Jazz et Flamenco devaient inévitablement se rencontrer. Les similitudes dans l’histoire des deux peuples, Noirs des Etats Unis et Gitans d’Espagne est trop similaire pour ne pas y voir un lien dans le rapprochement de leurs musiques. Deux peuples vivant dans deux immenses plaines, au bord de deux grands fleuves, sous des climats proches, deux peuples déracinés, ayant perdu tout lien avec leurs terres originelles, maltraités, persécutés, soumis à l’esclavage ou à la ségrégation, rejoignant deux grandes villes créent, en empruntant beaucoup à leur environnement immédiat, deux musiques exprimant des sentiments proches. La rencontre devait se faire. Après un long chemin parallèle cette rencontre se fait en Espagne.

En 1929 arrive à Madrid, à la tête d’un orchestre, las Estrellas Negras, un saxophoniste alto, Noir, Cubain, originaire de la partie orientale de l’île, peu pénétrée par les prémices du Jazz et qui ne peut avoir connu celui-ci qu’à travers les fox-trots qu’au milieu des années 20 on pouvait écouter à La Havane. Mais ce saxophoniste, Aquilino Calzada dit « El Negro » Aquilino, est très rapidement conquis par le Flamenco et commence à l’interpréter au saxophone. Pour la première fois l’instrument phare du Jazz rencontre le Flamenco. Les puristes poussent les hauts-cris mais soutenu par un impresario qui flaire le « bon coup » Aquilino se présente en concert dans plusieurs Plazas de Toros.

Le public répond avec enthousiasme à la musique offerte par « El Negro » Aquilino qui se fait accompagner par ses Estrellas Negras et dans un premier temps par un pianiste. Le répertoire est puisé dans celui du Flamenco, Fandangos, Fandanguillos, Guajiras, Milongas, Granadinas, Peteneras, Colombianas…
Dans l’ombre se tenait aussi Fernando Vilches, authentique andalou de Jáen. Il jouait aussi le Flamenco au saxophone alto. Des impresarii les mettent en concurrence et organisent des duels. Le succès est énorme, la presse relate tous les concerts. Les deux saxophonistes finissent par se lier et jouent dans les mêmes spectacles à travers l’Espagne. L’heure de gloire de ce Flamenco joué au saxophone alto se situe entre 1932 et 1935. Vilches se fait accompagner par d’importants guitaristes gitans, Manolo  Badajoz et surtout Ramón Montoya. « El Negro » Aquilino fera de même trouvant dans le prestigieux Sabicas un partenaire inégalable. Entre ces deux dates les deux saxophonistes enregistrent abondamment accompagnés par ces guitaristes [1].

A partir de cet événement, cet article pourra offrir une discographie permettant au lecteur de se faire sa propre idée de la rencontre entre Jazz et Flamenco et d’établir sa playlist !

La Guerre civile et plus précisément l’arrivée du franquisme jette un voile sur ces prestations comme sur la vie musicale. Vilches, républicain déclaré, s’exile en 1939 au Mexique, « El Negro » Aquilino rentre vraisemblablement à Cuba. Montoya s’exile aussi, à New York. Sabicas voyage en Amérique du Sud et s’installe une longue période à New York.

Oubliés de tous pendant des années, ces enregistrements de Vilches et Aquilino Calzada, réhabilités six décennies plus tard changent la vision de l’histoire des rapports entre Jazz (saxophone) et Flamenco (guitare).

Durant le franquisme, en Espagne, le Jazz n’est pas à son affaire. Mal vu, il faut éviter de dire qu’on joue du Jazz pour pouvoir occuper une scène et souvent traduire en espagnol le titre des thèmes. Toutefois l’étau se desserre un peu au fil des années et des jazzmen américains viennent jouer à Madrid, Barcelone, Valence, Bilbao… C’est ainsi qu’en 1956 le vibraphoniste Lionel Hampton joue à Barcelone et à Madrid. Il passe une soirée dans un tablao madrilène, le tablao étant la version moderne du Café Cantante mais plus tourné vers le spectacle que vers la création in situ, désormais faite en amont de ces spectacles. Au cours de cette soirée, Hampton se montre intéressé par la danseuse María Angelica, spécialiste des castagnettes. Il la convie à l’enregistrement qu’il doit effectuer pour le compte de la compagnie RCA. María Angelica est présente dans plusieurs thèmes. Elle lance « I Got A Brand New Baby » puis « Bop City », morceau dans lequel elle intervient longuement. « Hamp’s Jazz Flamenco » est sans aucun doute le thème où le jeu de l’Espagnole est le plus intéressant. « The Bullfighter from Madrid », « Flamenco Soul », « Hot Club of Madrid Serenade » complètent les thèmes comptant avec la participation de María Angelica.


