gens qui justement aiment les étiquettes, les chapelles ?

MR : Victor Hugo pour Hernani ils se sont battus, Stravinsky avec le Sacre du Printemps ça a été un calvaire, alors je pense que si on raisonne comme ça on ne fera rien. Dans notre société aseptisée j’ai envie de prendre un risque. Le paradoxe c’est d’avoir à se justifier sur un projet qui regroupe tous les publics plutôt qu’un public ciblé

AJ : c’est le fameux problème de la bonne case chez les disquaires, où le mettre pour que les gens fassent le premier pas ?

MR : World Music

AJ : ouh là, ça fait peur aussi ça !

MR : parce qu’on a perdu cette curiosité, les jeunes notamment quand on voit la culture actuelle, le rap, la télé réalité avec ces mange-merde enfermés dans des apparts de 15m² et qu’on voit ch.. ou bouffer une tartine. Mais ça plait à des millions de Français malheureusement. Je n’en peux plus ! J’ai besoin qu’on me fasse confiance, mon projet c’est un hommage aux gens, qu’ils décollent , partent en voyage. La musique ne prend plus de risque de nos jours. Or on doit défendre notre métier en essayant d’abattre les barrières, en allant chercher le public, leur donner envie. 

AJ : Ca c’est un projet encore en construction, mais il faut vivre, vous enseignez je crois ?

MR : Pas en ce moment. Mon Maître Jean-Paul Sévilla, un des plus grands concertistes au monde, il a été directeur de la chaire de piano classique à Ottawa, au Japon, et souvent invité dans les plus prestigieux concours internationaux au jury…Il me demande régulièrement de monter un programme pour le piano (classique)…il organise des concerts aussi…Mais, pour le moment je me consacre entièrement à Reborn et je vis sur ce que j’ai. Mais je n’ai pas de gros besoins, je suis seul et même je me dépeuple, j’ai besoin de me dépeupler! J’apprends à être avec moi-même, même si je ne suis pas toujours d’accord ! (Rires)

AJ : le confinement c’était bien pour ça !

MR : oh oui !

AJ : reparlons de l’influence de vos parents

MR : Ils étaient mélomanes mais n’imposaient rien. Maman c’était le jazz, elle avait vu Duke Ellington, Elvin Jones, papa c’était Pink Floyd, Creedence, les Beatles, Led Zep et le classique. Et donc je n’ai pas eu de choix à faire, j’ai voulu être l’artisan de mes propres idées et mes parents me l’ont permis. Et aujourd’hui pour les remercier, la première chose que je veux leur offrir c’est un fils heureux. Moi ce que je veux c’est arriver à une certaine notoriété, pas pour me la péter, mais pour arriver à porter mes idées à tous.

AJ : justement d’où vient ce manque de notoriété ?

MR : je pense que j’ai fait peur au début, je devenais un concurrent ; et j’étais trop jeune, pas assez d’épaules. Quant au projet autour Michel il a fini par se heurter à des différends familiaux avec des batailles juridiques.

AJ : vous avez un label ?

MR : pas encore, j’en cherche un justement. Il faut que des gens croient en moi. Je vais maintenant avoir un groupe extra avec Nicolas Lassabe lui aussi aux claviers et à la programmation, il est comme un frère pour moi. Je suis en train de le compléter avec un batteur et un bassiste.

AJ : il y a la place pour les improvisations dans Reborn ?

MR : oui, la structure est très écrite avec 2400 mesures, mais de temps en temps je vais allumer !

AJ : on vous sent plein de passion, d’envie

MR : oui à 38 ans j’arrive à l’âge de la maturité, dans le jazz on me dit que c’est l’âge parfait. Plus tard je veux aussi faire des musiques de film parce que je sais manier un orchestre. Je suis là mais il faut qu’on me fasse confiance ! Je mise beaucoup sur Reborn, c’est très important pour moi, si on peut caler un ou deux concerts pour commencer, à Bordeaux pourquoi pas au Rocher de Palmer par exemple. Reborn j’espère que ça fera date, c’est quelque chose de nouveau, ça concerne tous les publics. En mai, ici au Pôle Sud, on va monter une résidence publique, expliquer aux gens comment on travaille, comment les choses se font.

AJ : et si on parlait des influences en piano ?

MR : en piano classique, Bach, Mozart, la période russe et Rimski-Korsakov, la période américaine, Copland, Barber et Gershwin puis Steve Reich, Terry Riley, Philip Glass, John Adams. En jazz deux pianistes fondamentaux Michel Petrucciani bien sûr et Keith Jarrett. Et puis Horace Silver, Herbie Hancock mais aussi Pat Metheny. Dans le rock, Pink Floyd, les Stones, les Beatles (déjà au biberon), Michael Jackson et les musiques de film, je dois avoir mille BO chez moi. Et j’adore la pop culture en général.

AJ : un regard sur le jazz actuel ?

MR : ce qui me dérange dans le jazz c’est que depuis soixante ans mais, sans donner de nom, quand j’écoute deux trois pianistes je suis incapable de dire qui fait quoi, ils jouent tous pareil, ils jouent bien mais il n’y a qu’un Oscar Peterson, qu’un Horace Silver, qu’un Kenny Baron. Si c’est pour faire ça, ça ne m’intéresse pas. Ce qui peut m’ennuyer très vite ce sont ces chorus de 18 plombes où à moment donné ils me perdent. Le jazz d’hier oui, je l’aime, je l’écoute mais maintenant je m’ennuie souvent. La musique pour moi c’est un repère, une mélodie c’est comme si tu invitais quelqu’un dans un endroit où il se réfugie, si tu imposes trop, que personne ne sait où on est ça n’a aucun sens.

AJ : en conclusion ?

MR : Je déborde de passion donnons la chance à cette passion !

Voilà donc une rencontre riche avec un sacré personnage à la forte personnalité, animé d’une passion débordante. Il est temps que les organisateurs, les programmateurs, les labels et bien sûr le public s’intéressent à lui.

Propos recueillis par Philippe Desmond le 9 décembre 2021
Photos Philippe Marzat