Du Jazz au Festival Musical Écran – Édition 2023.

Pour sa neuvième édition, le Festival Musical Écran a encore une fois prouvé l’éclectisme et l’engagement de sa programmation, en proposant pas moins de 24 films, dont 13 avant-premières et 8 en compétition. Elle aborde un large éventail de styles musicaux, parmi lesquels le jazz occupe bonne place, dans des documentaires souvent inattendus, loin des évidences faciles, ce qui a toujours été sa marque. Cette année, les séances se sont déroulées à Bordeaux du 13 au 19 novembre, au Théâtre Molière et au Megarama, ainsi qu’à la Cour Mably pour les concerts. Au final, les organisateurs ont annoncé plus de 3 700 participants au festival, soirées musicales incluses, dont 3000 aux projections, ce qui est un franc succès !

Rappelons que Musical Écran est toujours chapeauté par Bordeaux Rock, indispensable association animée par José Ruiz (président), Richard Berthou (vice-président), assistés d’Aymeric Monségur (communication et programmation), de Manu Cier et de Constance Michaud-Nancy (promotion, partenariats). Merci pour leur invitation et l’accueil chaleureux !

Voici le palmarès 2023 :

Prix du Jury : « And still, i sing » (Canada – 2022), un film de la cinéaste afghano-canadienne Fazila Amiri qui est « un appel à l’action pour soutenir les activistes qui continuent à défendre les droits des femmes en Afghanistan ».

Mention spéciale du jury : « Max Roach : The drum also waltzes » de Sam Pollard et Ben Shapiro (USA – 2023). Nous allons revenir sur ce film passionnant.

Prix du public : « Brigitte Fontaine : Réveiller les vivants » de Benoît Mouchart, Yann Orhan et Aurélien Guégan (France – 2023). A noter que ce film que nous n’avons malheureusement pas pu voir s’appuie notamment sur une « captation inédite d’un live avec le Art Ensemble of Chicago ».

Prix jeune public : « Sankara » de Yohan Malka (Burkina Faso, France – 2022).

https://www.bordeauxrock.com/le-palmares-2023-de-musical-ecran/


Max Roach : The Drum Also Waltzes

Vendredi 17 novembre – Théâtre Molière

« Une batterie qui peut aussi valser » quel titre bien choisi pour évoquer l’histoire mouvementée du grand Max Roach ! Un chemin admirable, pavé d’invention, de prises de risques, le poing de l’activisme levé à tous vents ! Mais, avant de nommer ce film de Sam Pollard & Ben Shapito, qu’a proposé Musical Écran en avant-première, ce qui nous a ainsi permis de (re)découvrir l’époustouflant parcours de ce géant du jazz, « The drum aslo waltzes » est surtout le thème qui ouvre d’album « Drums unlimited », sorti sur Atlantic en 1966. Album et morceau phares, parmi beaucoup d’autres, à l’esprit d’ouverture encore très actuel en 2023, dont le côté « sans limite » ressort à tout moment des images et commentaires qui défilent, et témoignent ainsi de plus de 30 années de la vie de ce musicien hors normes.

Max Roach est tombé tout jeune dans la marmite magique du jazz et a finalement adopté la batterie, devenue son instrument favori, auquel il donna bien vite un langage neuf. Fini le simple outil rythmique traditionnel, bienvenu à un instrument plus complet, mélodique, ouvert à une liberté nouvelle de tonalités et de couleurs. Cette approche révolutionnaire fut la bienvenue au milieu des années quarante, dans le courant bebop naissant, auquel il participa aux côtés d’autres géants du style comme Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk et Miles Davis. C’est après une dizaine d’années qu’il participa à créer le hard bop, en réunissant un quintet d’exception formé de Clifford Brown, Harold Land, plus tard remplacé par Sonny Rollins, Richie Powell et George Morrow. Malheureusement, la mort de Clifford Brown et de Richie Powell lors d’un accident de la route mis fin à cette magnifique association, et plongea Max Roach dans une immense tristesse, dont il ne s’est jamais vraiment remis. De manière très touchante, le film évoque cette détresse avec beaucoup de tact et de tendresse.

