Lunaisons...

Frank Carlberg et Christine Correa

Le Port de la Lune a connu des heures fastes, il y a désormais… des lunes. Le pianiste Frank Carlberg , seul d’abord, puis plus tard en compagnie de Christine Correa, sa voix, en ont été des acteurs. Ils viennent d’enregistrer, non pas ensemble, mais chacun en duo avec Ran Blake. L’un de leurs albums s’appelle Gray Moon. Une occasion tentante pour lier ce présent à son passé bordelais.

Le présent ne se réduit pas à l’actualité. Celle-ci est construite, et l’on sait comment. Et à partir de quoi. La réduction de la musique à sa trace enregistrée n’est que le premier filtre par lequel passe notre perception de la création réelle. Les choix de la presse, ceux de la distribution s’y superposent, et le pire de tous, parce que le plus insidieux, l’illusion de ce qu’avec internet, nous détenons désormais un accès direct aux artistes, libérés enfin de ces conduites forcées par lesquelles la musique est acheminée à nos oreilles. Autre temps, autres mœurs, mais le vice demeure : il faut reconstruire une curiosité asphyxiée par l’abondance.

Remontons donc amont pour un peu d’histoire : Bordeaux, milieu des années 80. Deux jeunes musiciens bordelais fourbissent leurs premières armes au fameux Berklee College de Boston : le batteur Laurent Bataille et le contrebassiste Olivier Gatto. Tous deux reviennent l’été entourés de condisciples pour faire la tournée des bars bordelais et des plages atlantiques. C’était avant le karaoké, le jazz avait encore droit de cité et les marchands de bière croyaient encore qu’il stimulait la soif. Qui avait le goût de la note bleue put alors assister aux débuts prometteurs de Mark Turner, David Sanchez, Junko Onishi, Ben Street qui ont eu, et pour certains ont encore, leur heure de gloire, celle que dispensait alors Universal, pour l’essentiel. J’ai le souvenir flamboyant de quelques autres, citons le guitariste David Meunier, les saxophonistes Ken Brooks et Ilhan Ersahin, le trompettiste Kenny Rampton. Chacun a tracé sa route, et, une fois mis sur la voie, on peut en effet en quelques clics leur emboîter le pas pour quelques mesures à Istamboul, au Smalls ou au Lincoln Center à New York. Selon l’expression consacrée, ils jouent avec, ou bien on joue pour eux, souvent tour à tourParfois la musique inverse les rôles. Certains ont ouvert un club, d’autres lancé un label. L’un d’entre eux est revenu, il est même resté, pour notre plus grand bonheur : Alex Golino.

Frank Carlberg (p), Ben Street (b), Laurent Bataille (dms), Saint-André de-Cubzac fin des années 80.

Frank Carlberg, s’il ne s’y est pas installé, a fait néanmoins des retours remarqués au Port de la Lune pendant des années : en club, ou dans les bars qui en tenaient lieu, avec Alex Golino, justement, avec Christine Correa au Thelonious, chez Esquerré, par les soins de Musique Ouverte, à l’Avant-scène rue Borie, au CNR pour le dernier Sigma, où en duo avec la chanteuse, il pallia la défection de Ran Blake, et enfin au Bordeaux Jazz festival pour sa dernière apparition bordelaise en novembre 2006. Une superbe rencontre avec Olivier Sens et Guillaume Orti qui, hormis l’exception de ce détour, n’a pas circulé hors de Paris. La musique était somptueuse, elle ne reste que dans les mémoires et, on peut l’espérer, couchée sur le papier au fond des cartables. Mais entre Boston où il enseigne maintenant au prestigieux New England Conservatory et New York, où il réside, où il a été un membre très actif du Douglass Street Collective pour la gestion d’un club et d’un espace de répétition du même nom, chassé par l’évolution du quartier. Il s’agissait notamment d’y permettre aux musiciens du cru qui, applaudis sur les scènes du monde entier ne pouvaient jouer en bas de chez eux – une problématique universelle mais bien paradoxale à New York. Dans la foulée, en 2010, il a organisé pendant cinq ans le Gowanus Jazz Festival à Brooklyn après avoir créé un label, Red Piano Records. Carlberg mène une inlassable activité qui ne se dément pas en ces temps de crise sanitaire. Surtout, il poursuit avec obstination depuis trente ans et plus cette chimère dans laquelle il a peu de devanciers : allier indissociablement musique et poésie. Avec près de deux-cent compositions dans ce domaine, un seul nom vient aux lèvres, que Carlberg reconnaît sans détour comme son éclaireur : Steve Lacy. Ils se retrouvèrent enfin lorsque ce dernier décida qu’après de sérieuses déconvenues, il était temps de quitter une France devenue ingrate pour retourner aux États-Unis où il décéda hélas peu de temps après.

