Musical Écran, la 10 ème Édition !

« Time waits for no one » comme le dit cette chanson des Rolling Stones, un titre qui pourrait très bien convenir à Musical Écran qui proposait sa 10eme édition en novembre dernier. Pendant toutes ces années, ce festival n’a pas économisé ses moyens, pour offrir une programmation riche et éclectique, de portée internationale, en se tournant toujours vers l’avenir, un regard vers ses rétroviseurs pour ne retenir que les éléments positifs du passé.
C’est encore une grande variété de styles musicaux qui a prévalu lors de ce nouveau millésime, où l’engagement politique et la singularité des thèmes sont toujours la marque. Une exigence qui s’est retrouvée dans pas moins de 35 films, dont 16 avant-premières et 6 en compétition.
Nous y avons trouvé notre bonheur, en particulier au fil de certains documentaires, où le grand voilier du jazz nous a embarqués pour un voyage mouvementé, du Mali au Congo, en passant par Bénarès et New York. D’étonnantes découvertes nous attendaient à chaque escale, nous ne les oublierons pas. C’est ça la magie Musical Écran !
Cette année, les séances se sont déroulées du 5 au 15 novembre, à Bordeaux au Théâtre Molière, au Cinéma Megarama Bastide, à la Salle Capitulaire et à la Cour Mably (Afters), ainsi qu’aux Avant-Postes, et à Bègles au Cinéma La Lanterne.

En matière de chiffres clés, les organisateurs ont annoncé plus de 3 700 spectateurs sur 10 jours, 33 séances – 35 films et documentaires – 2 719 minutes de projections.
19 intervenant.e.s
6 films en compétitions – 3 prix – 1 jury avec 5 professionnels.
Encore une belle réussite !

Rappelons que Musical Écran est toujours chapeauté par Bordeaux Rock, indispensable association animée par José Ruiz (président), Richard Berthou (vice-président, programmation), assistés d’Aymeric Monségur (direction et administration) et de Manu Cier (communication, partenariats). Nous les remercions pour leur invitation et leur accueil toujours chaleureux !

Palmarès 2024 :

PRIX DU JURY

Omar & Cedric : If This Ever Gets Weird (2023)
« Une amitié indéfectible au sein d’At the Drive In et de The Mars Volta »

De Nicolas Jack Davis

PRIX DU PUBLIC

Googoosh, Made of Fire (2024)
« Googoosh, icône éternelle, malmenée et voix de la liberté en Iran »

De Niloufar Taghizadeh

Sponsorisé par le Syndicat Viticole Pessac-Léognan

PRIX DU JURY JEUNE

Pussy Riot : Rage Against Poutine (2023)
« L’histoire du collectif féministe russe cagoulé et l’exil forcé d’un groupe punk féminin ukrainien »

De Denis Sneguirev

https://www.bordeauxrock.com/la-chronique-musical-ecran-10-2/


Nous avons choisi de revenir sur les quatre films suivants : Le Mali 70, Ravi Shankar : Entre deux Mondes, Marcus Miller : Thought on Miles + Herbie et Soundtrack to a coup d’état.


Samedi 09 novembre 2024

Le Mali 70

Un road movie historique au cœur de la musique malienne.

En présence du réalisateur Markus CM Schmidt – Film en compétition

Musical Écran aime la musique africaine et l’avait déjà prouvé l’an dernier avec le magnifique documentaire « Éthiopiques : Suite Magnétique – Les origines de l’underground éthiopien ». Nous voici de retour en Afrique, mais cette fois-ci au nord-ouest, pour y découvrir de célèbres maîtres musiciens maliens des années soixante-dix, époque prolifique où brillèrent des formations telles que le Rail Band of Bamako, Kanaga de Mopti, Super Biton de Ségou et Le Kéné-Star de Sikasso.

C’est l’Omniversal Earkestra, un étonnant big Band d’afrobeat berlinois, qui nous sert de guide. Leur nom indique leur curiosité pour divers styles, qui vont de Duke Ellington à Fela Kuti, en passant par Sun Ra, influences qui ont forgé leur musique, qu’ils ont régulièrement jouée à Berlin et leur a permis de s’y faire un nom.

Début 2019, ils ont découvert les disques des grandes formations malienne évoquées plus haut, ce qui les a captivés et leur a donné envie de partir au Mali pour les rencontrer, et enregistrer un disque, ce qui fut fait avec, parmi quelques autres, les stars que sont Salif Keita, Sory Bamba, Mouneissa Tandina et Cheick Tidiane Seck. Le titre Le Mali70 est aussi celui du documentaire qui nous est proposé, un road movie rythmé et engagé, réalisé par Markus CM Schmidt.