Les années soixante verront l’appui déterminant de Max Roach à la cause afro-américaine, avec notamment le remarquable « We insist ! Max Roach’ s Freedom now suite », auquel participa Abbey Lincoln qui partageait alors sa vie. Tirés de ce disque, « Driva’ man » et « Tears for Johannesburg », évoqués dans le film, sont bouleversants ! Mais son engagement civique, aussi estimable soit-il, ne fût pas du goût de certains frileux labels qui le tinrent à l’écart pendant un certain temps. Qu’à cela ne tienne, d’autres prestigieuses collaborations suivirent pour lui, parmi lesquelles celle menant au célèbre « Money Jungle » avec Duke Ellington et Charlie Mingus.

La « valse » des audaces de Max Roach, ce furent celles de « Drums Unlimited » évoqué plus haut, mais aussi dans les seventies la création de « M’Boom », un orchestre de percussionnistes, au saisissant langage. Par ailleurs, le formidable « Max Roach with The J.C. White Singers « Lift every voice and sing » fut un véritable pied de nez à un jazz qui s’électrisait alors, un époustouflant manifest gospel, tout aussi électrocutant que ne l’était le jazz-rock d’alors ! Pour clore l’épisode 70s, ne pas oublier deux épisodes marquants du batteur en duo plutôt free : celui avec Archie Shepp « Force – Sweet Mao – Suid Afrika 76 », ou encore avec Anthony Braxton « Birth and rebirth ». Enfin, personne ne sera surpris que, dans les eighties naissantes, Max Roach ait aussi valsé dans l’univers hip-hop eighties de Fab 5 Freddy !

D’une manière sensible et rythmée comme l’est la musique de Max Roach, ce film richement documenté a marqué les esprits et captivé un public où toutes générations étaient présentes, comme ces deux jeunes batteurs, étudiants au Conservatoire de Bordeaux, placés au deuxième rang derrière nous, visiblement scotchés par ce qu’ils venaient de voir !

Une courte mais passionnante conversation téléphonique en visio avec Raoul Roach, l’un des fils du génial batteur, a conclu cette divine soirée, livrant un message inspirant, sur la musique, la démocratie, le changement, le social, l’héritage spirituel de Max Roach à la jeune génération !

Le 10 janvier 2024 sera le centenaire de la naissance de Max Roach, qui sera d’ailleurs célébré le 26 janvier au New Jersey Performing Arts Center (NJPAC) avec une pléiade d’artistes de renom.

https://www.njpac.org/event/freedom-now-suite-celebrating-max-roachs-centennial/

Pour conclure ce billet, voici quelques témoignages tirés de ce film (traduction maison !) :

Intervieweur : Considérez-vous cette musique comme une arme ?

Max Roach : Vous voulez dire comme une arme dans la lutte contre la discrimination et des choses comme ça ? Parfois, la musique est utilisée, par exemple, pour rendre les gens heureux et joyeux, mais à certaines occasions, nous utilisons la musique comme une arme contre l’inhumanité de l’homme envers l’homme.

Max Roach : Tout ce que j’ai écrit et enregistré avait à voir avec le mouvement.

Sonny Rollins : Jouer avec Max, c’est le paradis ! »

Sonny Rollins : Il y avait un nouveau sentiment politique parmi ces gars-là, et Max en est l’exemple.

Questlove : Max était l’un de ceux qui redéfinissaient ce que serait la musique à chaque décennie. Il ne s’est jamais reposé sur ses lauriers.

Fab 5 Freddy : Max et ses gars étaient toujours à l’écoute de la nouveauté et de l’avenir.

Intervieweur : Il nous a tous fait comprendre qu’il n’y avait pas de frontières. Il n’y a pas de frontières dans l’expérience humaine, il n’y a pas de frontières dans la musique.

Harry Belafonte : Il n’essayait pas d’être quoi que ce soit, il l’était déjà.

