Dimanche 7 juillet 2024
Pendant le festival de Monségur, la foule se presse à l’église le dimanche matin. Certains y viennent pour écouter un prêche qui se réjouit de voir éclore de jeunes talents dans la bastide et d’autres pour savourer la messe swing. Cette année, la soliste Carole Tocah et le pianiste William Lecomte ont brillamment relevé la messe traditionnelle de saveurs Gospel, accompagnés de chorales venues du département de la Gironde (Baurech, Langon-Villandraut, Pessac et La Réole).
La journée était lancée et le programme promettait beaucoup aux festivaliers venus en nombre.
Sur la place des tilleuls, après la belle prestation des Oyster’s Dissident Brass Band évoquée dans la chronique du jour 1, la programmation de l’après-midi, placée sous le signe de l’hommage, était encore une fois très alléchante : Big Band côte sud, Fathers and sons et Tribute to the legacy of McCoy Tyner.
Big Band côte sud : Quincy Jones swing project.
A 15 heures, ont pris place derrière leurs pupitres la vingtaine de membres que compte le Big Band côte sud. Il s’agit d’une association créée en 1983 dans les Landes qui a longtemps travaillé à « arranger » la musique des plus grands compositeurs de jazz tels Count Basie, Duke Ellington, Glenn Miller avant de se tourner vers des rythmes plus latinos. Depuis trois ans, le Big Band reprend le répertoire de Quincy Jones sur des arrangements orchestrés par le directeur artistique Pascal Drapeau.
Il fallait son talent pour s’attaquer à l’œuvre de cette icône, ce musicien surdoué, d’abord trompettiste, producteur et artiste hors norme qui a su s’affranchir de toutes les barrières musicales en faisant confiance à son intuition. Il a marqué d’une empreinte indélébile le Rythm and blues et la musique afro américaine. Sa collaboration fructueuse avec Michael Jackson lui a valu une pluie de récompenses.
Les musiciens s’en sont donné à cœur joie sur un répertoire prolifique : Pascal Drapeau a rappelé que Quincy Jones a écrit des morceaux de toutes sortes, même des valses et des boogies, en façonnant des orchestrations complexes et intemporelles. Le concert a démarré avec Robot Portrait extrait de l’album The Quintessence, 1962. Il n’a pas pris une ride ! A suivi Nice‘n’Easy, un des fruits de sa collaboration avec Count Basie. Quincy Jones a également retravaillé des titres repris ce soir tels Lullaby of Birdland de George Shearing, Tickle Toe de Lester Young, The witching hour qu’il a écrit avec Sammy Nestico. Le répertoire choisi valorise la puissance des cuivres. Dans la tradition du Big Band, les solistes se succèdent, se répondent, font briller leur talent : Pièces maitresses, les trombones, trompettes et saxophones résonnent chaleureusement avec un phrasé remarquable sur une place inondée de soleil. On peut citer Pascal Drapeau à la trompette, Sylvain Gutierrez au saxophone ténor, Sébastien «Iep »Arruti au trombone qui varient leurs effets au service de l’harmonie. Les notes glissent et swinguent avec élégance sous les doigts de Vincent Lajus. La direction de Pascal Drapeau et la technique irréprochable de tous nous ramènent aux grandes heures des Big Bands. Le rythme est sensuel et captivant ou bien enlevé et festif. Chacun interprète remarquablement bien sa partition pour le plus grand plaisir des danseurs sur Choo Choo Ch’Boogie en fin de concert.
Nous nous quittons, les oreilles comblées, sur un Moanin’ velouté que Quincy Jones reprenait avec son Big Band dès 1959.
Fathers and sons : The Doriz and Pastre families
invite Ronald Baker.
Restons dans la célébration en accueillant sur scène Fathers and sons : The Lionel Hampton /Illinois Jacquet Ceremony invite Ronald Baker.
Il s’agit d’une affaire de famille avec d’un côté les Pastre : Michel, le père au saxophone Ténor et César à l’orgue et de l’autre, Les Doriz avec Dany le père au vibraphone et Didier (Dorise) à la batterie. Leur projet a été récompensé par le prix Jazz Classique 2022 décerné par l’Académie du Jazz.
Passionné par le swing, Michel Pastre compte parmi les tous meilleurs saxophonistes. Inconditionnel de Lester Young et de Count Basie, il a longtemps dirigé un excellent Big Band pour faire revivre cette musique qu’il vénère tant. Il a été cité comme l’un des 3 meilleurs saxophonistes de l’année 2003 par Jazz magazine. Il est à signaler qu’il est également parrain des classes jazz 2023/2024 du collège de Monségur.