Le film démarre avec un court extrait de concert où le grand Abdoulaye Diabaté chante de toute son âme, curseur émotion au plus haut. Suivent des passages de répétitions du Big Band assortis de considérations diverses, histoire de nous mettre dans le bain. Un film d’époque couleur sépia défile, mais aussi en sous-titres des mots douloureux… « Il y eut un temps lors duquel les big bands maliens orchestrèrent la bande-son de leur indépendance nouvellement acquise. Mais depuis le coup d’état militaire, ces sessions cuivre légendaires se sont tues…. ». Il fallait donc tenter de les faire revivre !

L’Omniversal Earkestra rend hommage aux héros de leurs collections vinyle chaque lundi depuis presque dix ans. Un des musiciens montre une pochette de Le Kéné-Star de Sikasso. « Je l’ai trouvé dans un magasin de disques à Wrangelstrasse écoutons-le ». « L’enregistrement date de quand ? Au début des années 70, Gagnant de la Biennale 72. Hey Till, tu entends ce voicing ?… ».

Les questions techniques se bousculent, sur le quai du métro, débriefing des répétitions « C’était le bazar total ! Mais le solo de trombone était génial ! »

Arrivée de l’Omniversal Earkestra à Bamako, scènes de rue, balade, étals marché, couleurs, et vie intense. La resplendissante, Mouneissa Tandina (percussionniste, batteuse) les accueille d’un chaleureux « Bonne arrivée », expression qui reviendra souvent au fil des visites. Évocation des années 70, de Super Biton de Ségou, alors que survient du même légendaire groupe Jimmy Soubeiga, avec sa guitare et qu’il commence à chanter un morceau de 72. Répétition informelle rythmée, on joue « Chie » (le poulet), très ancien morceau. Jimmy les invite à jouer au Casino « Hôtel l’Amitié » 22h30, Bamako. Ni une ni deux, nos berlinois ne se font pas prier !

Direction Ségou, à 200 km au nord de Bamako, en voiture, l’occasion pour Mouneissa de montrer au band des photos de la tournée Manu Dibango à laquelle elle participait, et d’évoquer Oumou de N’Gara, une localité à 60km au nord de Ségou.

Fin du périple, retour à Bamako. Belles images et échanges avec Cheick Tidiane Seck qui nous parle du Hammond et de la leslie qu’il utilisait dans les 70s, et nous mène à un vieux réduit contenant des trésors d’instruments, saxophones, trompettes etc… Un matériel resté là depuis 73, inutilisé suite aux divers coups d’états successifs restrictifs. Visite aussi au Centre national de la cinématographie du Mali, conservant des bandes inestimables, gardées depuis indépendance jusqu’à nos jours…
Nous voyons des extraits d’un vieux film où se joue « Chie » avec Jimmy. « La musique a beaucoup régressé avec le coup d’état. Perte d’intérêt et de motivation ».

Puis voici la rencontre de l’illustre Sory Bamba de Kanaga de Mopti, ses mots, sa connaissance de l’histoire, et surtout sa voix très pure sont simplement fascinants. Son souci primordial : « Le son juste dans le disque ». Malgré les coups d’état et la destruction des outils, ils ont continué à jouer et à faire des soirées, parce qu’ils aimaient ça, même si ça ne marchait pas.

Arrivée de nouvelles têtes venant de Tombouctou et nous voici rendus aux Moffou-Studios Bamako. Tous les musiciens sont là, Mouneissa Tandina, Cheick Tidiane Seck, Jimmy Soubeiga et quelques autres. Cheick a rencontré Jimmy dans les 70s. Il jouait dans Super Biton de Ségou, ils étaient teenagers. Cheick portait le béret du Ché, il était guevariste dit-il d’un fier sourire ! Ce soir, il exprime cependant un désaccord sur le placement d’un rythme (clave) et dit qu’il en fera part à Salif Keita, une fois celui-ci arrivé. Le band est chaud bouillant, un groove monstrueux s’est installé, allumé par les cuivres. Premier jour de fous !

Moffou-Studios Bamako, Recording jour # 5. Question « claves », ça chauffe un peu entre Cheick et le groupe. Cheick ne veut pas de conflit, mais dit qu’il faut le jouer comme à l’initial dans les 70s.
Salif est trop fatigué, mais il veut écouter. Demain on enregistre !