Par Dom Imonk, affiches Musical Écran


Éthiopiques : Suite Magnétique – Les origines de l’underground éthiopien

Samedi 18 novembre – Théâtre Molière

Musical Écran c’est aussi l’art de donner des envies de voyage, et ce fut chose faite avec cette étonnante « Suite magnétique », qui nous a téléportés au cœur de l’Éthiopie. Nous avions tous plus ou moins entendu parler du fameux label « Éthiopiques », et au moins écouté quelques morceaux ou disques de cette musique au groove soul jazz assez roots, à la fois joyeuse et entêtante. Découvrir au fil des images et des mots le cheminement créatif de cet envoutant « Éthio-jazz », et apprendre que, pour mieux en saisir la richesse, plus d’une trentaine d’albums existent, couvrant une période de près de quarante ans depuis les années 60, fut une vraie révélation pour beaucoup d’entre nous ! Stéphane Jourdain, réalisateur du film était présent, ainsi qu’un représentant de l’ALCA, « Agence Livre Cinéma & Audiovisuel » qui accompagne le soutien à la production de la Région Nouvelle-Aquitaine, en partenariat avec le CNC. Sont également à la production CORPUS FILMS, LA HUIT, AUDITORIUM FILMS et QWEST TV.

Le guide omniprésent de ce documentaire est Francis Falceto, créateur du label « Éthiopiques » en 1996, mais qui fut auparavant un grand activiste découvreur dès les années 80, en fondant à Poitiers « L’Oreille est Hardie » et le « Confort Moderne », deux lieux incontournables de découvertes des musiques actuelles, trouvant refuge dans ces repaires de l’underground made in France, formant une sorte de Futuroscope musical !  Intarissable sur cette période bénie, il évoque tour à tour Pascal Pomelade, Sonic Youth, Moondog, mais aussi le soutien de la Drac et le fameux « sofa en béton », tout un symbole !

Il nous parle aussi du Théâtre de Poitiers, et d’une tournée en Éthiopie dont il revient avec un disque de Mahmoud Ahmed with The Ibex Band, inconnu au bataillon pour lui, une surprise, le choc ! Groove enchanteur, voix, son, « rien à jeter » selon lui ! Premier contact avec cette musique nouvelle qu’il décidera de faire connaître et de défendre désormais. Pour l’anecdote, Francis Falceto indique que c’est Amha Eshèté qui crée le premier disque et fondera plus tard Amha Records. Comme c’est hors la loi, du fait de la dictature qui gouverne le pays, le producteur trouve sur place un lieu afin de l’enregistrer, puis ça part en Inde pour fabrication. Au retour, le problème de douane est résolu car le chef veut un exemplaire du disque. Les autres partent en deux jours ! Première sortie en 1969. Ahma Records signera par la suite de nombreux artistes, mais en 1975 la junte militaire ordonne sa fermeture, ce qui le force à un exil aux USA jusqu’en 1993 ! A l’écoute de Alèmayèhu Eshèté, Francis Falceto évoque une « grosse énergie », le sens de la vie pas chère et du « Every body was happy », « Le son mono est incroyable, tout le monde jouait en même temps ». Suivront d’autres découvertes comme Girma Bèyènè, Mulatu Astatké et Gétatchèw Mèkurya, ce dernier jouera d’ailleurs plus tard avec The Ex et l’Either/Orchestra, l’occasion pour lui de livrer en live quelques chorus déchirants, rappelant parfois ceux d’un Albert Ayler !

Francis Falceto partira donc la première fois à Addis-Abeba en 1985, capitale d’une Éthiopie où la dictature fut en place pendant dix-huit ans. Cinq voyages se succèderont dans ce pays où le « Derg » verrouillait tout, mais tombera enfin en 1991. Couvre-feu aboli en 1992 et nombres de maisons transformées en bistrot ! Quatre-vingt voyages au total pour Francis Falceto, atteint de « collectionite aiguë », et la mission de récupérer les masters, que nettoiera plus tard Wilfrid Harpaillé, ce qui permettra la sortie du premier numéro de la collection « Éthiopiques » en 1997, douze ans après ! Tel le gardien de l’Ethio-temple musical, Francis Falceto nous confie qu’il détient à ce jour tous les masters et environ cinq cent 45 tours, « what else ? » !

