Deux ans que nous attendions de revenir dans la bastide de l’Entre-deux-Mers ! Un an et demi que toute l’équipe d’organisation vivait dans l’incertitude avec l’annulation de l’édition 2020 et l’inquiétude pour celle de 2021. Quel soulagement à l’issue du dernier concert le dimanche, quelle joie pour Sébastien Vaillier le président de l’Office Monségurais de la Culture et des Loisirs et toute sa troupe de bénévoles et de professionnels. Monté sur la scène à la fin du dernier concert, celui de Richard Galliano, il n’a pas manqué de nous le dire . Mais tant de choses s’étaient déjà passées depuis le vendredi . Action Jazz n’a rien raté et vous raconte. Jusqu’au dernier moment l’incertitude aura régné, celle de l’accord préfectoral, arrivé assez tard, laissant place à celle de la météo. Ainsi pour ce premier week-end de juillet souvent caniculaire le festival a dû se replier de la place des Tilleuls vers la majestueuse halle du XIXe, classée aux Monuments Historiques. 

Honneur au classes jazz du collège

Comme la tradition le veut ici ce sont les classes jazz du collège Eléonore de Provence local, qui ont ouvert le ban, non d’un roulement de tambour mais de pas moins de quatre formations, de la 6ème à la 3ème. Halle pleine avec les familles présentes et pour les jeunes une sorte d’examen de passage devant un vrai public en dehors de leur auditorium habituel. Quand on voit déjà le niveau des 6ème on ne peut que féliciter toute l’équipe d’encadrement. Du travail sur un répertoire varié, attractif, rarement facile, tous les styles de jazz présents, des vieux blues à John Coltrane en passant par Freddy Hubbard, Horace Silver… Les classes se succèdent dans l’ordre, le niveau monte, l’assurance se précise, deux heures de musique non stop pour un départ en big band, je n’ose pas dire en fanfare. La preuve Slobodan Sokolovic, un de leur professeurs, était heureux et ça c’est bon signe. Retrouvez la présentation de ces classes jazz dans nos colonnes.

Le plaisir retrouvé

La halle bien pleine se vide, dehors les terrasses des restaurants sous les couverts de la bastide sont assez actives même si la foule des éditions habituelles n’est pas là. Dispositif allégé oblige, il y a moins d’animations, peu de off, pas de stands de vente mais l’édition 2021 existe bel et bien. Des notes de musiques nous parviennent d’un coin de la place c’est Perry Gordon et son old-jazz toujours aussi vivant, chargé d’animer les intermèdes. Voilà, on y est, on retrouve des sensations disparues, cette ambiance festive qui nous a tant manqué. On essaye de respecter ces foutus gestes barrière, on reste prudent, peu d’effusions mais des paroles chaleureuses lors de retrouvailles. Mais la halle nous appelle.

Old jazz éternel

Le festival a invité un ses pionniers, venu tout jeune jouer ici il y a trente ans, Alain Barrabès pianiste et parfois saxophoniste. Ce soir au piano, il est en quartet avec Jérôme Gatius et Pierre Yon (clarinettes) et Thierry Bourguignon (washboard, woodbox, cymbalettes, cloches). Ils sont là pour du « old jazz » comme mentionnent les étiquettes, ce style classique qui ne vieillira jamais, le seul qui compte pour certains, éternelle bataille. Et ils ont bien raison tant leur concert va être flamboyant. Deux clarinettes ? Pour quoi faire ? Approchez, écoutez les dialoguer, se répondre, l’une prenant le chorus, l’autre la soutenant et réciproquement, les écarts de tonalité l’une enluminant l’autre. Et derrière le festival de dés à coudre de Thierry Bourguignon, fantastique de rythme et de précision, les bruitages de ses accessoires rappelant parfois les cartoons, un véritable enchantement. Et comme chef d’orchestre avec sa verve, son humour mais surtout sa main gauche de stride et sa droite mélodieuse, Alain Barrabès. Public (masqué) debout qui en redemande, jazz éternel. Jérôme Gatius me dira le plaisir qu’il a eu de retrouver ici Pierre Yon celui qui en quelque sorte l’a mis en jazz, lui à l’époque saxophoniste – il en joue toujours – mais plutôt classique. 

