Présente tout le week-end pour deux concerts différents au festival Jazz et Garonne 2022, avec Eric Séva sur le projet « Frères de Songs » et avec Rhoda Scott dans le Lady Quartet, Julie Saury a ainsi eu du temps à nous consacrer pour parler de ces deux formations et aussi de sa déjà riche carrière. Et ce n’est pas le genre à avoir la langue dans sa poche.

Action Jazz : Julie, ma génération le sait, les jeunes peut-être moins, tu es la fille de Maxim Saury un clarinettiste de jazz très populaire dans les années 60 et 70 – mon père l’adorait – alors une question qu’on a dû te poser cinquante fois, comment ce choix de la batterie ? Une rébellion ?

Julie Saury : oui sans doute… Mais j’ai commencé par le piano à 6 ans mais c’est un instrument qui me plaisait moyennement, je n’aimais pas trop le travailler. Je faisais de la danse aussi, j’étais fan de comédies musicales et je ne sais trop comment, la batterie est venue un jour, je me suis mise sur l’instrument et tout de suite il y a eu une connexion,une bonne sensation : c’était fluide, agréable.

AJ : enfant tu baignais quand même dans le jazz et les instruments tu les avais à portée de main, batterie en tête ?

JS :  Beaucoup et essentiellement du jazz à la maison, en plus ma mère était la manager du groupe de mon père et pendant quelques années je les ai beaucoup suivis. A la maison il y avait des clarinettes !!! Et un orgue !! Pas de batterie nous étions en appartement. 

AJ : mais tu allais à l’école ?

JS : oui bien sûr. Tous les étés j’étais à Juan-les-Pins, Nice… je n’avais pas le choix. Quand c’était des pays un peu compliqués ou des voyages trop fatigants, je ne venais pas mais c’était rare.

AJ : trop peu de femmes dans le jazz

JS : oui mais ça vient là !

AJ : encore moins à la batterie, c’est pareil dans le rock d’ailleurs. Etait-ce un barrage ou une auto censure ?

JS : vaste sujet ! On en parle beaucoup ces temps-ci. J’ai fait une interview sur les femmes dans le jazz dans les années 30 et 40, les hommes étaient  à la guerre et donc il y avait des big bands de femmes. Il y a eu une recrudescence de femmes musiciennes qui jouaient terrible. Il y a eu une batteuse dont je ne me souviens plus du nom, elle est morte à 100 ans passés, mince comment s’appelle-t-elle ?

AJ : oui j’ai vu récemment un article sur elle (un peu plus tard grâce au net je retrouverai son nom : Viola Smith morte en effet à 107 ans)

JS : elle expliquait qu’on les gardait un peu sous le coude mais il fallait que ça reste confidentiel ; ça faisait un peu phénomène, ça faisait pas sérieux. Donc c’est sûr que quand tu n’as pas de modèle c’est vachement dur de s’identifier, de se donner confiance. La seule qui m’ait vraiment bouleversée et aidé à faire ce choix c’est Sheila E qui était la batteuse de Prince ; c’était l’un des rares à avoir un groupe mixte. 

AJ : récemment j’étais avec le collectif bordelais Déluge qui a monté l’Orchid, un big band paritaire femmes/hommes, seule condition pour avoir accès à des subventions publiques.

JS : c’est ce qui arrive maintenant, ce n’est pas toujours très agréable comme situation ; avec le quota politiquement correct on se demande  pourquoi on est là, si c’est pour notre valeur ou pas. C’est un peu ambigu, ambivalent, c’est le cul entre deux chaises. Je pense que ça met tout le monde mal à l’aise ces procédures.

AJ : comme dans toutes les professions ou fonctions où le quota est exigé

JS : s’il faut ça pour que ça devienne un phénomène normal, naturel, passons par là.

AJ : femme, batteuse, « fille de » as-tu eu des difficultés à trouver ta place, ou ton talent, certainement ton travail et des voies divergentes, je pense à Rumbanana, ont-ils tout facilité ?

JS : oui c’était compliquée d’être la fille de, une femme, ça n’a pas été simple. Il a fallu jouer des coudes. J’ai choisi l’option de faire la pote de tout le monde, de cacher un peu ma féminité, de passer un peu inaperçue. Mais comme je suis née dans ce milieu ça a été plus simple pour moi, j’en connais les codes, je sais comment ça se passe socialement, ça change beaucoup de choses. Avec mon père ce n’était pas simple, j’ai commencé avec lui.

