Michel Lambert – Ars Transmutatoria – Iku-Turso

Jeannette Lambert : Voix, Poésie / Jérôme Lambert (van garden) : Voix, Poésie / Théo Lambert (beamer!) : Voix, Poésie / Jorma Tapio : Saxophones, Flûtes / Raoul Björkenheim : Guitare / Sampo Lassila : Contrebasse / Michel Lambert : batterie, Dessins

Michel poursuit son travail intitulé : Ars Transmutatoria, qui nous en a déjà fait voir de toutes les couleurs (Bleu, Rouge, Bronze, Orange…). Concept d’écriture expérimental, exploré depuis ‘Journal des Épisodes’ (dessins de 1988, musique en 1992), basé sur la traduction musicale d’œuvres graphiques produites de traits, couleurs, matières organiques… résumant un lieu, une émotion-sensation (Jeannette retient quant à elle la vibration, l’énergie de l’endroit choisi, qu’elle transforme en texte.) servant de support de lecture (sorte de partition) aux musiciens convoqués.
Enregistré à Helsinki en juin 2022, avec d’anciens complices, il s’agit là d’une réelle entreprise familiale. Les enfants de Michel et Jeannette, Jérôme et Théo, qui participaient à la production et au graphisme des disques, passent du bon côté des micros. Après avoir ‘profité’ du temps offert par la période de confinement pour s’essayer au rap underground et au freestyle, maman les a jeté dans le bain pour freestyler sur les compos de papa, continuant, elle, son « processus de superposition de haïku de rêve mélodique sur les réactions aux partitions visuelles. Les résultats sont poétiques et étranges, sombres et mousseux. » (dixit l’intéressée)
L’inspiration des dessins-partitions de cet opus vient de chimères, évocation d’animaux fantasques antédiluviens, toujours présents dans le subconscient collectif, inspirant peur, surprise, panique, attirance malsaine, réactions de violence ou tétanique, évoqués par des couleurs camaïeux sombres dans la vision du peintre, avec néanmoins, au milieu de la tourmente,  un témoin d’humanité, plus clair, sorte de voile d’esquif perdu dans le chaos primordial, claquant comme un drapeau d’espoir et de rédemption. (Iku-Turso est un monstre marin maléfique de la mythologie finnoise)
Mais ce thème n’est pas le seul sujet du disque, l’ouverture se fait dans un calme relatif avec la voix de Jeannette, une histoire de rêve…, ponctuée de flûte vibrante, contrebasse presque hésitante, quelques frappes de peaux… mystérieux.
Arrive le ‘freestyler’, il déclame son texte un peu comme une lecture accompagnée époque ‘Beat Generation’, pour nous plonger dans les ‘Vagues sombres’. Les frappes sont plus insistantes, la flûte se libère et éructe par turbulences imprévisibles, l’archet gronde et soulève des masses de flots qui ne retombent pas.
Retour de la dame. Folie inexprimée à fleur de voix, le mystère s’épaissit, longue notes d’une flûte qui refusent de s’évaporer, les cordes de la contrebasse suivent et cernent le chant, l’empêchant de fuir vers la lumière invisible, celles de la guitare égrènent un désir de violence contenu, dégoulinent sur la voix qui cherche encore à prendre de la hauteur . Éclat de batterie puisant dans les bas-fonds, des remontées de magma déjà froid.
Lecture mâle, guitare incisive, glacée, flûte lâchée en bourrasque tempétueuses après une brève accalmie. Les coups sur peaux et bronze pilonnent le temps inexistant, puisant dans le chaos primordial ce qui deviendra, peut-être, en d’autres temps, une forme d’ordre en équilibre.
La voix de Jeannette renonce à surfer au-delà de la fournaise infernale et glacée. Prise au piège du saxo qui s’est élevé, embarqué dans les tornades furieuses qui se croisent et croissent, elle se débat pour sauvegarder un semblant de sérénité, avalent ses larmes amères pour n’en rajouter aux éléments qui ne cessent de lutter autour d’elle, impuissante, elle cède et finit par participer à la décadence d’un monde qui n’a pas eu le temps d’exister.
Texte acide récité dans une ambiance de vents et cordes dispersés, que les coups de bâtons de Michel ne cherchent plus à relier. Un sentiment de danger imminent qui ne se montre pas.
Enfin, dernière image lue : le chaos s’est définitivement installé, pas de rémission, la lumière n’apparaîtra pas. Les dernières forces de Jeannette lui servent à ne pas sombrer, à influer sur les courants telluriques maléfiques qui ne pourront la happer entièrement. Drapeau chancelant d’un espoir incertain, derrière la voix chancelante, pourtant perdure la force du désir de rémission, l’appel au calme qui viendra, après que la tempête se soit épuisée…
Beauté froide, tempérée du chant diaphane mais concret de la douceur du cœur de l’humanité à venir.
L’ordre viendra du chaos… le temps que le pouvoir ne le renvoie dans les limbes de la destruction.

