En visite chez Aylin Cymbals

Les premières cymbales seraient apparues en Inde au 3ème siècle avant JC. La tradition turque de fabrication des cymbales date elle du XVIIe siècle. De nos jours, la Turquie est quasiment le seul pays producteur. Il y a des fabrications industrielles et encore pas mal d’ateliers artisanaux où les cymbales sont faites « à la main ». C’est dans l’un d’entre eux que Sultan Kaya, installée dans la Métropole bordelaise, est allée pour créer de toutes pièces sa propre gamme et la marque Aylin Cymbals. Bien implantée dans le milieu culturel et musical, l’organisation de spectacles, la régie, les actions culturelles mais pas du tout musicienne à la base et encore moins forgeronne, elle s’est lancée il y a à peine plus de dix ans dans cette voie.

Sultan Kaya, une passionnée

Action Jazz : Sultan, comment t’es tu retrouvée « cymbalière » ?

Sultan Kaya : mes parents étant d’origine turque, tout le monde me disait « ramène nous des cymbales quand tu vas en Turquie ». L’idée a fait son chemin et lors d’un voyage là-bas en 2008 je me suis dit, je vais voir comment ça se passe, ça m’intéresse parce que c’est du fait main, artisanal, ça fait un pont entre les origines de mes parents et nous ici, acteurs culturels. J’ai trouvé ce format pour communiquer avec les gens, faire du lien. Je communique maintenant avec un nuancier sonore. J’ai commencé avec quatre séries (1) que j’ai fait tourner avec différents artistes pendant deux ans, pour qu’on valide mon travail avant de monter ma boîte.

AJ : déjà avec des cymbales fabriquées spécialement pour toi ?

SK : oui, quatre séries fabriquées avec le maître artisan. Etant dans le milieu culturel comme régisseuse ou bénévole ça me permettait de contacter les batteurs et de leur proposer d’essayer. Tout le monde s’est impliqué de suite en m’ouvrant les portes, les acteurs locaux Patrick Duval, Eric Roux, Sophie Trouillet, Francis Vidal (2), bien d’autres… Je suis ainsi intervenue en tant que cymbalière et aussi pour expliquer les processus de fabrication. J’ai ainsi pris conscience qu’il était aussi intéressant de transmettre ce savoir-faire auprès des musiciens qui jouent souvent des cymbales sans savoir ce qu’elles ont subi auparavant.

AJ : quel matériau utilises-tu ?

SK : je fais uniquement du B20, un alliage haut de gamme (3), les cymbales sont façonnées à la main, finition main évidemment. Il ya bien sûr des étapes mécaniques. Avec ces quatre séries j’ai rencontré énormément de monde. Je viens de la musique actuelle

AJ : comment définis-tu la musique actuelle, il y a de nombreuses interprétations ?

SK : c’est la musique amplifiée. J’en suis venue au jazz quand j’ai rencontré Dédé (4). Là j’ai compris qu’il se passait quelque chose, il ne jouait pas comme les autres batteurs. Là je découvre le jazz et je me dis qu’il y a quelque chose d’intéressant à faire. Et depuis j’en suis à 19 séries, 300 articles avec différentes sonorités. Maintenant je suis en capacité d’affiner un set sur mesure, avec parfois des pièces uniques. Ce sera au sein de la même gamme mais avec une note différente.

AJ : comment as-tu démarré alors ?

SK : l’envie de me lancer. Avant ça, j’avais été embauchée comme coordonnatrice dans une structure associative qui aidait les nouveaux entrepreneurs aquitains sur des projets totalement différents. J’avais mes quatre séries alors j’ai dit pourquoi pas moi.

AJ : d’où vient le nom Aylin ?

SK : Aylin c’est le prénom de ma nièce, née à ce moment-là. Je me suis dit que le projet allait évoluer en même temps qu’elle, sous le regard de cette enfant. Elle est très impliquée, elle nous suit, elle nous encourage, elle a 11 ans maintenant. Chaque série a un nom qui est un clin d’œil à un ressenti, à des lieux visités, à des évènements personnels ou historiques.

AJ : elle joue de la batterie ?

SK : non mais mon neveu est en train de s’y mettre, j’aimerais bien qu’elle aussi, mais on ne va pas la forcer. Même moi je ne suis pas musicienne, j’ai bien essayé plusieurs fois mais je préfère le plaisir que me procurent les musiciens.

Des endorsements avant tout humains

AJ : tu es seule à gérer l’entreprise ?

SK : non, je me suis entourée d’une équipe comme José Fillatreau (5) qui est là et nous a rejoint il y a bientôt quatre ans. Si je compte les batteurs endorsés, on est une bonne trentaine sur des profils très différents et complémentaires ce qui permet de mettre en avant les cymbales. L’endorsement se fait au fil des rencontres, des entretiens. L’endorsement est une collaboration humaine, un accompagnement. J’endorse sur trois ans, j’interviens sur la longueur dans le suivi des projets.