Deux compositions sont jouées en quintet avec la participation des castagnettes. Dans « Toledo Blade » après un solo de guitare, un espace est offert à María Angelica pour qu’elle s’exprime quelques dizaines de secondes. Sur « Spain » joué en quintet avec comme invité le pianiste historique du jazz espagnol Tete Montoliú, la flamenca n’apparaît que pour quelques secondes d’introduction.

Hampton évidemment n’a aucune connaissance du Flamenco et ses musiciens ne montrent aucun intérêt envers María Angelica qui pour sa part n’a pas de connaissance jazzistique. L’orchestre, comme l’invitée, jouent chacun sa partie sans se préoccuper de l’autre. Il n’y a pas de tentative d’élaborer un langage complice. La session est une session de jazz qui n’aborde ni les harmonies, ni les mélodies flamencas.
Mais la RCA à l’affût d’un « bon coup » -tout comme l’avaient senti les impressarii de Aquilino et et Vilches pour les duels-, décide pour des raisons exclusivement commerciales de baptiser le disque Jazz Flamenco [2]. Dans la première édition espagnole un message introduit le disque et annonce « La RCA a le plaisir de présenter pour la première fois dans l’histoire de la musique de  jazz une curieuse innovation. Le Jazz Flamenco une inspiration espagnole du fameux Lionel Hampton ».
Et ce « bon coup » n’est pas manqué puisque ce disque va pour plusieurs décades être considéré comme le premier disque de Flamenco Jazz.

Peu après c’est aux Etats Unis qu’une nouvelle rencontre des deux musiques va se produire. Le guitariste qui accompagnait Fernando Vilches, Ramón Montoya, émigré et installé dans la Big Apple tente d’y diffuser avec un certain succès le Flamenco au sein du public. C’est encore la RCA qui va être à la manœuvre en proposant en 1958 à Montoya d’enregistrer avec trois jazzmen de la compagnie, Osie Johnson à la batterie, Milt Hilton à la contrebasse et Barry Galbraith à la guitare électrique, réputés comme étant parmi les meilleurs musiciens de studio, lecteurs de premier ordre.

Si le saxophone, l’instrument phare du jazz, avait rencontré le Flamenco avec Aquilino et Vilches, l’incontournable guitare flamenca va cette fois rencontrer le Jazz.

Le titre est alléchant From St Louis to Seville [3] et le premier titre n’est autre que l’historique « Saint Louis Blues ». La guitare flamenca s’illustre d’entrée et les jazzmen se montrent discrets à l’arrière-plan avant plusieurs relances et ça commence alors à swinguer. « Saint Louis Blues » va devenir le thème fétiche de Montoya qu’il va jouer pour clore tous ses concerts.
Pour le reste des titres Montoya n’aborde pas toujours et même peu souvent le jazz et ses partenaires restent d’une grande discrétion derrière lui. On peut relever « Rain on the Roof » ou encore « Blues in the Night »