Delphine Monkouro et Mariam Koné sont au chant. Cheick et Salif Keita échangent sur les « inversions », et Salif de conclure : « C’est leur groupe, ce n’est pas les Ambassadeurs, donc on peut être indulgent. C’est une autre façon de comprendre la musique… C’est une interprétation par des allemands de notre chanson « Badiala Malé ». « No problem, une version extra-terrestre juste ! See you tomorrow ! ». Cheick sourit et n’est pas d’accord sur tout, mais accepte « C’est une autre manière de lire les choses, mais ça a une âme »

Moffou-Studios Bamako, dernier jour.

Rencontre fraternelle entre Salif Keita et Sory Bamba « encore si jeune, tu n’as pas besoin d’aide. On dirait que tu as 15 ans, tiens-toi tranquille et assieds-toi ! Tu es plus que bienvenu ! ». Une magnifique session de clôture, Salif Keita et tout le groupe sont incroyables ! Afro groove et pureté de la voix. Salif : « C’est pas mal ». Applaudissements !

Fin de la cession et aurevoirs à l’extérieur, sur un beau fond musical : « Pacheco » – Mahamadou Rail Band (chant percussions). Paroles traduites : « Ne prétends pas connaître quelqu’un si vous n’avez pas travaillé ensemble. Ne prétends pas connaître quelqu’un si tu n’as pas été dans sa maison ». Tout est dit ! Une musique vive et ineffaçable des cœurs, un film bouleversant, son ange gardien !

Nous retrouverons plus tard Markus CM Schmidt aux platines, pour une after des plus dansantes à Mably !

Abdoulaye Diabaté – Le Kéné-Star de Sikasso
Mouneissa Tandina – Rail Band of Bamako
Jimmy Soubeiga (paix à son âme) – Super Biton de Ségou
Cheick Tidiane Seck – Rail Band of Bamako
Sory Bamba
Aboubacar Traoré (paix à son âme) – Le Mystère Jazz de Tombouctou
Elhaj Mahalmadane – Le Mystère Jazz de Tombouctou
Salif Keita
– Les Ambassadeurs

Réalisateur : Markus CM Schmidt – Film de 2023

Markus CM Schmidt et Richard Berthou – © Dominique Poublan (Dom Imonk)

Markus CM Schmidt – © Dominique Poublan (Dom Imonk)

https://trikont.bandcamp.com/album/omniversal-earkestra-le-mali70


Dimanche 10 novembre 2024

Ravi Shankar – Entre Deux Mondes

L’histoire du sitariste et compositeur indien.

Sous le ciel bleu de San Diego, Californie, nous sommes accueillis par les visages rayonnants de Ravi Shankar, maître du sitar, et de Sukayana son épouse. Juste le temps de furtives images de concert du célèbre musicien, que voici une luxueuse limousine qui les mène à l’aéroport, sur fond de musique indienne, pour s’envoler vers Bénarès. Nous voilà sur le Gange, et ses magnifiques rives colorées, l’Inde, images envoutantes d’eaux calmes, et de spiritualité flottant dans l’air.

Famille et proches sont réunis pour son anniversaire. De sa voix cristalline et sereine, Ravi Shankar salue ses amis avec humilité et humour, par ces quelques mots qui en disent déjà long sur son âme : « Mes chers amis, voici quelque chose qui ne m’est encore jamais arrivé avant. C’est la première fois que j’ai 80 ans ! Je suis aussi très gêné, je ne sais pas si je dois me réjouir ou pas. Mais Dieu a été bon avec moi. Ce voyage spirituel à travers la musique, c’est la seule chose qui compte dans ma vie. J’ai toujours ressenti cet amour des autres en moi. Mon seul langage, c’est la musique. Merci beaucoup. » Applaudissements ! Le concert suivra, avec à ses côtés sa fille Anoushka et d’autres remarquables musiciens, d’une finesse, d’une beauté pure et libératrice. Le mouvement des mains de Ravi Shankar sur le manche de son sitar, c’est de la magie pure, danse des doigts et envolée de notes cosmiques.

« Entre deux Mondes » peut tout autant signifier entre l’Inde et les USA, qu’entre humble spiritualité et célébrité planétaire. Des aspects particuliers qu’a voulu cerner avec beaucoup de tact Mark Kidel, le réputé réalisateur de ce film, qui aborde notamment l’intimité de Ravi Shankar et quelques effets qu’a eu sur lui sa reconnaissance internationale.

