photo © Steph Ane

Ying-Hsueh Chen, percussionniste

Vendredi 19 -08-2022, 17h  – Eglise de Domeyrot, Creuse

Elle a traversé l’abside de rose vêtue, toute fluette, mais le son de la baguette sur une coque bicéphale résonne à frappes continues, plus ou moins fortes, absorbant les retours des colonnes de l’église. Ying-Hsueh Chen s’imprègne ainsi du lieu pour entrer en résonance avec lui et transformer un geste apparemment simple en méditation. 

Maintenant au pied des spectateurs, une deuxième baguette a doublé la rythmique. Il faut laisser le cerveau absorber les trépidations fines ou le contraire. Quand le son s’atténue, on attend sa résurrection puis sa prolifération. C’est une cérémonie d’éveil comme « le poisson frétille », plein de vie. Ce n’est pourtant qu’une entrée en matière.

Ying-Hsueh Chen  passe aux grosses caisses, toms et Temple Blocks. C’est une armée de guerriers qui avancent là, puissants, organisés, frontaux ; seuls les Temple Blocks en sont la version allégée, et leur mixité construit cette bataille chorégraphique en bois et peaux, en aigus et graves, enfoncement, élévation, pas violents, retournements, dégagements.  Les cheveux de Ying-Hsueh Chen balayent son visage comme ses bras impulsent les impacts. La musicienne part toujours du son sur le coup obstiné comme un artisan écouterait la pierre avant de la sculpter. Elle creuse ensuite des dérivations créées par les embouts divers de ses baguettes. Elle fouille les effets des Rebonds de Xenakis, leurs sonorités pour en mêler les effluves, en croiser les parfums. Rapprochement, éloignement, absorption, rejet, l’instrument est une cymbale cylindrique qui finit en peau mate…

Le marimba est une aube à la rosée délicate, aux brumes si légères qu’on les sait éphémères, la fragilité comme seule permanence, et les teintes pudiques de l’instant. Les notes à peine effleurées disparaissent dans cet azur incertain. C’est l’heure du demi-éveil, peut-être d’un espoir, de l’inscription délicate dans un temps voué à l’effacement. L’émotion reste discrète pour ne pas effrayer les ombres qui s’éloignent. Quelle beauté, oserons-nous dire…

Morceau à angles aigus avec des baguettes qui pincent juste le son comme un jour étrange où rien n’est à sa place, où vous ne savez plus qui vous êtes. Les baguettes à venir asiatisent la scène de cette musique contemporaine composée aussi par la musicienne. On passera sur l’agilité, la maîtrise phénoménale :  Ying-Hsueh Chen  les met au service d’univers, de lieux, d’états riches, poétiques, inspirés… Myriades de cristaux qui brillent de tous les éclats des mains exceptionnelles de l’artiste.

photo © Steph Ane

Conception Emmanuel Lalande – six pianistes – Pianoise

Vendredi 19 -08-2022, 20h – Etable à la Boissatte, Clugnat, Creuse

Sophie Agnel
Jean-Paul Buisson
Barbara Dang
Betty Hovette
Nicolas Lelièvre
Arnaud Le Mindu

Tout d’abord tous six assis, dans cette étable, ils entrent en musique. Quelques notes répétitives de l’1 comme une nuée de frelons au loin, un frétillement du 2, le bourdonnement de tous sur des pianos bastringues à nus qui stimulent le multiple, le tout du plusieurs ; l’essaim grandissant s’approche de nous, assemblage de petits tons, les feutres des touches s’affolent aussi, s’affriolent, on ne sait d’où surgira l’inquiétude, mais elle est latente. L’union fait la force, croyez-moi. Au plus près, tout de même, les différences non estompées.
L’1 frappe, l’autre butine, le 3e gratte, la 4 caresse… : le déploiement, c’est l’addition. Chaque personnalité maintient l’ouvrage commun finalement à sa manière. Ils atteignent les graves comme s’éloignant du champ visuel/sonore.

Ils se sont levés et, avec des planches posées sur le clavier entier, ils composent le plus grand accord qui soit, toutes les notes et leurs résonances, de là naît un concert d’accords frappés, de leur écho dans les cordes plaintives, des silences, des enrayements, des marteaux malmenés, agacés qui se répondent ; la pluie tombe sur quelques notes aiguës abandonnées, une sirène désabusée jette quelques alarmes. Accalmie avant la tempête, enfin l’ouragan, le déchaînement. Portes claquantes, branches fouettant une façade, monstre démoniaque cassant l’universelle harmonie pour que naisse un chaos façonnant son rythme propre, ses scansions obsédantes, cliquetis impertinents ;  pianos devenus machines à produire un autre son, un labeur créatif.  
Les mécaniques s’assourdissent maintenant comme leur apaisement.

photo © Steph Ane

Séverine Ballon, violoncelliste

Samedi 21-08-2022 – 15h – Eglise de Toulx-Sainte-Croix, Creuse

Deux mains qui déplacent attentivement un fil de crin invisible et pourtant présent pour l’a-peine des sons, les bras dansent avec l’archet noueux sur cette valse étouffée, aux temps suspendus à l’écoute des sons rôdeurs, sillonnant les cordes – souffle aspiré ou gémissant – juste attrapées pour en extraire la plainte. La main glisse méticuleusement pour engager les rebonds, les révoltes.
La musicienne Séverine Ballon en est le prolongement dans ses expressions, le visage souffrant, empathique. Un fil de crin tendu, sporadique, comme une interrogation. Le violoncelle pourrait mais veut autre chose. 
Elle ferme les yeux, et l’on voit la musique s’installer en elle, peu de notes mais l’amplitude de leurs frissons, de leur délectation aussi. Des avions virevoltent et s’écrasent soudain sur le violoncelle, de doux moteurs perdent leurs hélices rouillées qui s’alanguissent. Temps longs et saccadés se télescopent, anarchies virulentes ou avortées. Les ruptures tentent de bâillonner l’archet écrasant les cordes ; il pend une note mélodique, combat inégal sans compter sur les défenses prodiguées par les doigts strieurs.
Demeurent des gémissements, parfois sournois, résistant à l’agonie. Des sursauts libérateurs n’enrayent pas le silence à venir.
Elle ferme les yeux, et le violoncelle avance à notes mesurées, la composition veut épuiser l’instrument en cercles concentriques accélérant jusqu’à la démesure, ralentissant pour en désespérer le chant. Ils se posent en oscillant et restituent leur ultime lamentation. L’archet sillonne une dernière fois les cordes, croit-on, parce qu’il s’insurge à son tour, désireux d’épaissir son souffle. Et pourtant…
Elle ferme les yeux. Elle termine par une respiration lente, qui reçoit un étonnant soubresaut avant de retrouver une vie bancale, une vie tout de même. L’éloge d’une lenteur dissonante émerge. Ralentir, écouter, entendre.

Somptueux.

Anne Maurellet, photos Steph Ane