AJ : il était strict

JS : (ironiquement) oui un petit peu… Il m’a gonflée donc j’ai dit je vais faire mes armes ailleurs, ce que j’ai fait. Et puis le jazz ce n’était pas la musique que j’écoutais à l’époque, j’étais à fond dans le Funk, Prince et Sheila E, j’avais envie de voir autre chose et puis j’ai eu l’opportunité de jouer dans un orchestre de femmes pour jouer de la musique cubaine.

AJ  : les Rumbanana

JS : oui. Mais je leur ai dis  » j’y connais rien !  » C’est pas grave, tu vas apprendre. Et je suis tombée in love, à fond, c’est génial, je me suis complètement jetée là-dedans, j’ai pris des cours de percussions cubaines surtout avec Orlando Poleo. Je ne suis pas vraiment autodidacte, j’ai pris beaucoup  de cours particuliers pour la batterie. J’ai fait des écoles comme l’IACP à Paris, je suis partie  un an au CMCN de Nancy avec Franck Agulhon et André Charlier. Je suis partie à New-York faire des sessions de trois mois à la Drummers Collective. Je ne pouvais pas partir trop longtemps car avec Rumbanana on faisait une émission télé quotidienne sur Comédie « La Grosse Emission » pendant 4 ans.. Dans ce groupe il y avait Sophie Alour, Airelle Besson, Lisa Cat-Berro. Celui qui est revenu me chercher et me remettre dans le jazz c’est le pianiste Philippe Milanta qui cherchait un nouveau batteur pour son trio. Et ainsi avec le contrebassiste Bruno Rousselet on a un peu été la rythmique des clubs parisiens.dans les années 2000. On a énormément joué.

AJ : nous avons chroniqué l’album de Philippe Milanta « 1, 2, 3, 4 » 

JS : oui il a finalement réussi à se débarrasser de nous ! Ça faisait près de 20 ans pour moi, plus pour Bruno.

AJ : j’ai vu que tu avais joué avec Denny Ilett le guitariste et chef de big band anglais. Tu joues dans le Electric Lady Big Band le projet sur Jimi Hendrix que j’écoute en boucle ?

JS : et non, mais ça fait plus de dix ans que je collabore avec lui, c’est un super copain et un top musicien 

AJ : tu joues aussi en big band sur le Duke Orchestra ?

JS : oui depuis 20 ans avec Laurent Mignard, justement avec Philippe Milanta et Bruno Rousselet.

AJ : Tu as donc trouvé ta place, alors revenons à l’actualité. Parle nous du Lady Quartet. Ça a démarré à Vienne en 2004.

JS : à l’initiative de son programmateur Jean-Pierre Vignola. Il avait un trou dans la programmation à cause de la défection d’Abbey Lincoln pour la Ladies Night du festival. Il a ainsi eu l’idée d’associer Airelle, Sophie et moi, qui étions programmées avec Rumbanana, à Rhoda Scott.

AJ : au pied levé ?

JS : une quinzaine de jours à l’avance. J’avais croisé Rhoda mais on n’avait jamais joué ensemble. On a convenu d’un répertoire, une petite répétition et on s’est retrouvées sur la scène du Vienne. J’avoue que là j’ai eu un petit moment de solitude ! Et on ne s’est jamais quittées ! On s’est bien entendues tout de suite et on a tracé.

AJ : ce n’était pas du tout un manifeste féministe ou un clin d’œil aux hommes pour leur dire regardez les gars !

JS : pas du tout. A Vienne il faisait une soirée Ladies Night , pendant douze heures il n’y avait que des groupes de femmes ou avec des femmes leaders.

AJ : il la font toujours maintenant ? Ce serait mal vu certainement.

JS : je ne crois pas, en effet ça pourrait être mal perçu. Je ne suis pas à fond groupes de filles, mais j’ai fait de tellement belles rencontres comme ça. On a fait des trucs tellement énormes. Sophie, Airelle on se connait depuis 25 ans, Rhoda ça va faire 20 ans, je n’en reviens pas. Cet été avec le All Stars on a joué sur les grandes scénes des festivals français et  on a fait des rencontres fantastiques. On suscite de l’intérêt pas seulement parce qu’on est des femmes mais aussi parce que la musique est de qualité.  Les femmes musiciennes en devenir peuvent se projeter grâce à nous. On devient  un « modèle » c’est très important pour les musiciennes de pouvoir s’identifier.et comme en plus il y a une différence générationnelle ça brise les barrières ; on a trouvé une remplaçante à Anne Paceo à la batterie qui a 22 ans ; Rhoda a 84 ans !