Ravi Shankar est né le 7 avril 1920 à Bénarès, ville sainte, de Shyama Shankar, son père qu’il n’a que très peu connu, et de Hemangini Shankar, sa mère qu’il adorait, qui l’a toujours entouré d’une grande affection, et participa à son éducation. Ravi, initialement « Robu », diminutif de Robendra son vrai prénom, était le dernier d’une fratrie parmi laquelle son frère Debendra Shankar, de 12 ans son aîné, qu’il trouva bien sévère avec lui dans ses jeunes années, et Uday « Dada » Shankar, danseur dont la troupe était reconnue à l’international (New-York, Hollywood, Londres, Venise, Paris, Bombay …), qui l’engagea tout jeune à le suivre, car Ravi aimait beaucoup danser. Il s’intéressa plus tard à divers instruments, dont le sitar.

C’est à ces occasions que Ravi Shankar découvrit un certain Allauddin Khan, dit « Baba », musicien renommé en Inde, qu’il ne tarda pas à admirer, et auquel sa mère le confia pour parfaire son éducation et développer ses connaissances. Ainsi « Baba » devint-il son gourou, et Ravi accepta ses enseignements et ses exigences, en se résignant à abandonner toutes les tentations qui attirent d’habitude les adolescents. Quelques années très austères à vivre reconnait Ravi, mais qui lui apportèrent beaucoup, en connaissances musicales et spirituelles, en apprentissage de l’humilité et en détachement par rapport à la matérialité. Ravi Shankar lui en voua une éternelle reconnaissance, et ce fut l’un des fondements majeurs de sa carrière future.

Ravi Shankar commence à être connu, et c’est en 1956 qu’il sort son premier disque « Three Ragas », le premier d’une longue liste ! Il se produit un peu partout, en particulier aux USA. Il fait ainsi connaître la musique indienne, qui ne tarde pas à avoir bien des adeptes chez les occidentaux. D’un esprit très curieux, il s’intéresse à d’autres musiques, et prend attache avec des artistes reconnus, de courants différents, comme Philip Glass ou Yehudi Menuhi avec lequel il joua, et qu’une admiration réciproque liait.

Ravi Shankar s’est aussi intéressé au jazz, dont ses jeunes admirateurs aimaient les directions expérimentales, en particulier John Coltrane qu’il avait rencontré. Ravi Shankar aimait sa musique, même si son jeu trahissait selon lui une « âme tourmentée », ce qui le gênait. Le dernier rendez-vous prévu à Los Angeles n’eut pas lieu, le maestro du jazz s’était envolé trop tôt vers les étoiles. Comme marque d’amitié indélébile, le Trane prénomma son fil Ravi, ce qui toucha le sitariste. Dans un domaine instrumental voisin, le célèbre Zakir Hussain évoque son père Alla Rakha, qui jouait des tablas aux côtés de Ravi Shankar, et le fait que ce dernier lui laissait toujours prendre des solos, contrairement à la tradition de quasi effacement, ce que l’on retrouve en jazz, dans les solos de batterie. Le film en livre quelques saisissants extraits.

Autre domaine pour lequel Ravi Shankar s’est passionné, c’est la musique de documentaires et surtout de films, comme « Pather Panchali » (La complainte du sentier) (réalisé par Satyajit Ray en 1955) ou encore « Alice au pays des merveilles » (réalisé par Jonathan Miller en 1966).

Et le rock dans tout ça ? Hé bien il a aussi eu sa place ! En effet, Ravi Shankar a un jour découvert les Beatles, et en particulier George Harrison avec lequel une complicité musicale forte s’est scellée, l’un enseignant à l’autre les rudiments du sitar et de la musique indienne, ce qui les amena à partager quelques scènes. Cette complicité fut nourrie d’une indéfectible amitié. Vers la fin des sixties ont eu lieu des rassemblements géants comme le Monterey Pop ou Woodstock, auxquels Ravi Shankar, devenu une star internationale, était convié. Et auparavant, il avait rencontré des personnalités de la « Beat Generation » telles que Allen Ginsberg, Timothy Leary ou William S. Burroughs, portant une culture différente, évoluant vers plus de liberté, ce que permettaient aussi les grands festivals pop, mais dont les « stupéfiantes » addictions de leur public, souvent très jeune, ne convenaient pas à Ravi Shankar, surtout au niveau de leurs messages, les trouvant très éloignées de l’esprit de la musique indienne et de la philosophie qui l’accompagne. Dans le film, il avoue cependant que «… je les aimais bien, parce qu’à l’époque, l’innocence était là ». N’y pouvant plus, il arrêta tout pendant une année et demi, pour trouver refuge dans plus de spiritualité et de méditation.