Un moment de grâce

Dehors sous les couverts l’ambiance monte aussi, les barrières se font moins rigides. Cela va d’ailleurs un peu gêner le dernier concert de la soirée beaucoup plus intimiste. Quatre ans après son passage merveilleux au festival d’Andernos, dans l’écrin de la plage du Betey au soleil couchant et en compagnie de Scott Hamilton, revoilà en Gironde Champian Fulton. C’est à Jazz & Blues de Léognan qu’elle avait fait son premier concert chez nous. Elle est en duo ce soir avec Gilles Naturel à la contrebasse. Anonyme deux heures auparavant à la table voisine de la nôtre au restaurant, Champian s’avance rayonnante vers le piano à queue qui ne sait pas encore le grand moment auquel il va contribuer. Pourtant s’il connaît sa biographie il devrait s’en douter, pianiste et voix féminine 2019 des NYC Readers Jazz Awards, la presse la qualifie à juste titre d’étoile montante de la scène jazz new-yorkaise, nous avons donc de la chance de l’écouter ce soir. Trop nombreux sont ceux qui ne l’ont pas saisie, c’est tellement dommage pour eux. Ce concert a été un cadeau. Champian Fulton est une vraie artiste de jazz, chanteuse pianiste ou pianiste chanteuse ? Qu’importe, elle est splendide dans les deux registres, les enchaîne avec naturel, une voix pleine d’aisance, une main droite vive pour un swing permanent. Elle arrive à faire swinguer la plus lente des ballades. Jamais de démonstration même dans ses nombreux chorus inspirés, toujours de l’émotion, une élégance folle et ce sourire éblouissant, ces regards qu’elle adresse non au public mais à chacun. J’en fais trop ? Non croyez-moi, elle a embarqué tout le monde dans un moment de grâce qu’on n’est pas près d’oublier. Et Gilles Naturel éclipsé par nos regards aimantés vers Champian ? Il a été comme toujours impeccable, un soutien absolu et je pense lui aussi sous le charme de sa leader du soir.

Une première soirée de plaisir, chouette il en reste encore deux ! Le directeur artistique du festival Philippe Vigier a encore du monde en réserve !

Samedi, le festival est bien lancé après une première soirée superbe. Festival éclectique comme la programmation de ce soir va le confirmer. 

Un tour en grand huit

La soirée commence avec Docteur Nietzsche formation de base en quartet mais ce soir en octet, le grand huit comme ils disent. Ils sont ici chez eux, ils y vivent ou pas loin, y travaillent pour certains comme François Mary au collège et sont soutenus par l’OMCL, l’Office Monségurais de la Culture et des Loisirs. A la formation de base François Mary(contrebasse), Valentin Foulon-Balsamo (Sax), Jean-François Valade (guitare) et David Muris (batterie) s’ajoutent François-Xavier de Turenne aux claviers et une section de cuivres, Marina Moureau (sax baryton), Franck Vögler (trompette, bugle) et ce soir Cyril Dubilé (trombone) ; un mini big band donc. Un grand huit qui porte bien son nom, les sensations étant garanties, les descentes rapides alternant avec les passages plus lents. Du blues, du funk, de la fusion, de la samba et même du swing comme en 40 (pas en France mais à NYC…) servis par des harmonies et des arrangements magnifiques. Le groupe ne joue que ses propres compositions, celles écrites par chacun du quartet de base. Ainsi Valentin nous évoque ses chats « les cats » qui visiblement eux aussi alternent les temps calmes et la frénésie, sa femme « Eléonore » qu’il doit aimer beaucoup. François nous offre un hommage à son collègue du collège « Mr Slobo », une blues lent tout en retenue, très pur, très beau. L’Espagne est évoquée sur un titre flamboyant, fier et racé, plein de duende, la trompette se faisant clarine. Chacun trouve sa place, apporte ses chorus et l’ensemble dégage une unité remarquable. Pourtant le projet, lancé il y a deux ans et vu à cette occasion lors du festival Jazz 360 en 2019, a connu lui aussi cette trêve forcée. Souhaitons aux organisateurs et de fait au public de ne pas passer à côté ! Excellent moment et grand succès.

Dehors la soirée est belle, le monde est là, les terrasses garnies et deux groupes animent la place, la Fanfare Ouest avec, et c’est à souligner, presque la parité, jouant tout un tas de titres connus à la sauce funk avec une énergie débordante et Le Brass dont on va reparler plus loin

