Sons d’hiver – 28 janvier 2025 – Arcueil, Espace Jean Vilar

Researching has no limits

Pierre Borel • saxophone alto
Liam Szymonik • saxophone alto
Andrès Coll • marimba, percussions
Thibault Cellier • contrebasse
Antonio Borghini • contrebasse
Emile Rameau • batterie

Au commencement  y’a l’éclatement, deux sax irrités, deux contrebasses au tempo roboratif, la batterie ne lâche pas le tempo, le marimba et ses baguettes dansent avec agilité, alors ça dégrafe, ça sillonne du côté des contrebasses, et les saxes finissent par souffler en circulaire comme une plainte alanguie après la fureur du chaos originel, ils vibrent tous, ça grouille, la précipitation vers quel précipice, les compositions d’Ornette Coleman… La batterie claque, les contrebasses bouillonnent.

 En jaillit un début de mélodie impossible qui tente son chemin mais déborde incessamment de liberté… ils déconstruisent et reconstruisent par fragments, par reconfiguration à l’intérieur du sextet.

 Le son continu du sax de Pierre Borel au souffle infiniment circulaire engage André Coll à développer un jeu à touches fines et volubiles poussant à son tour le sax  à virevolter ; le motif par sa répétition amène à d’autres voix.

 Les contrebasses prennent la main, grattant le tempo, désireuses de frôlements, de nuées d’insectes, de vibrations, de frémissements hystériques, staccatos ivres d’infinis.  Soudain les sons s’allongent, se font écho, une mélodie se grave dans l’espace, Andrès Coll entame une ballade lyrique, délicate, à quelqu’ accent jarretien, remémorant la beauté des accords qui font récit. Le sax de Pierre Borel se met à l’accompagner pendant que celui de Liam Szymonik ne cédant pas sille.

 Ils poussent chaque instrument dans leur dépassement, épuisant le tempo, course folle malgré ou avec découpages, frisottements, les sax hirsutes vocifèrent, hoquettent, batterie, marimba et contrebasse dans une excitation fébrile pour secouer le jazz, le sortir de ses gonds, fidèles à Ornette. Pendant que les deux contrebasses griffent la musique, un des sax se maintient en son continu, ininterrompu, l’autre découpe, hache, la batterie gronde férocement. Il faut des moments de paix, de grâce où la mélodie retrouve sa place, aimée, le piano lui fait la cour, les instruments la célèbrent puis la torturent, l’entourent à nouveau, la détournent, l’étouffent, l’enlacent jusqu’à l’étranglement. No limits.

 La batterie d’Emile Rameau cherche sa fragilité, c’est très beau ça, elle entend ses propres rebonds pour les déployer sensiblement puis annoncer sa puissance à venir comme un chant tribal se prépare, une incantation qui transcendera l’humain. Chapeau ! Emile donne ensuite le feu vert pour qu’ils reviennent tous six reprendre une course sans fin.

 Quelle équipe ! 


Kris Davis trio

Kris Davis  piano
Robert Hurst  contrebasse
Johnathan Blake  batterie

Quand des gouttes de rosée perlent sur un piano préparé, une batterie et une contrebasse minimalistes pour planter un décor onirique, un peu étrange, une demi-veille insolite… La batterie de Johnathan Blake se déploie horizontalement, amplifiant ainsi son et puissance, la note répétée de Kris Davis qui l’encourageait passe à un langage où les accords swinguent, intimistes mais caracolant… C’est une dentelle qui se structure sous nos yeux, aux points extrêmement fins.  La contrebasse de Robert Hurst prend le relais avec un vocabulaire tout aussi raffiné. On dirait une conversation à bas bruit.

 Une armée de petits crabes avance sur les touches du piano, frétillements et amorce de mélodies se croisent. Rupture. Puis tous trois se déplacent en pointillé avec un swing constamment effleuré… Les doigts de Kris s’affolent méticuleusement dans une montée chromatique obstinée, puis avec des accords plaqués frénétiques, des déclinaisons constantes du swing. La batterie ne cesse de rouler. Art de la stylisation.

 Les accords répétitifs plaqués sont le prétexte à l’appel d’une mélodie délicate, éthérée que la contrebasse de Robert Hurst ponctue, toujours dans l’épure.  La scansion du morceau est puissante, Carla Bley et Sylvie Courvoisier rôdent, rappelée tout du long par la batterie limpide de  Johnathan Blake. L’architecture du jeu de Kris Davis, parce qu’il nous semble qu’il s’agit de cela, dessine ses lignes de fuite, ses courbes, ses angles, sans cesse.

 La batterie fluide maintient le tempo de bout en bout, la contrebasse se délie pour ce morceau frétillant, les doigts de Kris façonnent le piano en hommage à Monk, montées et descentes noueuses, le feu d’artifice sort des baguettes de Johnathan .

 De la rythmique répétitive naissent les écarts qui dessinent le relief du morceau, Kris prépare à nouveau son piano pour que les notes se japonisent, Johnathan griffe ses cymbales, des éclats d’or sortent sporadiquement des touches du piano, aux cordes pincées par endroits. C’est une traversée, sans doute cérébrale mais bien sensible aussi, à toucher nos terminaisons nerveuses. On voit passer des tableaux abstraits, des rideaux de pluie dans des paysages asiatiques, le raffinement de détails démultipliés, jamais identiques, toujours remis sur l’ouvrage, et curieusement une épure, comme des ombres chinoises dont les contours donnent l’essentiel d’un être.

 Kris Davis décrit des espaces, heureux ou malheureux on ne sait pas bien, c’est autre chose, des évocations, des perceptions, et la contrebasse de Robert Hurst contre la batterie de Johnathan Blake  dessine avec elle un nouvel univers musical, à la fois personnel et aussi ouvert sur l’univers. Des volutes bleues. De l’art.

par Anne Maurellet, photos Alain Pelletier

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