Il nous parle aussi de Ali Abdela Kaifa, plus connu sous le nom d’Ali Tango, incontournable producteur et créateur du « Ethiopia’s Motown sound », visage moderne de l’Ethio-Jazz, et rappelle l’importance de tous ces musiciens, reconnus internationalement, et en particulier de Mulatu Askatké, qui participa notamment à la bande originale du célèbre « Broken Flowers » de Jim Jarmusch.

A un moment, Francis Falceto s’émerveille de voir trois gosses écouter de la musique, l’une a le casque sur la tête et un autre tente de le lui enlever, non pour lui-même, mais pour le passer à son frère, attendrissant, comme l’est le regard de celui qui les observe, fasciné même, par cette générosité pure et naturelle qu’ont entre eux les enfants… Des qualités que nous retrouvons tout au long de ce très beau film, une histoire magnifique contée par un guide dont le parcours exceptionnel, la quête, et la vision créent l’émerveillement et suscitent irrépressible envie de lui emboiter le pas !

Par Dom Imonk, affiche Musical Écran

Mably Éthiopiques Party

Samedi 18 novembre – Cour Mably

Après ces intenses journées de découvertes cinématographiques, Musical Écran a eu la riche idée de proposer certains soirs des fêtes nocturnes, histoire pour les festivaliers de pouvoir décompresser en images et musiques live. Ainsi, après la « Mably queer bordelle party » le jeudi et la « Mably electric party » le vendredi, nous voici embarqués dans la folle « Mably éthiopiques party », suite effrénée au très beau film de l’après-midi. Quoi de mieux que d’inviter Girma Bèyènè, natif d’Addis-Abeda, l’une des plus belles figures originelles et toujours présentes de la musique éthiopienne, et Akalé Wubé, bouillonnant groupe d’éthio-jazz français, volontiers friand de funk, tous ces artistes se retrouvant d’ailleurs réunis pour le disque « Mistakes on purpose », le 30ème volume de la collection « Éthiopiques » sorti en 2017 ! Après un superbe retour en septembre dernier au Studio de l’Ermitage à Paris, le concert Girma Bèyènè & Akalé Wubé à la Cour Mably était presque sold-out, le public avait bien deviné que cette soirée serait placée sous le signe de la « saturday ethio-jazz-groove night fever » !
Chanteur, pianiste et compositeur, Girma Bèyènè ouvre le set de sa voix chaleureuse, accompagné de son clavier, pour une sorte de bossa nova plutôt enlevée, révélant dès les premières notes une parfaite entente avec ses jeunes acolytes de Akalé Wubé, pas étonnant car leur nom signifie « beauté de l’âme » en amharique ! Le groupe l’entoure au mieux, Olivier Zanot (saxophone), Paul Bouclier (trompette, bugle, krar, percussions), Loïc Réchard (guitare), Olivier Degabriele (basse) et David Georgelet (batterie) le servant autant qu’ils le protègent, c’est beau !

Puis Girma Bèyènè se souvient d’une chanson de 1968 qu’il dédia à sa petite amie de l’époque. Ils se séparèrent quelques temps, mais tentèrent une deuxième fois de s’unir, lui osa la reconquérir, et cela marcha, « she was a queen », sa reine ! « So try a second time around » nous conseille-t-il d’un sourire entendu, nous l’écoutons, le croyons sur parole, le public est conquis par cette belle histoire d’amour ! Suit un bon gros groove en entrée puis une belle marche, puissante, bourrée de feeling, entrainante à souhait, les gens dansent, joyeux !

Paul Bouclier lance alors un étonnant chorus de krar, un instrument bizarre électrifié, sorte de petite harpe portable d’un autre temps, des sons venus d’ailleurs sur un background d’un allant étourdissant, hallucinant passage ! Nous ne quittons pas le dancefloor grâce à « Tsegérèda », « un morceau pour danser » nous dit Girma, dont la voix rappelle un peu celle d’un Jimmy Scott, en un peu moins perchée. Juste le temps de quelques mots de présentation d’Akalé Wubé qui nous disent avoir créé leur groupe pour jouer à leur manière cette musique éthiopique qui les habite depuis longtemps, que nous voici déjà emportés dans l’afro-beat brûlant de « Muziqawi Silt » de Girma. Très répétitif et hypnotique, par la magie rythmique, les notes de piano qui s’échappent de partout et un magnifique chorus de guitare qui traverse cette course comme l’éclair.