AJ : tu travailles avec tous les styles

SK : Oui, même si je suis issue des musiques actuelles. Le jazz, j’y suis venu avec Dédé, à Marciac. José m’accompagne pour le jazz, il y excelle, il en connaît les codes. Je reviens à l’endorsement, ce qui compte c’est ce que la personne endorsée va apporter au projet Aylin, c’est un échange, on se nourrit mutuellement. Evidemment je suis énormément sollicitée et de plus en plus. Je ne cherche pas la notoriété du batteur mais la personne que j’ai envie de suivre dans son cheminement. Des jeunes notamment, les accompagner vers leur métier.

AJ : avec qui as-tu travaillé ici en jazz ?

SK : pas beaucoup pour le moment, Didier Ottaviani a travaillé longtemps avec moi, Jeff Balard joue de temps en temps avec mes cymbales, Philippe Valentine, Jeff Laborde. J’ai aussi équipé le Conservatoire.  J’ai rencontré Christian Vander, Manu Katché… Simon Goubert joue une des China (6). Mais le jazz j’y viens fort, j’ai tout ce qu’il faut. Je suis partante pour vous suivre sur un festival jazz. Cette musique m’a apporté beaucoup sur la conception des cymbales.

AJ : et oui dans le jazz ce n’est pas seulement un instrument rythmique.

SK : leurs harmoniques comptent en effet et elles sont fondamentales. En voyant jouer Dédé sur ma ride, je me suis dit il se passe un truc, il faut que je travaille ça. Ainsi j’ai monté plusieurs séries de jazz. Il y en a des mates, des scintillantes, des flat, je me suis régalée !

José Fillatreau : le jazz c’est plus d’un siècle maintenant et c’est beau de voir qu’on a prédit sa mort maintes fois et qu’à chaque fois il se relève et se réinvente. Et il y a tellement de courants, de couleurs que je comprends ce que dit Sultan qui découvre ce monde-là. Par où on commence ? Le son de la ride et son rôle sont essentiels dans le jazz avec tellement d’école différentes. Et la batterie est le seul instrument qui ait été inventé par le jazz. Mon prof employait le mot jazz pour batterie pour lui c’était la même chose. La cymbale ride ça rend fou !

SK : je suis issue d’un quartier populaire et le jazz ne fait pas partie de mon parcours , je l’ai découvert à travers mon métier.

JF : pourtant ça été une musique populaire !

La cymbale, un être vivant

AJ : revenons à la conception des cymbales.

SK : je ne fais que du haut de gamme, de l’alliage B20, le métal vieillit bien.

AJ : a propos, est-ce que le son de la cymbale vieillit, évolue au fil du temps ?

SK : bien sûr, qu’elle soit jouée ou pas. La cymbale est pressée pour faire une galette, ensuite elle est martelée, toutes les tensions dans la matière finissent pas se relâcher et elle va peu à peu changer de son. Elle va plus changer si on la joue, coup de baguette égale coup de marteau, on la façonne en jouant.

JF : en tant qu’utilisateur la qualité première de la cymbale fait qu’elle vieillit bien ou mal, comme le vin. Une cymbale de qualité très moyenne on dit qu’elle se vide. Neuve elle va s’améliorer, atteindre son sommet et très vite va se vider. Plus on la joue moins elle sonne. On avait ainsi les bonnes cymbales qu’on économisait pour les concerts et celles de travail de qualité moindre. En ce moment j’ai des cymbales qui ont évolué dans le bon sens assez vite et d’autres que j’ai depuis trois ans qui arrivent juste à leur sommet. Je tiens à dire une chose le côté humain évoqué par Sultan est important mais je suis passionné de ses cymbales car elles sont vraiment extraordinaires. J’avais d’autres opportunités d’endorsement et si j’ai fait le choix d’Aylin, en plus du côté passion, humain, c’est surtout parce qu’on est au top du top. Je pense que ses cymbales elles vous accompagnent toute une vie. Evidemment cela a un coût mais c’est définitif.

SK : ça reste de l’artisanat, tout en étant très technique et nous sommes en capacité de proposer les derniers produits, les cymbales trouées, en spirales…

De la théorie à la pratique

Nous nous rendons dans le box décoré de tissu coloré, traditionnel des paysans turcs, où une batterie est installée avec le très imposant kit de cymbales – et paraît-il incomplet – de José Fillatreau qui va nous faire une démonstration des sonorités diverses. Et c’est vrai qu’avant d’être des instruments, les cymbales, surtout celles-là, sont de très beaux objets.

SK : José est sur différents projets et donc a besoin d’une large palette de cymbales. Il y a des cymbales innovantes comme celles-là trouées, une spirale un peu crash, c’est ça José ?