Le film se poursuit par la visite de l’impressionnante Fondation Ravi Shankar à New Delhi, en cours de construction, avec pour guide Sukanya Shankar, l’épouse de Ravi. Humour et sérénité sont au menu de leurs échanges et une réelle lumière d’espoir pour la vie qui s’y vivra, les formations qui s’y donneront, les concerts qui s’y joueront. La poursuite de l’œuvre de Ravi Shankar.

Enfin, ce beau voyage spirituel se termine avec beaucoup d’émotion, sur quelques mots d’Anoushka Shankar qui a commencé à apprendre vers 8, 9 ans ce rude métier, avec la difficulté, mais aussi la chance, d’avoir eu comme professeur son père Ravi Shankar, lequel le comprend, en regrettant toutefois que sa fille n’ait pas passé plus de sa jeunesse en Inde, plutôt qu’en Californie. C’est une remarquable musicienne, et comme il le dit « Elle change comme un caméléon, selon l’atmosphère, les habits, les gens…Elle est fantastique ». Ravi Shankar joue quelques dernière notes de son sitar merveilleux, sa fille et ses musiciens l’entourent, il joue les yeux fermés comme s’il était possédé par quelque chose d’extraterrestre. Dernières images sur fond musical, un frêle esquif avance sur le Gange, un jeune rame fort, de l’eau, du feu, des fleurs, les petites coupelles qui flottent illuminées, et voici déjà le générique de ce très beau film, consacré à un grand humaniste.

Réalisateur : Mark Kidel – Film de 2002

https://markkidelfilms.com/

Richard Berthou et Mark Kidel – © Dominique Poublan (Dom Imonk)


Lundi 11 novembre 2024

16 heures

Marcus Miller – Thought on Miles

Marcus Miller raconte Miles Davis

Herbie

Dans l’intimité d’Herbie Hancock

Marcus Miller – Thought on Miles

Marcus Miller raconte Miles Davis

Parmi les fidèles complices de Miles Davis, il y en a un qui s’est révélé à ses côtés, dans les années 80, la dernière décade de sa carrière, avec un tout petit bout de nineties. Il s’agit de Marcus Miller, grand bassiste tendance groove-jazz-funk, dont la vie a été marquée, voire illuminée par ses collaborations successives aux albums du grand trompettiste. Comme il le raconte dans le documentaire, tourné à la Cité de la Musique à Paris en 2009, lors de l’exposition « We Want Miles, le jazz face à sa légende », les choses ont commencé pour lui vers 80/81, alors qu’il avait à peine vingt ans.

Au préalable, il nous livre quelques réflexions subtiles et réfléchies. Il nous raconte la philosophie d’expérimentation de Miles Davis, sa prise de risque, l’envie et l’adaptation à toute nouvelle direction, ses conseils sur comment pratiquer un solo « augmenté » de basse, et, en vrai érudit connaisseur des années 40 voire 50, il parle de Charlie Parker, du passage de Miles Davis chez lui, période pas toujours facile mais que le maestro aimait évoquer, du fameux club « Le « 3 Deuces », et de quelques autres anecdotes croustillantes, ou pas…

Après sa volcanique période jazz-rock de la fin des années soixante au tout début de 1975, Miles Davis, fourbu de tant de découvertes, et probablement de stupéfiants excès, s’est retiré. Cinq ou six années d’absence totale des studios et de toutes scènes. Le Dr George Butler, éminent producteur jazz américain, pour divers labels dont Columbia Records, tente de persuader Miles de revenir aux affaires, et il y parvient. Ouf ! La chose n’était pas si simple ! Pourtant, c’est bon ! Miles Davis, convaincu, appelle Dave Liebman, grand compagnon d’explorations électriques des seventies, qui lui suggère Bill Evans au saxophone, lequel lui conseille Marcus Miller comme bassiste, le maestro recherchant un bassiste jazz-funk, il ne pouvait pas mieux tomber.

Les choses se sont au mieux présentées puisque Marcus Miller est engagé avec quelques autres pour « The man with the horn », l’album du grand retour de Miles Davis en 1981, suivi du célèbre live « We Want Miles » à la flashante pochette jaune en 1982 (concerts divers de 1981) – Ce titre sera repris pour l’exposition de 2009 évoquée plus haut – et enfin de « Star People » paru en 1983. Ces trois albums produits par Teo Macero, et sortis sur Columbia Records, le label historique de Miles Davis.