A un autre moment, on se croirait presque parachuté dans du Santana 70s, est-ce « Feqer Endè Krar (Yebèqagnal) » ? On dirait bien oui ! Guitare limpide, percussions à foison, matelas généreux de cuivres et groove à faire trembler les cieux ! D’autres pièces suivront, dans une diversité de climats, les unes fendues de chorus cuivrés, au souffle parfois carrément free, la tension allant crescendo, jusqu’à la transe collective qui ne laissera personne indemne, les autres plus calmes comme par exemple « Qurtun negerigne », Girma en conteur souriant, et Olivier Zanot offrant un superbe solo au ténor.   

Tant par le film que par ce concert, cette journée « Éthiopiques » nous a donné bien plus que de simples envies de voyage, mais une idée plus précise de la richesse de cette musique, de son message, et de la générosité des acteurs qui les portent. Elle nous pousse à l’espoir, au respect et à l’amour !   

https://www.facebook.com/akalewube

https://www.pradorecords.paris/girmabeyeneakalewube

Par Dom Imonk texte et photos, affiche Musical Écran


Elis & Tom, só tinha que ser com você 

Un documentaire sur deux géants de la musique brésilienne : Elis Regina et Tom Jobim.

Dimanche 19 novembre – Théâtre Molière

En matière de cinéma ou de musique, les « coulisses » de tournage ou d’enregistrement n’ont pas toujours été accessibles au public, pour préserver les secrets de conception des œuvres. Mais, qui n’a pas un jour rêvé de les découvrir ? Au fil du temps, ces « making-of », sont petit à petit apparu, surtout au cinéma, comme des sortes de « film dans le film », parfois même insérés à l’intérieur des DVD, ou plus tard des blu-ray, en forme de « bonus » commerciaux, qui tenaient bien souvent à de simple clips vidéo, appelés « trailers ». Avec « Elis & Tom, só tinha que ser com você », Roberto de Oliveira et Jom Tob Azulay nous ont offert bien plus que ça ! Un film complet sur les coulisses de l’enregistrement de Elis & Tom, fabuleux album enregistré au printemps 1974 dans les studios de la MGM à Los Angeles, encensé par la critique et resté culte pour tous les amoureux de bossa nova de la planète !

Avant la projection, nous avons pu apprécier la savante présentation de Christophe Loubes, journaliste à Sud-Ouest et musicien, qui nous a brossé un portrait détaillé de la bossa nova, dont il a souligné qu’elle fut d’abord reconnue par des jazzmen new-yorkais. Il n’a pas non plus manqué d’évoquer quelques artistes français qui ont aussi promu la musique brésilienne tels que Henri Salvador, Sacha Distel et Michel Legrand, auxquels nous pouvons rajouter Pierre Vassiliu.

De caractères, de parcours et de générations différents, Elis Regina et Tom Jobim étaient à l’opposé en matière d’entente et de style, et pas forcément faits pour se rencontrer un jour sur un tel projet. L’une est une jeune chanteuse, très populaire au Brésil et à l’international, une sorte de Janis Joplin de la samba, engagée politiquement, elle soutient aussi ardemment le mouvement musical « tropicaliste », l’autre est également très célèbre, remarquable chanteur et compositeur reconnu, il est l’une des figures incontournables de la bossa nova et du jazz. Ils sont à l’époque tous les deux à l’apogée de leurs carrières, et ce film va les rapprocher, en les entrainant dans un côtoiement inattendu et souriant, qui s’est révélé être une aventure à la fois créative, intime et passionnée !