Dans une interview la femme de Montoya dit « Carlos vient d’enregistrer le premier disque de jazz flamenco pour la Victor ».
Une nouvelle fois on est face aux balbutiements des rapports entre Jazz et Flamenco.
Peu à peu et sans aucun doute sous l’influence de Montoya, Sabicas et quelques autres le Flamenco commence à percer aux Etats Unis et notamment chez les musiciens.
 C’est Miles Davis qui le premier tente l’aventure en incluant en 1959 dans le disque Kind of Blue [4] « Flamenco Sketches ». La formation de Miles n’est autre que le prestigieux quintet du moment avec Coltrane, Adderley, Evans, Cobb et Chambers. Le disque est basé sur la musique modale que Davis aborde depuis quelque temps et « Flamenco Sketches » n’échappe pas à cela. C’est principalement lorsque les accords de Ré alternent avec ceux de Mi bémol en début et fin de thème que l’on côtoie le plus de la musique flamenca.
Rien n’est prêt à l’avance mais conçu juste avant l’enregistrement si l’on en croit Bill Evans.
Moins d’une année plus tard Miles et Bill Evans récidivent dans Sketches of Spain [5].
Le trompettiste y reprend les compositeurs espagnols Joaquín Rodrigo et Manuel de Falla mais Evans lui offre aussi trois compositions dont deux sont censées s’approcher du Flamenco, « Saeta » et « Soleá ».
La saeta et la soleá sont deux des chants essentiels du Flamenco. La saeta est principalement jouée dans les processions de la Semaine Sainte et dans « Saeta » c’est plus l’ambiance de ces processions que le Flamenco lui-même qu’exprime le trompettiste qui s’est entouré d’un grand orchestre et de percussions. On perçoit clairement l’arrivée dans le lointain de la procession -percussions et orchestre- qui s’arrête sous un balcon et la voix d’une femme chantant depuis ce balcon.

La voix de cette femme n’est autre que la trompette de Miles. Puis la procession -percussions et orchestre- reprend sa route et s’éloigne progressivement. Avec « Soleá » on a affaire à un thème important notamment par ce que nous annonce Miles Davis dans sa biographie et qui justifie le rapprochement entre Blues/Jazz et Flamenco. « C’est un chant sur la solitude, sur la tristesse et la peine. Il est proche du sentiment afro-américain du Blues. Il vient d’Andalousie et pour cela possède une base africaine ». Davis s’appuie sur le fait que nous avons déjà évoqué, l’influence africaine dans le sud espagnol, issue de l’esclavage des Noirs africains par les Moros.

SEVILLE: GOOD FRIDAY, 1862. Good Friday procession in Seville, Spain. Oil on canvas, 1862, by Manuel Cabral.

Peu après l’enregistrement de Miles Davis, John Coltrane veut lui aussi aborder cette rencontre entre Jazz et Flamenco et il le fait en 1961 dans le disque Ole [6] . La composition du même nom est une réussite sur le plan jazzistique et marque la carrière de Coltrane. Toutefois le saxophoniste qui s’inspire pourtant d’un classique du Flamenco « El Vito » l’adapte tant à ses idées avancées du moment que le Flamenco en devient imperceptible.

Le problème de John Coltrane et de Miles Davis est que, s’ils peuvent avec leur conception modale de la musique, travailler avec des gammes que l’on retrouve dans le Flamenco ils n’ont en fait aucune connaissance profonde du genre et ne plongent pas dans les racines de celui-ci. Ils sont dans l’impossibilité de travailler avec un vécu gitan, avec ce duende, qui habite l’artiste flamenco. Cette carence les empêche de proposer une musique intégrant totalement Jazz et Flamenco.

[1] «El Saxofón Humano, Negro Aquilino, El creador del Cante Jondo en el saxofón y su rival Fernando Vilches “El Profesor”», Réedition C.D. Fresh Sound Record 3019.
[2] «Lionel Hampton and his Orchestra, Jazz Flamenco», Madrid, 1956, RCA Victor RD 27006. Réédition C.D. RCA BMG 36400.
[3] « Carlos Montoya, From Saint Louis to Seville », N.Y. 1958, RCA, L.P. 1986. Réédition C.D. Blue Moon 852.
[4] « Miles Davis, Kind of Blue», N.Y. 1959, Columbia 1355. Réédition C.D.Columbia/Legacy 64935.
[5] « Miles Davis, Sketches of Spain », N.Y. 1959/1960, L.P. 1480. Réédition C.D. CBS 460604.
[6] « John Coltrane, Olé », L.P. Atlantic 1373, N.Y. 1961. Réédition C.D. Atlantic ‎8122-75351.

Patrick Dalmace (à suivre)
Relecture du Texte: Juline Lambert