La soul de Lisa

Voilà maintenant ce qu’on appelle une tête d’affiche, certains même allant le lui reprocher et pourtant quelle artiste ! Quelle générosité ! Et oui, elle est la fille de sa mère – comme nous tous – c’est elle qui va l’évoquer d’ailleurs, cette mère qui ne lui a pas facilité la vie pour autant (allez lire sa page wiki, vous allez comprendre), cette mère adulée, vénérée, Nina Simone. Son parcours Lisa Simone se l’est bâti seule et, émancipée depuis longtemps, elle mène une très belle carrière dans ce style soul mêlé de jazz et de blues. Parfois, très peu, Lisa-Nina, tantôt Lisa-Tina, toujours Lisa tout simplement, arrêtons de la comparer. Elle a une belle équipe avec elle Christophe Chrétien à la batterie, Gino Chantoiseau à la basse et Hervé Samb à la guitare. Ceux qui les connaissent apprécieront ceux qui les ont découverts ont eux apprécié. Lisa en plus de ses qualités vocales et de son énergie c’est une grande présence scénique et de la bienveillance avec le public. Une pro vont dire certains, certes et tant mieux, mais cette gentillesse a été confirmée par le directeur artistique du festival Philippe Vigier « elle a été adorable avec tout le monde ». Lors du concert elle a su faire passer de l’émotion comme avec « Legacy » dédié à sa mère après nous l’avoir évoquée, de l’énergie avec de la soul, du reggae et de la folie sur la fin, public debout devenu choriste, certains ne pouvant résister à l’appel de la danse . Un engagement total qui a emballé une halle enfin pleine, un de ces moments qu’on attendait depuis si longtemps. Merci Lisa, on a retenu le message : love.

Final en fête

Un petit tour dehors pour se remettre de nos belles émotions, la Fanfare Ouest est toujours là au taquet ! La soirée est finie sous la halle ? Mais non, traditionnellement le samedi soir les festivités se prolongent jusqu’au petit matin, circonstances obligent, on ira moins loin cette année mais il reste un concert sous la halle alors qu’il est 23h15. Tant mieux ! Le groupe qui joue on l’a déjà vu évoluer dans la journée en déambulation sur la place, entre deux concerts, les voilà maintenant sur la scène. Passer après le feu qu’a mis Lisa Simone, ils sont un peu inquiets… Dans un style totalement différents ils vont au contraire raviver les flammes. Le Brass c’est une sorte de fanfare – ils sont en uniforme – mais de composition différente. Trompette, sax, grosse caisse, washboard normal, mais aussi accordéon, pourquoi pas, guitare et basse électrique, original et chanteuse, pas n’importe laquelle, la pulpeuse et tonique Charlie Dales. Formation toute nouvelle m’expliquera Manu Milhou (à la grosse caisse) qu’ils testent en quelque sorte ici. Les gars, ça marche ! Recette simple mais remarquablement cuisinée, reprendre des titres connus de tous, surtout de blues, pour partager immédiatement leur musique. Voilà donc Cab Calloway et son « Minnie the Moocher » et son fameux « Hi de hi de hi de ho », les Blues Brothers, Otis Redding et « Mr Pitiful », John Lee Hooker et « Boom Boom » « St-Louis Blues », « Sweet Home Chicago »… La halle danse, chante, se régale ! Avec Charlie qui entraîne tout le monde, sur scène ou dans la rue c’est irrésistible.

Encore une journée à vivre et quelque chose me dit qu’elle sera belle…

Dimanche. Déjà le troisième jour et encore une affiche riche et variée. Les restaurants sont bien garnis juste avant le début des concerts à 14 heures. La Fanfare Ouest est toujours là animant la place de la Halle et donnant ce sentiment d’un festival presque normal en ces temps compliqués.

L’audace de Black Bass

Mais c’est sous la halle que cela se passe et Action Jazz n’est pas peu fier de voir programmé un des derniers vainqueurs de son tremplin, le Black Bass quartet. Lucas Massalaz (guitare), Théo Castillo (basse), Pierre Thiot (sax alto et ténor) et Emile Rameau (batterie et cie) forment ce groupe tout récent qui avait convaincu le jury et le public du Rocher de Palmer en janvier 2020. Emile n’avait pu être présent ce jour-là et avait été remplacé par Nico Girardi, aujourd’hui il est là et même bien là ! Ces tout jeunes musiciens composent eux-mêmes leurs titres et dans une variété de styles révélant une culture déjà bien fournie. Leur jazz est riche et moderne, il peut aller vers la fusion, dériver vers le rock progressif, repartir vers un hard bop plus « classique » ou flirter avec la bossa nova. La formation en quartet leur permet à tour de rôle de raconter leur propre histoire comme Pierre au saxophone qui est de plus en plus volubile, avec aisance et inspiration. A la guitare Lucas nous transporte vers des sphères Mahavishniennes, quant à Théo du walking bass au slap rien ne lui fait peur. Personnellement je découvre au sein du groupe Emile, pur produit de l’école uzestoise et qui ne peut renier cette formation. Avec son drumming inventif, toujours différent, plein d’accents, de virgules, de points d’exclamations, aux baguettes, aux mailloches ou au balais il n’est pas sans rappeler son maître uzestois. Quant au grain de folie, signature de la maison mère, c’est bon il est servi : solo de cochon, de poulet de grenouille en caoutchouc mise à feu d’un homard chantant dans une marmite avec effet pyrotechnique. Tout cela amené très habilement par le quartet dans un morceau virant au free, le public se faisant prendre par surprise et entrant dans le jeu. Bravo les gars, belle maîtrise. Un rappel avec un titre bossa composée par Emile en hommage à Marc Perrone pour montrer qu’ils ne sont pas que des « sauvages », bien joué ! Un vrai coup de cœur.