Les premières images sont ensoleillées, premier contact à l’aéroport, balade dans les rues de Los Angeles au printemps, des sourires de joie de vivre et d’insouciance, aux couleurs seventies, les arbres des parcs verdoyants et l’océan pas loin. Du soleil aussi à écouter Águas De Março chantée en duo par Elis & Tom, affairés à trouver la justesse de leur ton, à s’adapter déjà l’un(e) à l’autre. Même chose ressentie un peu plus loin dans l’intimité d’une chambre d’hôtel, et plus tard dans les studios MGM où les fourmis ont les cœurs de cigales. Nous imaginons le travail, forcément incessant, les tensions, les questionnements, mais aussi les explosions de joies au bouclage de tel ou tel morceau qui fait l’unanimité. L’enjeu est énorme et parvenir à capter la profondeur d’un feeling vrai, pour mieux transpercer les cœurs et donner de l’amour, c’est aussi périlleux que l’extraction, puis le polissage d’un diamant ! Nous nous sentons invités « backstage » et la réalité des images en 16 mm, prises sur le vif, sans fard, sans manières, rend les choses encore plus belles car sincères. Nous dirions que c’était hier !

Autre grand intérêt du film ce sont des passages liés à diverses personnalités qui ont croisé Elis & Tom ou participé à cette œuvre, de courts extraits de concerts ou interviews. Ils s’intercalent çà et là, et rythment l’histoire, comme une bossa nova. Nous retenons d’abord les propos souvent touchants des enfants, ceux de Beth Jobim fille de Tom et de Joāo Marcelo Bôscoli fils d’Elis. Pour le live, ce furent Sacha Distel et Toots Thielemans pour Elis, Frank Sinatra et Gerry Mulligan pour Tom. D’autres grandes figures du jazz s’expriment aussi, Ron Carter qui participa à quelques albums phares de Jobim comme, « Wave » (1967) ou « Stone Flower » (1970), ou encore le touchant Wayne Shorter dont le projet avec Elis n’a jamais abouti, à cause du désaccord intense de son mari Oscar Castro-Neves, par ailleurs guitariste acoustique sur certaines plages et arrangeur de Elis & Tom, ce qui sembla laisser le grand saxophoniste dans une immense tristesse. En 1975, il prouva cependant son amour de la musique brésilienne avec son admirable « Native Dancer », où il invita Milton Nascimento, autre géant brésilien !

Il serait bien injuste de ne pas mentionner quelques magiciens sonores qui participèrent à la beauté de ce chef d’œuvre. Humberto Gratica, qui ne tarit pas d’anecdotes techniques croustillantes ! Il avait jadis travaillé pour Quincy Jones, et récolta des « grammy awards » grâce au groupe Chicago et à Michael Jackson ! Elis & Tom fut son premier travail solo d’ingénieur et mixeur dit-il, ce qui l’a rendu fier de faire partie de cet enregistrement historique. Billy Hitchcock, qui fut le chef d’orchestre de quelques pièces d’une hallucinante beauté ! La participation de Claus Ogerman avait un temps été envisagée, mais non retenue. N’omettons surtout pas le poids des mots chargés d’émotion des musiciens qui collaborèrent à ce disque : Cesar Camargo Mariano (piano), Hélio Delmiro (guitare), Luizão Maia (basse), Oscar Castro-Neves cité plus haut et Paulo Braga (batterie), ainsi que ceux de Roberto de Oliveira (réalisateur), de Roberto Menescal (Polydor, en 1974) et de Jon Pareles (New York Times).

Puisqu’il est ici question de cinéma, notons enfin que le morceau « Por toda minha vida» tiré de du disque Elis & Tom fut repris en 2002, dans la bande originale de « Hable con ella » de Pedro Almodóvar.

En jonglant avec les traductions, un jour, quelqu’un avait dû dire à Tom « Parle avec elle », ce qu’il fit en osant dire à Elis « Il fallait juste que ce soit avec toi », et elle de lui répondre « Pour toute ma vie ».

Elis Regina et Tom Jobim ont depuis longtemps pris un aller simple vers les étoiles, elle en 1982, lui plus de douze ans après. Ils s’y sont rejoints, et chantent à l’infini, comme des oiseaux amoureux posés sur un croissant de lune, en nous imaginant les écouter, ce que nous ne cesserons jamais de faire ! Des milliers de mercis !

 Par Dom Imonk, affiche Musical Écran