JF : on est entre la cymbale et les effets de percussions orientaux comme les gongs, les tams, d’où son nom « Asian Storm »

SK : ici il y a plusieurs séries, des cymbales brillantes qui sont ciselées, des martelées et ciselées, ce qui apporte de la finesse et la brillance. Ça c’est une cymbale brute, uniquement martelée. Voilà une cymbale martelée et polie. Celle-ci c’est un autre travail que j’ai sorti il y a cinq ans, la Hybrid, une drive travaillée en partie avec la meuleuse ; une partie brute, une partie ciselée et une partie meulées, une cloche (7) généreuse, un bord précis. L’idée est de sortir différentes sonorités avec une seule cymbale, très utile en jazz.

AJ : elle est gigantesque !

SK : c’est une 24 pouces.

JF : comme Tony Williams.

SK : José s’est constitué un set avec deux charleys, des 16 pouces, dont un troué.

AJ : pourquoi trouée, ça apporte quoi en plus ?

JF : plutôt en moins, plutôt enlever. C’est surtout pour la production, l’enregistrement, ça me paraît important de considérer cet aspect. On a le live avec l’émotion directe mais aussi le studio où on essaie de recréer l’émotion du live juste sur deux enceintes, ce qui est un vrai métier. En jazz la cymbale drive est centrale, les peaux ça accompagne on peut dire et donc il faut saisir la place qu’elle aura dans un mix. C’est un peu contradictoire par rapport à ce que veut le musicien qui veut toujours plus. L’ingé son lui veut moins et ce genre de cymbales trouées permet d’enlever pas mal de médiums, elles « montent » au dessus du piano, par exemple, en terme de fréquence et on peut les jouer même à fort volume, elles ne vont jamais le masquer. D’ou le paramètre enlever plutôt qu’ajouter.

SK : José m’apporte le côté orchestration, je vois comment mon travail résonne dans un orchestre.

JF : je tiens ça des vingt ans passés à jouer avec l’orchestre du Capitole, choisir les cymbales qui ne vont surtout pas parasiter les traits de violon. L’aspect fréquence, le spectre, c’est passionnant, l’artistique se mêle à la physique. Quand Sultan a évoqué le nuancier sonore, j’avais presque l’impression qu’on parlait de parfums. Je me souviens enfant de la « saveur » des cymbales de mes profs, certaines récupérées auprès de Kenny Clarke, ou des premières K, faites encore à la main. Et de temps en temps certaines cymbales de Sultan me font remonter des « parfums » de sonorités. C’est ce que j’aime chez Aylin, cette tradition, cette authenticité. Au début du jazz les batteurs se contentaient de peu, une jazette suffisait, maintenant cette musique a tellement évolué, la fusion, la world, le hip-hop .. . et ce kit là c’est celui du jazz en 2021, multiple. Des cymbales vintage de 2021 !

AJ : comment fais-tu pour retranscrire tout cela, faire comprendre ce que tu veux obtenir, à ton artisan cymbalier ?

SK : je fais un cahier des charges précis à ne pas dépasser. Un projet de cymbale, avec le prototype, la validation c’est 4000 €. C’est un long processus, de nombreux tests sont nécessaires pour réajuster les étapes de fabrication. Je pense que je ne sortirai plus de séries nouvelles maintenant.

AJ : où peut-on trouver des cymbales Aylin ?

SK : en me contactant ou maintenant à Bordeaux où j’ai un distributeur, un passionné en plus, chez Captain Music, cours Victor-Hugo.

Sultan et José  pourraient nous parler de ce monde des cymbales pendant des heures, ils nous font découvrir un univers que nous ne soupçonnions pas. Dire qu’elles font partie des instruments idiophones (8), les mal nommés ! Personnellement je n’entendrai plus tinter les cymbales de la même façon. Notre rencontre se termine par une démonstration éloquente de José.

A noter que Sultan fait de la formation dans les conservatoires et les écoles de musique pour y expliquer le processus de fabrication et partager sa science des cymbales. Elle a aussi monté une formation avec un kiné, à destination des batteurs pour améliorer et optimiser leur posture en jouant.

par Philippe Desmond, photos Philippe Marzat

 Contact : Sultan Kaya http://www.aylincymbals.com/

1 – Une série est un type de cymbale : une ride, une crash…
2 – Respectivement, le Rocher, Rock School, ville d’Eysines, Allez les Filles
3- Alliage de cuivre avec 20% d’étain , la bas de gamme contient 5% d’étain.
4 – André Ceccarelli bien sûr.
5 – José Fillatreau est batteur, professeur au Conservatoire de Toulouse et de Bordeaux. Il joue aussi bien du jazz que de la musique classique au sein de l’Orchestre du Capitole.
6 – Cymbale en forme de chapeau chinois mais pas fabriquée en Chine !
7 – Partie bombée près du trou central
8 – Dont le son est produit par le matériau de l’instrument