FALL



Léa Castro Voix 
Antoine Delprat Piano

Que ne m’étais-je là trompé à la première écoute de cet intime opus sur ma chaîne Hi-Fi. Let’s fall m’étais-je dit. Une raison vraisemblable à cela : encore tout irradié du solaire de l’été, je n’étais tout simplement pas encore prêt au troisième mouvement du grand oeuvre annuel : l’automne. 

Les derniers rais au midi s’éclipsant peu à peu, je me préparais (au casque cette fois) à une nouvelle découverte auditive versus automnale : préparation de la peau de bête synthétique au sol, bûches artificielles dans l’âtre, lumière teintée aux robes biche et chevreuil d’émois à venir, thé fumant aux couleurs de cognac, m’abstenant toud’même du brame bien inutile dans ce cas. Certes ce cliché vous semblera-t-il quelque peu suranné mais il m’a mis en condition et me préparait alors à un Let’s fall in love.

L’oeuvrage est courageusement thématique, et que d’insignes auteurs dans cet album ! 

En revenant aux essences-ciel, Léa et Antoine nous convoquent à la poésie des brumes nourricières du Nord. Je revois Rimbaud sur les chemins de halages partant à pied vers Paris retrouver les Vilains Bonshommes, Verlaine se languissant de lui au Café Prévôt de Juniville (Ardennes), Baudelaire émigré en Belgique, etc.

Ainsi pour cet album, il faut indéniablement se préparer au dépouillement, à l’extraire, aux s’abstenirs afin de voir surgir l’encor des Poètes. D’ailleurs, ce Fall serait à mettre en miroir avec un certain Loin, hors du Monde de Michel Mélin qui en son temps avait sublimé Baudelaire sur une musique originale pour piano et électroacoustique.

Les douze titres de l’album ont quelque chose de l’impétrante chute pour laquelle nos prétendues immarcessibilités ne résistent guère à notre inaltérable condition biologique de la pesanteur.

… l’homme, être de chute,
est fait pour la chute
tout ce qui est terrestre tend à l’inclinaison,
lutte lâche
l’ut acrobate tout en extérieurs
l’homme visite les dehors
là où l’ivre tourbillon des gravités se love
drogue d’abîmes
suspends-moi !

En automne, choir n’est pas un vain verbe, il est souffle. Quelque qu’en soit son poids, la chute est la même mais si un Éole s’en mêle, alors là ! tel ce Verlaine-ci rendu ivre d’automne (titre 9), nous entrainant dans son univers paradoxal de profonds ennuis et d’exaltations toutes absinthées appelées « la retourne » dans les Ardennes, une ivresse vocale de sanglots longs à son « Artaud Rimbur » absenté pour paraphraser Jean-Pierre Verheggen.

Voici un Duo réussi grâce à la sobriété de ses enjeux portant à coeur ses « dires » musicaux à l’instar de cette extraordinaire interprétation de Romance de Claude Debussy par le contre-ténor Philippe Jaroussky accompagné du pianiste Jérôme Ducros. Certains titres de Fall m’évoquant également la complicité entre Viktoria Tolstoy (voix) et Jacob Karlson (piano).

La voix de Léa, tantôt mezzo, tantôt alto, passant avec aisance du vibratile au senza vibrato, n’échappe pas à ses racines : le fado, il est là, tapis en empreintes indicibles.

Le piano au toucher soigné, embrassant le modal sans éviter les harmonies plus complexes, n’échappe pas à l’héritage discrètement introspectif des Bill Evans et Keith Jarrett. Antoine sait jouer de beaux discours et prises de risques improvisationnels contrôlés (dans le sens mesurés, point trop n’en faut). Ce piano là est à la fois tronc et branches à partir desquelles se déploient spectralement les phrases-feuilles de la voix, hiératiques envols, doux tropismes.

La ré-harmonisation des Feuilles mortes est très réussie, j’y entends même une possible orchestration pour cordes grâce aux résonances sympathiques du piano tout en imaginant un Prevert mâtiné d’embruns autour du Port Racine.

Tempi et tonalités, peu ou prou égaux tout au long de cet album, symbolisent-ils les automnes romantiques des Schubert et consorts qui savaient eux aussi alterner pièces courtes et longues ?
Certes moins sensible au duo de voix (dans ces cas, Michel Legrand n’est jamais très loin), ces deux là, Léa et Antoine, s’amusent de musique de chambre jazzie voire s’aiment d’amour courtois.

Côté technique, le piano est excellemment enregistré. Son équalisation permet à la voix, bien centrée, de rayonner en discrètes réverbérations latérales et d’insuffler moult sotte voce raffinés. Un piano au plus près des feutres, une voix au plus près de nos émotions.

En spectacle vivant, il sera nécessaire d’obtenir le meilleur équilibre entre piano rond et voix chaude. Mesdames et messieurs les ingénieurs du son, voici un projet exigeant pour lequel vous devrez être au top !

Mais à qui peut s’adresser un tel album ? À quel public peut s’adresser ce programme en spectacle vivant ? Questions bien naïves me direz-vous mais j’ai l’intime conviction que cet opus à toute sa place dans les nombreuses petites structures et tiers lieux de la Francophonie convoquant l’intimité et la proximité des artistes. Toute structure associant la vibration poétique à l’oscillation musicale, l’envol des mots aux grandes délices perceptuelles des résonances nous intimant l’encor et encor des temps réparateurs.

Léa, Antoine, bravo pour ce projet délicat, tout en finesse.

Cet album ravira les passionnés de poésies et de simplicité complexe en retrouvant le chemin de l’écoute prometteuse. Celle-ci a creusé son sillon sensible et je ne peux que me réjouir à vous le faire découvrir.

Permettez-moi à mon tour, chère Léa, cher Antoine, le partage de ces quelques proses personnelles issues de mes Pohésitations (2009)


Patrick-Astrid Defossez