Jazz et Flamenco devaient inévitablement se rencontrer. Les similitudes dans l’histoire des deux peuples, Noirs des Etats Unis et Gitans d’Espagne est trop similaire pour échapper à cette rencontre. Elle se fait d’abord en Espagne à travers les tentatives d’un Cubain, noir, saxophoniste El Negro Aquilino et du saxophoniste andalou Vilches puis aux Etats Unis par le guitariste réfugié Montoya puis par les jazzmen Lionel Hampton, Miles Davis, John Coltrane. Le rapprochement se poursuit en Espagne à travers le saxophoniste Pedro Iturralde réel connaisseur des deux genres et du guitariste Paco de Lucia, ouvrant la porte à une nouvelle génération et une plus grande intégration des deux musiques

Pendant toute cette période de la fin de la décennie et des années 80, plusieurs jeunes jazzmen ou flamencos, collaborent et jouent fréquemment ensemble comme c’est le cas de Jorge Pardo, du bassiste électrique Carles Benavent, des percussionnistes Di Geraldo, Rubém Dantas, du pianiste « Chano » Domínguez. Ils sont connus comme « Los Nuevos Flamencos ». Plusieurs d’entre eux,  Jorge Pardo ; son frère Ramón, guitariste ; Benavent, Rubém Dantas, collaborent avec Paco pour un disque flamenco mais indiquant déjà un nouveau chemin, Solo quiero caminar  [1] .

Le pianiste « Chano » Domínguez est un authentique andalou qui toute sa jeunesse a baigné dans la culture gitane et a acquis une culture jazzistique poussée. Il possède ainsi un exceptionnel vécu flamenco. Pardo est jazzman, madrilène, mais s’est plongé intensément dans le Flamenco acquérant lui aussi au contact quasi permanent de tous ses amis du Sud le vécu flamenco nécessaire qui manquait à Lionel Hampton, Miles Davis, John Coltrane pour dépasser le « collage Iturraldien ».

Ses liens avec Paco de Lucía contribuent dès leurs premières rencontres à déclencher chez Pardo cette compréhension que le Jazz et le Flamenco sont proches.
« Deux jours plus tard [Paco] devait aller en Belgique ou en Allemagne pour un concert et il nous a demandé d’aller avec lui. Tout a commencé là. Je me suis rendu compte alors que le swing du jazz et le complexe rythmique du flamenco étaient très proches; que la liberté d’interprétation du jazz et celle du flamenco étaient proches aussi. Et ceci m’a incité à approfondir, à voir si je pouvais jouer du flamenco à la flûte et au saxo » [2].
Pardo dit aussi « En même temps ces musiques populaires, jazz, flamenco, ont une fonction sociale car celui qui écoute n’écoute pas l’hallucination créative d’un artiste mais une création connectée avec le peuple. Cette connexion se fait par le biais du rythme et de la mélodie » [3].

Jorge Pardo et « Chano » Domínguez vont être les créateurs d’une nouvelle langue qui intègre les deux musiques et plonge jusqu’à leurs racines, dans la véritable culture flamenca et avec une maîtrise approfondie des racines du Jazz.

Sur le plan discographique la naissance de ce nouveau langage est marquée par le disque de Jorge Pardo Las Cigarras son Quizas Sordas enregistré en 1991 [4] . Le saxophoniste-flutiste s’est justement entouré de ses amis « Nuevos Flamencos », Benavent, Di Geraldo, Dantas et d’autres musiciens totalement impliqués dans cette musique, notamment Antonio Carmona, voix et cajón ; Gerardo Nuñez et Agustín « Bola » Carbonell, guitares flamencas et des gitanos experts dans les palmas. Pardo est le jazzman du groupe mais les « Nuevos Flamencos » connaissent le Jazz et se mettent dans cette optique au service de leur leader. Le titre « Eterno » met en évidence la parfaite intégration des deux musiques. Ce n’est pas le seul, « La Cigarra » montre bien cette osmose. En outre Pardo est le premier à jouer avec cette conception des standards du Jazz de Charlie Parker et Miles Davis « Donna Lee », « Nardis », « Blue in Green ». « Donna Lee », joué au saxophone ténor, est une réussite éblouissante. « Je n’ai pas de problème à l’heure de jouer «Donna Lee». Il n’y a pas de différence. Je n’ai pas changé une seule note à ce que fait Parker et je n’ai changé aucun accent à la clave de la bulería. Ça fonctionne! C’est magique! » [5].