Quant à Dany Doriz, l’emblématique patron du Caveau de la Huchette et porte flambeau du jazz traditionnel, sa longue carrière l’a amenée à se frotter aux plus grands musiciens.
Les deux fistons, au talent indéniable, ont reçu en héritage cet amour indéfectible d’une musique qui traverse les époques en gardant son authenticité. Le projet s’attache à faire revivre les joutes mémorables des deux monstres sacrés que sont Lionel Hampton au vibraphone et Illinois Jacquet au saxophone Ténor.
Deux showmen qui vivaient pleinement leur art avec fougue et exubérance. Le premier a donné au vibraphone une vocation de soliste. Le second a apporté au saxophone ténor un fort vibrato avec des débordements dans les sur aigus sur tempo rapide et un jeu plus lyrique sur les ballades. Son style « Texas ténor style » est resté emblématique pour une génération de musiciens.
Père et fils ont choisi d’approfondir un répertoire qui rend hommage à des légendes en déroulant avec passion un chapelet de standards. Le concert commence avec The Chase de Dexter Gordon, grande figure du Bop ténor. Il y aura ensuite un morceau du fougueux Milt Buckner qui a joué dans l’orchestre de Lionel Hampton comme le rappelle Dany Doriz : L’incroyable swing du Boogie-Woogie convient parfaitement au jeu coloré de César Pastre et les danseurs ne se font pas prier, une fois de plus ! Tout le concert est marqué par la grosse performance technique que délivrent les 4 musiciens. Dany Doriz est toujours aussi inspiré derrière son vibraphone où il varie nuances sonores et harmonies. Tous produisent un jeu puissant, au phrasé net sans être démonstratif. Didier Dorise est très solide en soutien rythmique. Ronald Baker va entrer en scène sur le 4ème morceau. Comme ses hôtes, le chanteur et trompettiste américain nourrit une passion sans limites pour le jazz classique. Il s’inscrit dans la lignée prestigieuse des trompettistes chanteurs : Louis Armstrong, Dizzy Gillespie, Chet Baker. Showman et crooner, il interprète notamment Love was made for me and you de Bert Kaempfert et Milt Gabler et des morceaux plus rythmés tel Take the A Train de Duke Ellington. Sa trompette apporte une note chaleureuse et dynamique à l’ensemble.
Sur un dernier blues, il utilise sa main comme une sourdine laissant un son feutré s’échapper dans les aigus.
Merci messieurs pour cette cérémonie swinguante.
Dernier concert du festival et sans doute l’un des plus attendus : McCoy Tyner Légends, Tribute to the Legacy of McCoy Tyner.
Traditionnellement, le festival de Monségur se clôture en beauté sur le concert d’une figure internationale. On peut citer des invités prestigieux venus ces dernières années : Monty Alexander, Kenny Barron, Emmet Cohen….
Le millésime 2024 ne déroge pas à la règle avec un quintet exceptionnel qui va faire revivre la musique d’Alfred McCoy Tyner, décédé en 2020 à l’âge de 81 ans.
Aussi important qu’Herbie Hancock et Bill Evans dans l’histoire récente du piano jazz, McCoy Tyner est surtout connu pour avoir fait partie du légendaire quartet de John Coltrane aux cotés de Jimmy Garrison et Elvin Jones. Leur interprétation de A love Suprême en 1965 sous la pinède de Juan les pins fait encore frissonner ceux qui ont eu la chance d’y assister ! A leurs côtés, il développe son goût pour l’improvisation et, en 1965, prend son envol pour une carrière internationale qui l’amènera à jouer en quartet, en trio, en Big Band ou en solo et à multiplier les collaborations avec Thad Jones, Lee Morgan, Wayne Shorter… Désormais, McCoy Tyner figure au panthéon des pianistes d’exception qui ont influé sur la trajectoire du piano jazz : « McCoy Tyner, c’est avant tout un jeu de piano unique, une couleur harmonique reconnaissable entre mille, un son d’une puissance phénoménale mais jamais agressif, avec cette force tranquille très Monkienne qui vous prend aux tripes et vous emporte dans la danse ». Extrait de l’hommage rendu par Philippe Michel dans Jazz Magazine en Avril 2020.
