Un piano c’est avant tout de la mécanique et tout comme la plus perfectionnée des Ferrari a besoin d’un metteur au point, même un Steinway nécessite qu’on le prépare au mieux. C’est l’une des tâches d’Alain Claudien qui nous reçoit dans sa boutique de la Bastide. S’y entassent une dizaine de pianos, droits, à queue ou simples instruments d’étude ; il y a même, protégé par une housse de l’humidité bordelaise, un fragile clavecin. Pas de neuf mais de « bonnes occasions » nous dit le maître artisan du lieu. Un vieux Pleyel attend une restauration dans un coin alors qu’un Blondel rutilant attend lui un pianiste tout comme deux quart de queue Yamaha.

AJ : Alain Claudien, c’est quoi votre métier ?
AC : Improprement on dit facteur de piano mais comme je n’en fabrique pas je dirais plutôt technicien de piano. Je les règle, les restaure, je vends de l’occasion, très peu de neuf, et je loue pour des concerts. Il y a un terme espagnol qui le définit bien celui d’afinador, un affineur d’instrument. Les pianos neufs, même chez les plus grands fabricants, sont bruts de décoffrage et nécessitent des réglages et des mises au point, comme une mécanique de voiture.

AJ : Et donc comment avez vous décidé d’en faire votre métier ?
AC : Tout jeune j’ai étudié le piano, la contrebasse et l’écriture musicale au Conservatoire de Bordeaux mais sans grand espoir pour l’avenir et j’ai eu la chance de rencontrer Gérard Esquerré un technicien accordeur qui avait une belle affaire de vente et réparation de pianos à Talence. J’avais alors 18 ans et il cherchait à former un successeur. Quelques années plus tard, m’étant marié et ma femme étant d’accord j’ai accepté d’être formé dans son atelier et d’en faire mon métier. Il m’a alors envoyé faire des stages en Angleterre chez Kemble, en Allemagne chez Sauter et Seiler. Vers mes 30 ans, j’ai eu la chance d’être pris par Steinway pour un stage de formation à Paris avec six autres collègues français. El là ce fut une véritable révélation !

AJ : c’est beau ce que vous dites, à ce point ?
AC : oui c’était extraordinaire.

AJ : en quoi ?
AC : on était formé par un jeune technicien qu’on appelle « volant » qui voyage pour aller accorder dans les plus grandes salles du monde, une star de la profession. On a travaillé une semaine de 7 heures à 21 heures. C’est là où j’ai compris ce qu’on pouvait faire avec un grand piano. Et je me suis donc installé dans le métier de loueur de pianos.

AJ : c’est un autre métier non ?
AC : ah non, on loue le matériel mais on le règle, on le transporte, on l’accorde. Le transport n’est d’ailleurs plus un problème, un camion et une chenillette facilitent le travail. Avec elle on peut monter des pianos à l’étage de l’Opéra.

AJ : et comment se fait on connaître du milieu musical ?
AC : j’avais gardé des contacts dans le milieu de la musique classique de Bordeaux à travers le Conservatoire qui m’a bien soutenu à mes débuts.

AJ : à l’époque le Conservatoire n’était pas de la même taille que maintenant.
AC : oui il y avait de 300 à 400 élèves dans les années 70, mais il y a eu ensuite des pics à plus de 3000. Ça a d’ailleurs tendance à baisser car ils se sont rendus compte que la sélection était quand même nécessaire.


AJ : vous fournissiez qui ?
AC : l’Opéra, le Conservatoire, les salles de concert comme le Pin Galant, le Fémina…

AJ : pour la musique classique ?
AC : tout, j’ai commencé par le classique mais aussi la variété, le jazz est arrivé après car à l’époque il était sinistré.

AJ : il y a justement débat en ce moment sur la place du jazz à Bordeaux et en général, certains trouvant justement qu’il est sinistré.
AC : ceux-là ne se rappellent pas les années 70/80 c’était pire. Certes ce n’est pas brillant maintenant mais c’est bien reparti.

AJ : qui décide de la marque ou du modèle de piano, la salle, l’artiste ?
AC : à part les 10 ou 15 artistes les plus côtés mondialement les pianistes se plient au matériel qu’on leur met à disposition.

AJ : est-ce qu’on prépare un piano différemment suivant l’artiste ?
AC : ça nous arrive, certains veulent un piano au son brillant ou rond, plus romantique dans la sonorité. Mais ça ne demande que quelques minutes de travail.

AJ : et comment on fait ?
AC : euh…ce n’est pas un secret mais des trucs de métier (On n’en saura pas plus).

AJ : deux pianos identiques peuvent ils sonner différemment ?
AC : oui bien sûr, c’est comme une voiture. Une Ferrari avec deux trois coups de tournevis peut être transformée en veau ! Par contre dans notre métier on fait beaucoup de psychologie, il faut comprendre le trac du pianiste qui découvre le piano sur le plateau. C’est à nous à lui dire de ne pas s’inquiéter et de respecter ses exigences. Il part en loge et quand ils revient ils est rassuré. On l’a tranquillisé mais en réalité on n’a pas fait grand chose. La difficulté du pianiste par rapport à un violoniste ou un trompettiste est qu’il ne joue pas avec son propre instrument. Les très grands s’adaptent très bien. Des Chick Corea, Herbie Hancock ou Keith Jarrett n’ont pas de problème.

AJ : justement parlons de jazz, c’est ce qui nous intéresse le plus. Comment avez vous acquis cette notoriété dans ce milieu ?
AC : J’étais à une époque le technicien concert de l’entreprise de location de pianos de Christophe Deguelt, devenu maintenant un agent, un dingue de jazz qui m’a introduit dans le milieu des festivals. Juan les Pins, Nice, Marciac et Vienne. J’ai ainsi été au service de Corea, Hancock, Jarrett et bien d’autres.