 Pardo va récidiver, accompagné par les mêmes partenaires, deux années plus tard pour Veloz hacía su Sino [6], avec des compositions personnelles écrites en fonction de ses nouvelles idées musicales telles celles donnant son titre à l’album ainsi que « Que no quiero dinero » … Il reprend de nouveau des classiques du Jazz. « Caravan », est une fusion complète du saxophone jazz, de la basse électrique et des trois flamencos. Il propose également dans un duo remarquable et original flûte/guitare « Round About Midnight » avec « Bola » Carbonell.

 « Chano » Domínguez gravite aussi dans cette sphère de « Nuevos Flamencos » mais avec constamment les yeux rivés sur le Jazz. A la même époque lui aussi enregistre un disque, Chano [7].  Autant que Pardo, et d’une manière très proche, le pianiste réalise une parfaite intégration du Jazz et du Flamenco. Dans une interview il dit « Avec Pedro Iturralde quand commençait le flamenco, le jazz s’achevait ou quand commençait le jazz, le flamenco s’achevait. Dans ma musique on ne peut déceler quand commence et quand se termine l’un ou l’autre. J’utilise le langage du flamenco et du jazz mais toujours à partir des racines de chacune des deux musiques. Je crois que dans les autres fusions on peut clairement distinguer quand un musicien utilise un style et quand il en utilise un autre ou qu’un de ses musiciens en change. On peut toujours mêler deux musiques et jouer avec elles. Ça pourra être bien fait mais moi je connais les patrons de ma musique. Je peux l’expliquer à un musicien. Il va comprendre le compas de la bulería, de la soleá. Il peut le jouer mais cela ne sonnera pas. Je peux le faire car je suis né à Cadiz, élevé dans le flamenco et parce que je me suis intéressé aux structures du blues, du jazz; que j’ai joué le blues de Monk,  Ellington, Basie, Coltrane, Parker… des milliers de fois » [8].

De son premier disque et pour illustrer cette pensée, on peut écouter « Refrito », « El Toro y la Luna » mais comme l’a fait Pardo, Domínguez puise aussi dans le répertoire du jazz pour le jouer avec ce langage nouveau. De Coltrane il joue « Naima », de Monk « Well you Needn’t », de Bill Evans « Time Remembered » et comme il le signale il est difficile de percevoir un quelconque passage du Jazz au Flamenco ou vice-versa. « Chano » organise l’enregistrement autour d’un trio de jazzmen complété par le contrebassiste Javier Colina, toujours compagnon de route des recherches musicales et du batteur Guillermo McGill, très vite conquis par les flamencos. Et il appelle selon les thèmes, « Bola », Benavent, Pardo.  Joaquín « Grilo », palmas, Di Geraldo cajón et diverses percussions jouent un rôle fondamental dans cette intégration.