Big Band ou Big Bang ?

On a le temps d’un rafraîchissement pendant le changement de plateau qui cette fois n’est pas de la rigolade. Estrades, pupitres, chaises, piano à queue, le Big Band d’Asso Sax s’installe. Ils sont 22, 8 sax, 4 trombones, 5 trompettes, une rythmique piano, guitare, basse, batterie et le chef Didier Broussard. Assos sax c’est une école de musique de Pessac et son big band est composé d’élèves, professeurs et invités, un Pro-Am. Le chef nous avertit, pas de Glenn Miller de Benny Goodman mais autre chose, de la salsa, des titres de Dizzy Gillespie comme « Manteca », de Chick Corea « Captain Marvel », du funk… Et ça joue, pensez-donc 22 musiciens avec des arrangements originaux, avec énergie et maîtrise comme dans la ballade « I remember Clifford » composé pour eux par Benny Golson parrain de la formation. Les codes du big band sont là, chorus debout devant le micro à tour de rôle, solo de batterie, de piano, montées en régime, sourdines… Un big band ça fait toujours de l’effet et ici c’est mérité.

L’émotion pour terminer

Cette édition du festival est vraiment pleine de contrastes, tous nos sens sont en éveil, rien n’est jamais pareil, c’est un régal. Voilà pour conclure le quartet de Richard Galliano qui va nous transporter vers des moments d’émotion intenses. Il s’installe seul et nous offre « les forains » cette si belle valse d’Henri Sauguet chantée par Piaf. Je suis déjà au bord du KO. Quand il démarre, toujours seul, « Toulouse »c’est la salle entière qui est comptée ; incroyable. Le concert pourrait s’arrêter là personne ne se plaindrait. En plus il continue ! Arrivent sur scène Jean-Marie Ecay à la guitare, ai-je besoin de préciser, compagnon lui aussi du grand Claude Nougaro, Bruno Rousselet à la contrebasse et Jean-Christophe Galliano aux baguettes. Sur cette rythmique solide et légère à la fois Richard et Jean-Marie vont nous tisser un canevas de notes sans pareil. Que le doigté de l’accordéoniste est merveilleux, attaque franche, virtuosité, détachement des notes. Même chose chez le guitariste aux commandes d’une superbe demi-caisse jazz, un phrasé délié, élégant, sensible dans ce registre de musique, lui qui sait aussi faire vrombir ses guitares électriques. Ils se parlent, se répondent et quand les deux jouent à l’unisson c’est tout simplement ahurissant. Jean-Marie Ecay me dira que c’est surtout beaucoup de travail ! On retrouve l’univers de Richard Galliano, ses compositions, pour lui, pour Nougaro « Tango pour Claude » devenue la chanson « Vie, violences ». Une brise légère pour faire tourner « les moulins de mon coeur », un signe à Piazzolla avec « Oblivion », une rencontre avec Chet Baker (avec qui il a joué) et sa « Funny Valentine »… Quelques accords annoncent l’arrivée de « la Javanaise » que, subtilement en diminuant son jeu, Richard sans un mot nous invite à chanter et qu’il conclut par deux mesures de « Cécile », magique. Deuxième KO de la journée. Rappels bien sûr, l’émotion parcourt la salle, quelle joie d’être là ! Que tout cela nous a manqué, que tout ceux qui ne se sont pas encore décidés à reprendre le chemin des concerts et des festivals le fassent, la vie doit reprendre même si c’est avec prudence.

Bravo Monségur, l’OMCL, les bénévoles, la ville et rendez-vous pour 2022 au Festival de Jazz de Monségur,l’appellation « les 24 heures du Swing » qui se justifiait au tout début, étant, si j’ai bien compris, en train de s’effacer…

par Philippe Desmond, photos Philippe Marzat