Quelques années plus tard, Marcus Miller apprend que Miles Davis vient d’être signé sur Warner, son label, mais aussi, celui de David Sanborn et Al Jarreau, deux stars avec lesquelles il a déjà travaillé. Son sang ne fait qu’un tour et le voilà en direct avec Tommy LiPuma, renommé directeur artistique du label et producteur redoutablement efficace de la maison. S’ensuivent les sessions de « Tutu », remarquablement décrites par Marcus Miller, presque dans le moindre détail, faisant ressortir tout son travail de jeune artisan du son « up to date », il n’a pas 26 ans à l’époque, et les possibilités quasi illimitées d’écoutes et d’adaptation de Miles Davis qu’il nous décrit de touchante façon. Un disque dont Marcus Miller est le principal compositeur, arrangeur et producteur avec Tommy LiPuma, couronné d’un Grammy Award à l’époque, et devenu une carte de visite planétaire de Miles Davis, mais aussi de Marcus Miller. Les disque « Amandla » et « Siesta » suivront, dans la même veine.

Enfin, en 2009, Marcus a eu envie de lancer un nouveau projet : « Tutu Revisited ». Le titre est clair. Avec le souhait de rester dans « l’esprit « Miles Davis », il s’est entouré d’acteurs vifs de la jeune génération des musiciens de jazz que sont Christian Scott (trompette), Alex Han (saxophone), Federico González Peña (claviers) et Ronald Bruner Jr. (batterie), histoire de faire revivre cet album légendaire, de lui donner un nouveau ton, et de lui-même le vivre en vrai live, ce qui ne fut jamais le cas pour lui, ne l’ayant connu qu’en studio. Marcus Miller : « Je me suis servi de l’essence de « Tutu » pour créer quelque chose de nouveau et de moderne ». Une belle conclusion à cette passionnante rencontre, finement filmée et excellemment documentée (Photos, extraits de vidéos…).

Sachez que cet excellent documentaire de Patrick Savey figure en DVD dans le coffret « Marcus Miller – Tutu Revisited » (Dreyfus Jazz – 2009), avec le concert du 22 décembre 2009 à Lyon, assorti en plus de deux CD. Le temps des étrennes approche, pensez-y !

Réalisateur : Patrick Savey – Zycopolis – Film de 2009

Herbie

Dans l’intimité d’Herbie Hancock

C’est sur l’hymne de ralliement jazz-funk « Chameleon » que s’ouvre le documentaire, sur des images d’un Herbie Hancock penché sur des partitions. 1973, « Headhunters » ! Qui ne possède pas cette merveille dans sa discothèque ? Vinyles maintes fois usés et renouvelés, k7, CD. De salons douillets en night-clubs after hours, dans le lecteur de la voiture ou dans le walkman des balades week-end, toujours avoir son exemplaire, en cas de manque ! Herbie Hancock : « Le jazz c’est être dans le moment présent, partager, parce que les jazzmen ne sont pas rivaux. Si nous trouvons quelque chose, nous voulons en parler aux autres […] ». Quelques mots qui introduisent au mieux ce documentaire.

Comme le précise Herbie, le choix de la musique c’est imposé tout jeune à lui. « Si cela s’est produit, c’est parce que pendant ma deuxième année d’université, j’étudiais pour être ingénieur. J’ai passé beaucoup de temps à essayer d’organiser un concert de jazz pour l’école. » Mal parti pour construire des ponts (sauf musicaux) après ! C’était sa voie (voix ? Le vocoder n’était pas encore arrivé !), qu’il a acceptée, comme en témoigne l’extrait du concert donné par l’orchestre de Jazz du Grinnell College dirigé par Monsieur « Herbert » Hancock en1959. Malgré des réticences, les parents apprécièrent la première fois où ils le virent à la télévision, en train de jouer de la musique. Une nouvelle page ouverte.

Influencé par Ahmad Jamal, il se forme au début à Chicago, pour rejoindre ensuite New York vers 20 ans. Du classique, qu’il a d’ailleurs tout récemment repris par esprit de curiosité et de gratitude envers sa mère (concert avec Lang Lang et l’Orchestre Philharmonique de New York), il passe au jazz vers 14 ou 15 ans.