Michel Lambert – Ars Transmutatoria – Primati Primi

Jeannette, Jérôme (van garden) et Théo (beamer!) Lambert : Voix et poésie / Matt Renzi : Saxophone / Greg Burk : Piano / Federica Michisanti : Contrebasse / Michel Lambert : Batterie.

Un mois plus tard, studio de Rome, même style de compositions, même cellule familiale accompagnée de musiciens locaux, entre vieux potes, dont l’excellent pianiste que l’on a déjà  croisé dans les enregistrements récents de Michel…
Autre lieu, autres inspirations-partitions, d’autres musiciens… un autre feeling.
Les étendues givrées du grand nord font place à la douceur méditerranéenne et à la chaleur latine.
En place de la guitare cristalline et cassante comme du givre, le piano tendre et passionné de G. Burk accompagne la chanteuse dans ses élans rêveurs, tempère les violences latentes des speakers. Un plaisir de retrouver ce jeu ouvert et  inventif, attentif avec ses oreilles grandes ouvertes. Lyrisme, swing, notes bleues, suites contemporaines, distribués avec attention et justesse, précision et ce qu’il faut de folie.
Le nouveau saxophoniste, dans un genre encore assez free, se plie généreusement aux implications de l’air mouvant induit par le désir général de toujours rassembler les éléments du groupe dans une harmonie commune, sans exclure pour autant les débordement intempestifs de certains chorus explorant toute la surface des compositions en poussant jusqu’à la compréhension de la motivation du dessin-écriture.
Contrebasse plus souple, solide dans son attitude verticale, parfois féline, gracieuse, avec une franche volonté d’affirmation d’indépendance à travers un accompagnement rigoureux dans l’esprit de ce qu’il se passe, en un mot : féminine mais pas que !
On sent Michel très à l’aise dans ce cadre, fut-il sans limite établie. Toujours à l’écoute, en tension permanente pour rebondir sur chaque impulsion nouvelle, soutenant, invectivant, guidant, relançant l’ensemble et chacun des membres, élargissant les balises floues proposées dans ses thèmes graphiques  restant encore chargés de mystère, cependant plus ludiques et d’interprétation moins sévère. Ses fûts et peaux résonnent tout le long du disque dans des tempi aléatoires qui n’ont de règle que de surprendre tout en ponctuant justement chaque expression. En alliant tellurique et céleste, c’est un arbre cosmique qui relie le ciel à la terre. Battement irrégulier du cœur d’un corps coordonné, où toutes interventions ne sont produites que pour le bien-être général.
Autre nouveauté : les voix, féminine et masculine, se mélangent, s’enchaînent sans se confondre. Le chant de Jeannette est joyeux, mélodieux, toujours aventureux, astucieux, charmant-charmeur, elle sourit tendrement en couvant ses chanteurs de garçons de bienveillance. Les boys s’en ressentent assagis, mordant tout de même, expressifs, moins vindicatifs. La poésie de leurs diatribes tient des modulations plus recherchées, du rythme contrôlé de leur scansion, de la charge des lettres, mots et phrases aux césures calculées et aussi de l’attention permanente que leur porte les compagnons présents.
Un sens convivial mène l’ensemble. On entend de vieux amis deviser de concert ; des éclats de voix, questions-réponses, chuchotements, interrogations intimes, convictions partagées, pas de conflit irrésolu. On entend l’air du temps qui passe, la vie qui est là. On entend le plaisir des talents qui s’offrent à se frotter, avec des étincelles dans les doigts et les voix, pour un feu de joie éternelle dans un instantané renouvelé.

Deux disques inséparables. Deux facettes d’un même projet. Une réussite !

Par : Alain Fleche
Chez : JazzfromRant