AJ : qui est cette batteuse ?

JS : Ananda Brandão, une franco brésilienne. Jeanne Michard est venue remplacer au sax aussi . Ça peut susciter une carrière ou simplement de jouer par plaisir. Nous on le fait aussi parce qu’on s’apprécie humainement et aussi musicalement.

AJ : vous avez l’air de bien vous amuser !

JS : oui on se connait depuis tellement longtemps 

AJ : le public est aux anges à chaque fois, une fois l’effet de curiosité passé c’est la musique qui l’emporte. Pourtant il m’est arrivé lors de vos concert d’entendre « ça joue pas mal pour des femmes »

JS : oui il y en aura toujours ; je ne suis pas féministe extrémiste, après c’est sûr qu’il y a des gens qui se conduisent mal et d’autre non. Avec mon expérience j’arrive à mettre ça de côté , ça ne m’atteint plus. A un moment c’était un peu soulant . En me retournant j’aurais peut-être aimé être davantage dans des groupes mixtes, je ne sais pas trop. A New-York il n’y a pas cette ambiance. ils sont plus avancés que nous là-dessus, les femmes font partie des orchestres, c’est naturel car l’éducation musicale a une place importante à l’école, c’est ouvert à tous et toutes.J’ai même entendu des réflexions de collègues du genre « ça va vous porter préjudice de rester entre vous ». Il est vrai que je connais des musiciennes féminines qui refusaient ce concept de groupe de femmes, qui ne voulaient pas qu’on les appelle pour ça. Je respecte leur choix , moi j’avais simplement envie de jouer et pas envie d’attendre que les mentalités changent… ça s’est fait comme ça.

AJ : oui, l’idée grâce à vous d’amener les femmes vers le jazz, musiciennes ou dans le public tout simplement, est intéressante.

JS : et depuis peu les récompenses sont arrivées, les médailles de Chevaliers des Arts et des Lettres,Victoires de la Musique. Au départ j’étais un peu gênée mais vivre ça à côté de Rhoda j’étais hyper fière. Si ce groupe a pu faire avancer le schmilblic et les mentalités sur la mixité des groupes de jazz c’est gagné. D’ailleurs j’en parlais avec Jeanne Michard qui ressent moins cette pression, la jeune génération commence a intégrer cette mixité. Si on a pu y contribuer je suis très fière, ce groupe a du sens pour moi, sinon je n’y serais pas. En plus j’adore être avec Rhoda, on a appris énormément de choses à ses cotés, elle n’a jamais été dans ce truc, groupes de femmes, groupes de mecs, mixité, elle s’en fout complètement. Alors qu’elle a dû en entendre des réflexions ! Mais elle a su traverser cela ! C’est un vrai modèle pour nous.

AJ : j’ai l’impression que vous avez redonné du peps à Rhoda.

JS : il y a beaucoup d’émulation entre nous, on rigole, il y a de l’amitié, du respect  et surtout Rhoda  adore les after !!! être entre copines, prendre le temps après les concerts. Je pense que ça se ressent sur scène

AJ : c’est tout à fait ça, on vous voit vous marrer, vous provoquer.

JS : Anne Paceo je la connais depuis qu’elle a 16 ans ! 

AJ : au fait pourquoi deux batteries ?

JS : pour les 80 ans de Rhoda l’idée était de mettre titulaires et remplas sur scène c’est comme ça qu’est né le Lady All Stars.

AJ : le groupe n’est d’ailleurs pas fermé aux hommes puisque Julien Alour remplace parfois Airelle. Ça commence à faire beaucoup de monde.

JS : Julien fait parti de l’aventure depuis longtemps, Samy Thiébault est venu également remplacer. Comme dit Rhoda « Nous ne sommes pas sextaires !!!

AJ : passons à l’autre projet qui t’amène ici à Marmande, « Frères de songs » et le quintet d’Eric Séva avec Daniel Zimmermann, Christophe Cravero et le chanteur Michael Robinson. Tu avais déjà collaboré avec Eric ?