D’importantes figures ne tardent pas à le remarquer et à le soutenir. Herbie Hancock nous en parle, avec toujours des anecdotes inattendues à nous confier à leur égard. Donald Byrd, musicien célèbre et avisé, qui devient son premier « employeur » et l’accueille sur quelques-uns de ses albums sur le label Blue Note, qui deviendra plus tard celui d’Herbie. Il l’aidera aussi à démarrer sa propre maison d’édition et c’est lui qui le présente à Miles Davis en 1962. Eric Dolphy qui, selon Herbie, « faisait partie de ma préparation pour travailler avec Miles ». Un des chefs de file de l’exploration musicale, de l’avant-gardisme de l’époque, preneur de risque, dont le « courage et l’engagement » plaisaient à Herbie Hancock, qui apprenait ainsi pas à pas et se sentait prêt à emprunter le même chemin. Une expérience décisive à la veille de rejoindre Miles Davis en 1963.

Outre l’infini respect qu’il lui a toujours voué, Herbie Hancock aime à raconter des anecdotes concernant Miles Davis, comme celle où fier de son coupé AC Cobra fraichement acheté, il avait un soir « grillé » Miles Davis et sa Maserati, qui n’en revenait pas ! Imitant la voix de Miles, sa réponse : C’est quoi ça ? Faut t’en débarrasser, trop dangereux ! Ou encore celle de la (grosse) fausse note qu’il joua sur « So What » en 1963, en plein chorus de Miles Davis, que ce dernier a transformé en note juste, à la surprise d’Herbie ! A noter que ces histoires sont toujours appuyées de photos très finement choisies par le réalisateur, ce qui les rends encore plus parlantes. Herbie reconnait avoir beaucoup appris de son mentor, et à ainsi partagé ses rêves.

Impossible d’arrêter Herbie Hancock quand il parle d’autres musiciens, devenus de grand amis, des frères, comme Wayne Shorter avec lequel il a beaucoup joué, sur disques et aux côtés de Miles, dans le 2ème quintet, un Maître Jedi, inlassable musicien, arrangeur, compositeur, un écrivain de choses nouvelles, un poète à l’esprit d’enfant émerveillé par des choses simples, qui adresse à son tour de vibrants messages à son ami pianiste. Même amitié et respect pour Quincy Jones, qui a selon lui révolutionné le big band, également maître en composition de musiques de film, ce qui force son admiration, spécialité dans laquelle il a soutenu Herbie Hancock qui en a beaucoup signées lui aussi, le film regorge d’exemples marquants.

A un autre moment, lors d’un entretien téléphonique, Eddie Henderson revient sur ses relations avec Herbie Hancock qui l’avait accueilli au sein du Hancock & Mwandishi Sextet, grand groupe qui marqua lui aussi les esprits.

Cerise sur le gâteau, ce film est habillement truffé d’extraits de concerts importants, de diverses époques, acoustiques ou électriques, ce qui rythme le flow, tout comme les sujets plus techniques tels que l’apparition de nouvelles machines à sons évoquées par Marcus Miller quand il a découvert à 13 ans avec ses copains « Chameleon » sur Headhunters (1973), et tous ces appareils notés au verso de la pochette : synthétiseurs, ARP Odyssée, etc… Une vraie découverte ! « Si c’était ça le jazz, alors on aimait le jazz ! ». Ce qui conduit naturellement à l’évocation de la géniale reformation « Headhunters ‘5 », à laquelle Herbie Hancock participa avec Marcus Miller à la basse, Terri Lyne Carrington à la batterie, Lionel Loueke à la guitare, John Mayer ayant aussi joué de la guitare sur certains concerts, Roy Hargrove à la trompette, Kenny Garrett au saxophone et Munyungo Jackson aux percussions. Quel combo !

En matière de nouveau sons, Herbie Hancock ne manque surtout pas de mentionner avec fierté et enthousiasme, d’autres trouvailles qui ont aussi participé à sa notoriété, en élargissant notablement le domaine des possibles. Par exemple l’apparition du « vocoder » sur l’album « Sunlight », pour « remplacer sa voix et faire de lui un vrai chanteur », l’adoption du « clavitar », renommé plus tard le « keitar », cet étonnant clavier qu’on porte comme une guitare, découvert au Roxy, entre les mains de son éminent confrère George Duke. Du succès, il en a aussi eu après sa découverte du « scratch », grâce à l’album « Future Shock » (1983) et le hit planétaire « Rockit », co-produit par Material (Bill Laswell et Michael Beinhorn). Et c’est du courage qu’il lui a fallu pour concevoir l’ambitieux « Possibilities » (2005), reprenant des morceaux pop de divers artistes, Paul Simon, Sting, Angelique Kidjo, Carlos Santana, Christine Aguilera, Jonny Lang etc… , ce dont il se confie en détail dans le film.