Faisons maintenant les présentations des musiciens qui ont en commun d’avoir gravité autour de lui et de son œuvre :
Commençons par le fidèle d’entre les fidèles : Avery Sharpe à la contrebasse a enregistré plus de 20 disques avec McCoy Tyner, sa composition January in Brazil figure sur l’album Journey, primé en 1995 comme meilleur album de grand ensemble de jazz.
Chico Freeman au saxophone produit des prouesses techniques sur ténor et soprano qui le classent parmi les saxophonistes importants. Il s’est ouvert à de nombreuses cultures en jouant avec McCoy Tyner mais aussi The Temptations, Chucho Valdés, The Eurythmics…
Steve Turre au trombone a eu une carrière hors norme qui l’a vu débuter avec Ray Charles et croiser la route de Dizzy Gillepsie, Horace Silver, Van Morrisson, Santana…On verra toute à l’heure qu’il est également spécialiste des conques.
Fait notable, il a participé à l’enregistrement de l’album Journey du Big Band de McCoy Tyner.
Quant à Ronnie Burrage à la batterie, il a joué avec Lester Bowie, Marcus Miller, Wynton Marsalis. Il a rencontré McCoy Tyner à Montreux.
Enfin, l’italien Antonio Faraò au piano. Il pourrait être l’héritier spirituel de McCoy Tyner qu’il considère comme l’un de ses modèles. Habitué des collaborations prestigieuses, Il a réussi à sidérer Herbie Hancock par « sa conception harmonique, la joie de ses rythmes, son sens du swing, la grâce et l’ingéniosité de ses lignes mélodiques d’improvisation. »
McCoy Tyner affectionnait le jeu en petite formation sur piano acoustique où chacun ancre sa légitimité dans l’écoute des variations harmoniques et rythmiques. Le point d’équilibre a été trouvé par ce casting 5 étoiles qui s’est emparé d’une partie de son répertoire. Les morceaux choisis, majoritairement composés entre 1967 et 1977, rendent compte de sa créativité extraordinaire et de son gout pour les musiques afro américaines et les musiques du monde. Le concert s’ouvre sur Festival in Bahia, festival qui rend hommage au métissage de sa population et à son identité africaine. C’est un prétexte pour présenter le quintet où chacun joue finement sa partition sur un morceau qui s’étire sur une mélodie entêtante. Sur Passion Dance, le pianiste montre ses muscles dans une dynamique rythmique renversante. Chico Freeman et Avery Sharpe délivrent chacun un excellent chorus avec beaucoup de variations rythmiques. Les superlatifs nous étreignent pour définir le jeu de ces magnifiques musiciens qui parviennent à être tout à la fois dans la finesse, la puissance et la subtilité. C’est monstrueux! A leur tour, batteur et contrebassiste essaient de se surprendre en improvisant mais bien sûr, l’accord de la rythmique reste parfait.
On a vu qu’ Antonio Faraò avait la lourde tâche de remplacer le maestro. Il lui faut dégager de la puissance tout en ayant un phrasé délicat. Il fait preuve d’une qualité de jeu exceptionnel en se révélant très subtil sur You taught my heart to sing: Les notes s’égrènent sur une mélodie au tempo lent, les balais de Ronnie Burrage caressent les peaux et les cymbales. Que c’est bon de se laisser porter par tant d’élégance et de raffinement. Antonio Faraò est en revanche percussif sur African Village, le piano sonne comme un tambour. Sur ce morceau, Steve Turre, le maître incontesté du trombone nous démontre qu’il est également un excellent joueur de conques. Il souffle dans des coquillages dont la taille module le son produit. C’est très évocateur et en fermant les yeux pour se rendre pleinement disponible, on voit très distinctement la vie qui traverse un village africain. Les instruments s’emballent puis vient la délicatesse d’un soprano qui se pose, apaisant, sur le rythme africain imprimé par la rythmique. McCoy Tyner disait d’Avery Sharpe qu’il avait une rythmique impeccable : il se révèle un soliste de grande qualité sur Blues on the corner.
A la fin du concert, le public ému, debout, se sentait en communion spirituelle avec ce plateau de all-stars intergénérationnel pour saluer la richesse et la complexité des schémas mélodiques, le lyrisme et leur grande musicalité.
Ce concert époustouflant était la meilleure manière de conclure ce magnifique festival.
Un grand merci aux organisateurs et aux bénévoles du festival d’avoir rendu possible ces 3 journées exceptionnelles !
Christine Moreau
Galerie photos, Alain Pelletier, Philippe Marzat
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