JS : on se connait depuis très longtemps sans avoir vraiment joué ensemble, on était dans deux mondes un peu parallèles, j’ai plus joué avec son frère Stéphane. On s’est retrouvés pour une soirée sortie de disques en co-plateau, il m’a proposé le projet et j’ai dit oui. C’est cool !

AJ : on t’as vue cet été à Andernos avec Nikki et Jules pour du blues, tu es assez éclectique du jazz swing de papa au big band, à la salsa, au groove… Tu as des genres favoris ?

JS : tout ça a un sens, ce sont des musiques qui viennent de la Nouvelle Orléans, des Caraïbes, du Brésil, des musiques de danse au départ. Alors éclectique pas vraiment.

AJ : quand même !

JS : oui dans le monde du berceau du jazz. Mais finalement tous ces styles viennent de la même souche: l’Afrique via La Nouvelle Orléans c’est vrai que Prince m’a beaucoup influencée. Mais j’ai surtout voulu acquérir différents langages  pour pouvoir m’exprimer et élargir mon vocabulaire, faire ma petite cuisine. Je ne voulais pas me cantonner à un seul style. Papa  a fait ça pendant soixante ans, je n’aurais jamais pu faire comme lui.

AJ : tu reviens de temps en temps au Caveau de la Huchette un de ses fiefs ?

JS : oui c’est là que je suis née presque et je ne pourrais jamais assez remercier Papa  d’avoir cet héritage là, il m’a servi à comprendre beaucoup de choses, même si un moment j’ai voulu tuer Sidney Bechet ! (Rires) Ça faut pas le dire. C’est marrant parce que jeune il faut prendre position face aux parents, on rejette, et après tu te rends compte que ce n’était pas si mal. Quand je suis revenue, avec papa on a beaucoup joué et ce sont de merveilleux souvenirs de partage.

AJ : il y a quelques années tu avais sorti un disque en hommage à Maxim, as-tu un projet personnel en vue, tu en as tu le temps, l’envie ?

JS : je compose un peu sous la menace (allusion au titre « Laissez-moi » réponse qu’elle faisait à Rhoda et aux filles qui lui demandaient de composer un titre ce qu’elle a finalement fait). Ce n’est pas un exercice que je fais facilement, j’ai appris l’harmonie, je sais faire mais c’est comme tout, si on ne pratique pas régulièrement c’est dur. Mais c’est vrai que c’est très satisfaisant quand on arrive à un résultat. « Laissez-moi » je l’ai joué dans plein de groupes différents et il sonne différemment, c’est génial ! C’est très agréable. J’en ai composé un autre pour jouer avec Carine Bonnefoy et Felipe Cabrera pour notre 2ème opus qui devrait sortir en 2023. et c’était la condition pour que je les rejoigne (Julie tire la langue). Niveau projet personnel, pendant le confinement j’ai eu le temps d’enregistrer un projet hommage à Prince mais remodelé à mon goût, je n’en dis pas plus !!! Et un projet sur la musique de Duke Ellington, ré-arrangée et re-lookée. Mais je continue à rester Side Woman, ce que je préfère !!!

AJ : un petit mot sur le matériel, tu es difficile ?

JS : non, pas du tout. J’ai été élevée Huchette Style avec tous les vieux briscards : « Bon écoute, le matos il est pourri, alors il va falloir trouver une solution pour que ça sonne très rapidement ; alors tu fais avec ce que tu as, de toutes façons tu ne joueras jamais avec ta batterie à moins que tu aimes la transporter ». Le seul truc que j’amène partout ce sont mes cymbales, c’est mon repère sonore, tant que je les ai ça va, tout le reste peut s’écrouler, je m’en fous.

AJ : merci Julie et en conclusion un petit conseil, je te dirais de vous appliquer ce soir et demain car Marmande c’est la ville des…..tomates !

Philippe Marzat (le photographe) : oui il y en a des cageots entiers à l’entrée qui attendent 

JS : des menaces ?!!!

Inutile de préciser que s’il y avait vraiment eu des tomates elles auraient finies à la cuisine et non sur scène, Julie a été somptueuse les deux soirs et les deux groupes aussi bien sûr.

Propos recueillis par Philippe Desmond, photos Philippe Marzat.