Nous sommes enfin touchés par des séquences émotion : Le passage où Herbie Hancock aborde sa lointaine addiction au crack, dont il est heureusement sorti grâce à sa famille et ses proches, et par les témoignages de Lionel Loueke et de Roy Hargrove, ces deux grands artistes ayant été particulièrement marqués par leur collaboration avec Herbie Hancock, garant de leur liberté de jeu et créateur de « jamais entendu ».

En découdre avec l’inconnu, telle pourrait être la devise de ce véritable « caméléon » du jazz qu’est Herbie Hancock, un monument de créativité et de générosité, encore en activité à 84 ans, et auquel ce film beau, profond et sincère, rend un magnifique hommage.
« La prise de risque est une grande aventure et la vie devrait être pleine d’aventures » Herbie Hancock.

Réalisateur : Patrick Savey – Zycopolis – Film de 2024

https://zycopolis.com/patrick-savey/

Richard Berthou et Patrick Savey – © Dominique Poublan (Dom Imonk)


18 heures

Soundtrack…To a Coup d’État

Indépendance du Congo, CIA et instrumentalisation des Jazzmen américains.

Quand on considère le climat très inquiétant qui se développe ces temps-ci tout autour de la Planète, notamment en matière politique, on s’aperçoit que les choses n’ont pas beaucoup changé, par rapport à 1960, année sur laquelle revient ce film, en particulier sur l’indépendance du Congo en juin de cette année et la privatisation qui s’ensuivit des ressources en uranium du Haut-Karanga. Pour mieux situer ce contexte, nous sommes en pleine guerre froide et, de plus, la perspective du rééquilibrage des forces au sein de l’ONU, du fait de de l’entrée en son sein des États Unis d’Afrique, représentés par le Président Patrice Lumumba, ne plait pas du tout à la Belgique et aux États-Unis, d’autant qu’ils perdraient là tout contrôle sur l’uranium, matière ô combien convoitée par l’Amérique, pour assurer sa force de dissuasion nucléaire. Sur cet échiquier devenu bien instable à leurs yeux, un seul pion va les gêner, Patrice Lumumba, qui sera assassiné suite à un coup d’État.

Cet évènement terrible ne l’est pas moins que la grande hypocrisie de la CIA qui envoya sur place Louis Armstrong pour endormir l’opinion publique avec du jazz, et masquer ainsi ces horribles machinations politiques assassines. Le réalisateur remarque qu’à chaque évènement morbide à cacher, ou besoin de taire des agissements de basse politique, les États-Unis ont utilisé des artistes comme Duke Ellington, Miles Davis, Nina Simone, Ella Fitzgerald ou même John Coltrane, pour détourner leur image culturelle respectée à leurs propres fins, histoire de les blanchir. Un comble quand on sait l’odieuse ségrégation raciale qui habite ce pays, encore très présente aujourd’hui !

Ce film ambitieux, dont c’était l’avant-première, raconte tout cela sur un rythme haletant, alimenté par un fourmillement de détails avec force photos, extraits d’archives et de commentaires de personnalités telles que Andrée Blouin, militante et conseillère de Patrice Lumumba, In Koli Jean Bofane, auteur, et Nikita Khroutchtchev, célèbre pour ses coups de chaussures sur son pupitre d’assemblée. Le jazz tient lui aussi une place importante dans ce flot d’émotions et de découvertes, et la bande musicale devient elle aussi actrice de cette troublante histoire. Même si cette musique fût jadis utilisée à contre-emploi par d’obscurs politiciens, le fait qu’elle soit ici partie prenante d’un tel film, et de significative façon, lui permet de reprendre sa place comme langage d’engagement et de résistance, ce qu’elle a très souvent été. A titre d’exemple, parmi tant d’autres, Johan Grimonprez rappelle dans les notes de son site, qu’en février 1961, Abbey Lincoln et Max Roach, artiste de jazz militants, s’étaient introduit dans une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU, afin de protester contre le meurtre de Patrice Lumumba.

Pour conclure sur ce film passionnant, qui interroge, nous fait peur par moment, mais nous invite aussi à réfléchir et à prendre conscience, voici quelques réflexions éclairantes du réalisateur : « Je trouvais intéressant de concevoir un film où les discours politiques devenaient les paroles d’une composition de jazz […] » et « La politique divise pour conquérir, la musique, elle, rassemble […] » . A méditer…

Réalisateur : Johan Grimonprez – Film de 2024

https://johangrimonprez.be/main/home.html

Richard Berthou – © Dominique Poublan (Dom Imonk)

Par Dominique Poublan (alias Dom Imonk), texte et photos. Affiches par Musical Écran