Affiche pour Musique Ouverte. Carlberg, Correa, Golino 1998

Comme Lacy avait trouvé sa voix en Irene Aebi, Christine Correa est celle de Frank Carlberg. Rencontrée au NEC, cela fait aujourd’hui trente ans qu’elle prête à ses compositions subtiles engagement, justesse et profondeur. Son timbre soyeux qui joue avec souplesse sur toute la palette, des éclairs aux clairs-obscurs, embarque avec un naturel confondant tendresses, amertumes, rages contenues, colères, ironies et révoltes. Dans son panthéon, Billie Holiday, Abbey Lincoln et Jeanne Lee composent la trinité en laquelle se rejoignent l’ensemble des passions et affects dont elle nourrit son chant. Aussi Christine Correa n’a-t-elle eu de cesse de revenir au fil de ses enregistrements aux songbooks de ses devancières. Les différents hommages qui jalonnent sa discographie – le plus souvent aux côté de Ran Blake, son premier aiguilleur –  prolongent de la sorte cette moelle épinière du jazz jusqu’en ses contemporaines terminaisons nerveuses où circule intact son influx vital. Prolonge, parce qu’elle y ajoute sa part d’alluvions venues d’ailleurs, en l’occurrence de son Inde natale, sous l’espèce d’inflexions micro-tonales et d’un rythme intérieur d’une précision à donner la chair de poule, propre à rendre des couleurs à ce vieux serpent de mer du swing –  ce qu’a pu réaliser, autrement et en un autre temps, une Betty Carter alors bien isolée. « Christine Correa, (…) arrive à des sommets de diction en pleine phase avec l’abstrait-concret du texte, se joue de toutes les complexités harmoniques d’une partition qui s’installe avec une méticulosité solaire – soit : défaite de tout maniérisme – dans l’idée du méandre expressif. » écrivait Christian Tarting définissant au passage avec sagacité l’écriture de Frank CarlbergIl n’a pas été donné à toutes les chanteuses d’avoir à transcender un corpus de textes souvent tributaires d’un contexte peu enclin à ménager leur part aux registres évoqués. Christine Correa, elle, peut s’en remettre aux choix sûrs de Carlberg qui élit ses poètes avec l’acuité et l’exigence d’un artiste de l’ikebana. Poètes qui vont d’Akhmatova, Tsvetaiéva ou Wallace Stevens à de fins bretteurs d’origines les plus diverses tels que Chamfort, Anselm Hollo ou Kai Nieminen –  deux Finlandais au laconisme ravageur – Robert Creeley, Kenneth Rexroth, ou encore Ken Mikolowski . Autant dire que nous sommes avec eux aux antipodes d’un jazz décoratif, désamorcé, académisé, fm-isé, tiré aux quatre épingles qui crucifient plus souvent qu’à leur tour ses papillons sur l’autel de la respectabilité. Celle qui fait aujourd’hui du « jazz » le mot fétiche des publicitaires de la banque, de l’automobile, des sociétés informatiques et pharmaceutiques. Le mot, à condition qu’il ne soit le signifiant d’aucun autre signifié que celui que le régime de la consommation a substitué dans le langage clos à tout renvoi référentiel à la « chose jazz », laissée pour compte dans cette circulation des signes.

Mais le présent, c’est aussi l’actualité. Les deux albums qui viennent de paraître sur Red Piano Records, Gray Moon et When soft rains fall mettent non pas aux prises mais en ligne, deux à deux, Frank Carlberg, Ran Blake et Christine Correa, les pianos et les mots, leurs silences et leurs incandescences.

Philippe Alen
Photos couverture par ©Kevyn Ryan

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Frank Carlberg a contribué à l’ouvrage collectif, Steve Lacy (unfinished), qui vient de paraître aux éditions Lenka Lente.