On constate qu’un véritable noyau de jovenes flamencos, comme on les appelle aussi, existe et va imperceptiblement ensemencer le monde musical espagnol.
Mais, un peu comme ce qui est arrivé à Iturralde qui dû conquérir le Festival de Berlin avant de trouver les faveurs du public espagnol, le nouveau langage de Jorge, « Chano » et des jovenes flamencos va passer par d’Allemagne et y recevoir un coup de pouce en 1992 avec l’enregistrement du directeur et compositeur américain Vince Mendoza qui fait se rencontrer un big band de jazz renforcé par le saxophoniste Michael Breker, le guitariste Al Di Meola, le batteur Peter Erskine et un groupe de ces « Nuevos Flamencos » composé de Pardo, Benavent, Dantas, du guitariste Juan Manuel Cañizares et du chanteur Ramón « El Portugues » … L’un des thèmes enregistré est « El Vito» dont s’étaient inspirés John Coltrane puis Iturralde. L’arrangement de la version courte est réalisé par les flamencos qui sont au grand complet sur ce morceau. La version en Big Band est arrangée par Mendoza et si la première penche vers le Flamenco, la seconde le fait vers le Jazz entrecoupé d’interventions de la guitare flamenca offrant dans son ultime minute une réelle symbiose entre les deux genres. On relève aussi parmi les titres intégrant parfaitement Jazz et Flamenco « Bulería » avec des soli de Cañizares, Breker, Di Meola et Erskine s’appuyant sur un excellent travail des percussions et palmas. Dans les deux mouvements de la « Suite Fraternidad » on trouve de beaux soli de Benavent et des autres espagnols.


Ce disque [9] a un tel succès qu’il déclenche un engouement pour le Jazz Flamenco, comme on baptise ces nouveaux projets, en Europe certes, mais aussi en Espagne où Pardo, Domínguez et leurs divers partenaires vont enfin retenir l’attention du monde du Jazz, du Flamenco, des médias et du grand public et provoquer une accélération des enregistrements des jovenes flamencos.
Pardo, Domínguez, Di Geraldo, Javier Colina, Luis Dulzaides, percussions, « Chonchi » Heredia, voix et palmas, « El Conde », palmas, vont collaborer en 1994 pour des concerts avec d’autres jeunes figures du Flamenco pour un hommage à Paco de Lucía en interprétant dix compositions de ce dernier. Les concerts tout comme le disque [10] qui fixe pour l’histoire cette collaboration, marquent le point d’orgue de cette période initiale du mariage des deux genres musicaux. La base rythmique est flamenca et « Chano » tout comme Jorge assurent (pas dans tous les thèmes ou parfois dans une partie seulement de ceux-ci) un phrasé jazzistique, parfois Be Bop en ce qui concerne le saxophoniste, poussant les flamencos à s’engager pleinement comme pour « Playa del Carmen ». La composition de Paco de Lucía « Zyryab » marquée par une forte empreinte arabe est elle aussi parfaitement adaptée aux idées de Pardo et « Chano » dans cette version.

Deux ans plus tard Jorge Pardo réunit plusieurs de ses partenaires habituels, Benavent, Carbonell, « Chonchi » Heredia, Dantas, Di Giraldo et quelques autres pour une nouvelle rencontre gravée dans le disque 2332 [11]. Presque toutes les compositions sont les siennes donc élaborées en fonction du nouveau langage avec une seule composition du jazzman Ornette Coleman, « Law years ».


[1]  « Paco de Lucía. Solo Quiero Caminar”, 1981. L.P. Philips 63 01 030.
[2] Interview  de Jorge Pardo par l’auteur. Jazz Hot N° 674, 2015.
[3] Jazz Hot 674, Op. Cit.
[4] « Jorge Pardo. Las Cigarras son Quizás Sordas”, Madrid 1991, C.D. Nuevos Medios 15574.
[5]  Jazz Hot N° 674. Op . Cit.
[6] « Jorge Pardo. Veloz hacía su Sino”, Madrid 1993, C.D. Nuevos Media 15 629.
[7]  « Chano Domínguez. Chano », Madrid 1993,  C.D. Nuba 7756.
[8] Interview par l’auteur de Chano Domínguez. Flamenco Magazine 2008.
[9]  «Jazzpaña » Allemagne 1992, C.D. ACT 9212.
[10] « 10 de Paco », Madrid 1994, C.D. Nuevos Medios 15665.
[11] « Jorge Pardo. 2332», Mojácar 1996, C.D.  Nuevos Medios 15712.

Patrick Dalmace (à suivre)
Relecture du texte: Juline Lambert