AJ : et alors comment on travaille avec ces gens-là ?
AC : avec les grands très bien, à condition d’être pro. Si c’est le cas ils vous foutent la paix. Eux savent très bien ce qu’ils peuvent vous demander ou pas alors que d’autres, à cause du trac évoqué, exigent des choses qui ne sont pas réalisables.

AJ : Keith Jarrett est réputé pour ne pas être très facile.
AC : ah oui j’étais comme ça (geste des mains) ; j’ai eu la chance de travailler trois fois pour lui et la nuit précédente je dormais très mal. Il a du génie mais c’est un fou. Il est allé à Marciac mais ce n’est pas fait pour lui. La salle de 5000 places, les merguez, 40 degrés ils ne supportait pas. Il a interdit au public de sortir pendant l’entracte, les gens tombaient comme des mouches, les bénévoles leur portaient de l’eau, c’était dément. Il lui fallait des toilettes exclusives. Il a fait rouvrir l’aéroport de Pau à 1 heure du matin pour repartir à Londres et comme il était en trio il a exigé trois Mercedes, une pour chaque musicien, pour s’y rendre !


AJ : et Chick Corea ?
AC: adorable. J’ai connu ses deux périodes, celle où il était scientologue et menait une vie d’ascète et l’autre. En tournée il voulait que son entourage reste près de lui, chauffeur, accordeur, technicien son, lumière… Il m’a emmené dans les plus grands hôtels ou restaurants. Pendant quelques années j’ai fait les tournées en France avec lui, 4 ou 5 concerts par an. J’ai fait son premier concert à Bordeaux en 1975 à l’Alhambra.

AJ : j’y étais !
AC : j’ai aussi grâce aux sœurs Labèque connu John McLaughlin et nous sommes allés ensemble livrer un piano à Sting chez lui à Florence. A une certaine époque j’ai eu une vie intéressante, c’était dur, c’était pénible, on bougeait beaucoup mais on rencontrait des gens.

AJ : et Herbie Hancock ?
AC : alors lui le piano c’est son dernier soucis ! Il arrivait, il jouait trois notes, il avait la banane et il repartait. Le pire c’est qu’à une certaine époque il arrivait aux balances vers 18 heures comme une loque ; il jouait une demi heure et on se demandait s’il allait pouvoir assurer le concert. Il revenait ensuite à 21 heures dans la loge, le temps de « se poudrer »…et il était reparti jusqu’à cinq heures du matin.

AJ : et les Français, je sais que vous avez travaillé avec Jacky Terrasson.
AC : oui lui il préfère un château Batailley 1990, il est sympa. Un qui m’a subjugué c’est Martial Solal. La dernière fois c’était à Uzeste il y a deux ou trois ans avec Lubat père au piano aussi et fils à la batterie. Un grand moment.

AJ : et oui Bernard Lubat est lui aussi un grand pianiste
AC : il n’est pas assez reconnu, vu le caractère du personnage il s’est mis tout le monde à dos ou presque. Je prétends qu’il est un des trois grands pianistes français du XXe siècle, c’est un grand, il est énorme.

AJ : Petrucciani ?
AC : Petru oui deux fois, à Nice et à Paris. Il n’est pas embêtant, Steinway lui avait fait une lyre de pédales rehaussée. Par contre lui c’était les femmes et les belles, un gros appétit.

AJ : Pas de femmes pianistes ?
AC : Non, mais j’ai fait le concert d’Ella Fitzgerald à Andernos à l’époque de Patrick Duval.

AJ : Et en variété ?
AC : Véronique Sanson plusieurs fois et Bécaud.

AJ : il avait un drôle de piano rabaissé en bout de queue pour que le public le voit.
AC : oui, une poubelle ! Il massacrait les pianos. Un qui est original en jazz c’est Ahmad Jamal, un très grand, qui joue avec la rythmique derrière lui, en aveugle. Je l’ai fait trois fois, au TNBA, à Eysines… Il est très exigeant comme l’était Bill Evans que j’ai fait un an avant sa mort.

AJ : et les pianistes bordelais ?
AC : je ne les connais pas tous mais je citerai bien sûr Francis Fontès, François Faure et un qui est moins connu car parfois difficile, c’est Lionel Fortin, un pianiste de très grande valeur. Un que j’adore c’est Serge Moulinier, bon arrangeur aussi, une merveille ce garçon.

AJ : revenons au métier de technicien, ça consiste en quoi exactement ? Vous refaites quoi sur les pianos ?
AC : Tout ! Les cadres (un métallique est démonté près de nous en attente de traitement de surface), les feutres, les leviers, en hêtre comme les touches, les placages de celles-ci en plastique désormais, le cordage, le vernis…
(Alain Claudien nous explique alors sur une maquette le fonctionnement détaillé du mécanisme, une véritable horlogerie de métal et de bois)

AJ : certains pianistes utilisent curieusement les instruments en jouant directement sur les cordes, qu’en pense le technicien ?
AC : du mal ! Et c’est pire quand pour obtenir des effets ils me mettent dedans des boulons, des punaises ou de la pâte à modeler ! En plus certains transpirent beaucoup des doigts et ça oxyde les cordes.

AJ : Merci Alain pour cet entretien si instructif.

Et comme il est très bavard, la conversation va se poursuivre un bon moment à la terrasse du café voisin.

par Philippe Desmond
photos Philippe Marzat