Kahil El’ Zabar Quartet – A time for healing – Rocher de Palmer 03/11/2022

Kahil El’Zabar – Photo © Jean-Michel Meyre

Figure historique de la scène d’avant-garde de Chicago, et natif de cette ville musicale essentielle, Kahil El’ Zabar était de retour, pour présenter son projet « A time for healing », dans le cadre du festival « Toutes latitudes », qui invite à découvrir d’autres musiques et cultures, que le Rocher de Palmer et la Ville de Cenon partenaire, tentent à chaque fois d’impulser. Membre éminent de la prestigieuse AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians), Kahil El’ Zabar a toujours eu une démarche humaniste, ouverte au monde, à l’humain, sans cesse confronté à des difficultés raciales, politiques et désormais aussi climatiques. Son parcours donne le vertige, tant il est jalonné de collaborations avec de prestigieuses figures, ne citons par exemple que Pharoah Sanders, Archie Shepp ou encore Lester Bowie, pour préciser les idées ! Il mène aussi de vitaux projets comme le « Ritual Trio » ou encore le légendaire « Ethnic Heritage Ensemble », frère de cœur et d’âme de l’incontournable « Art Ensemble of Chicago ».

Faisant suite à un workshop qui a eu lieu les deux après-midi précédentes au même endroit, voici donc le grand Kahil El’Zabar (chant, batterie, cajon, kalimba) entouré des redoutables musiciens que sont Corey Wilkes (trompette, percussions), qui eut en son temps la lourde tâche de succéder à Lester Bowie au sein de l’Art Ensemble of Chicago (d’ailleurs, nous les vîmes dans cette formation il y a longtemps au Vigean à Eysines), Justin Dillard (claviers, percussions) et Alex Harding (saxophone baryton). Un quartet d’exception, qui va peu à peu nous raconter, avec douceur mais aussi d’un ton persuasif, quelle serait sa vision d’une imaginable « guérison » de notre pauvre Planète.

Le plus naturellement possible, c’est un irrésistible « human groove » qui s’installe et nous enveloppe dès le début. Une sorte de rythme intérieur de l’âme qui peu à peu se développe, à l’aide d’outils aux sons épurés, limite vintage, à l’usage façonné par le temps. La voix puissante et déterminée de Kahil El’ Zabar, invective, déclame, et nous enrôle dans sa démarche pacifiste que nous adoptons sans hésitation. La percussion inlassable de son cajon, et celles qui entourent ses pieds, portent le tempo de son message, qu’accompagnent avec ferveur ses trois complices, semblant toujours un peu sur la réserve, mais se lâchant sans hésiter, et en parfaite harmonie, dès qu’il le faut. Tout ceci est incroyablement touchant !

Changement de climat, il y en aura beaucoup, avec une pièce qui offre une sorte de musique de l’infinitésimal, de la recherche du noyau le plus intime de l’émotion. Murmures de Kahil, souffle soul, trompette sourdine, « moulinage » en mode grave du clavier, posé debout sur le côté droit, telle une contrebasse imaginaire, maniée comme l’on moudrait du grain sonore, et d’une seule main. Arrivée du baryton dans l’échange, presque suggéré. Une transe sensorielle s’installe alors, puis l’ébauche d’un vocal paroxystique vite tu, comme l’on étouffe le cri de la révolte. Retour serein avec une délicieuse plainte aux claviers, presque imperceptible, on dirait le son mutant d’un thérémine façon Clara Rockmore. Enfin, suit un adorable chorus de kalimba de Kahil, et l’ensemble reprend alors sa discussion, toute en douceur. Magnifique !

Kahil El’Zabar est aussi un formidable batteur, au point que le voici maintenant derrière ses futs et cymbales, pour un morceau plus jazz, et même carrément speed groove ! Tout s’accélère, le clavier est revenu sur les genoux de Justin Dillard, qui plaque des accords limite dancefloor, en s’aidant de pédales aux pieds, Alex Harding esquisse même une petite danse ! Corey Wilkes a enlevé la sourdine, en échappement libre la trompette ! Le Hammond shx chauffe terrible, en fait, on assiste à une ensorcelante soûl jazz jam, chorus débridés à la clé ! Finish grandiose en une transe free mémorable ! C’est fou ! Kahil El’Zabar présente tous ses musiciens, avec humour et générosité, en précisant qu’Alex Harding s’est récemment vu décerner le prix de 1er Baryton au Downbeat ! Pas mal !
Des groove fous, aux intensités variables, se succèdent ainsi, où les grognements et rires du patron, vrai shaman pas très sage car révolté, sont portés par un clavier caméléon, offrant multitudes de couleurs sonores, parmi lesquelles on notera des basses incroyables, caverneuses et roots, ou encore des sonorités en riffs de guitare/afrobeat vintage, tout cela lézardé par les chorus endiablés des soufflants, comme possédés. Un quartet ahurissant d’inventivité collective, de géniale occupation de l’espace, visuelle et sonore, un collectif d’inventeurs, catapulteurs de messages de paix aux confins du cosmos, et ils ont les moyens pour ! Précisons au passage que parmi tous les titres joués de l’album, transfigurés en live, ils nous ont offert leur propre vision du « Resolution » de John Coltrane, du « Summertime » de George Gershwin, et, mention spéciale à « Eddie Harris » et « Time IS », deux brûlots d’un groove torride !

Le concert aurait pu s’arrêter là, une vraie tornade, un évènement ! Mais nous eûmes à la suite, la grande surprise de se voir servi carrément tout un cerisier sur le gâteau ! Car il y a eu restitution du workshop, beaucoup de têtes connues, et des moins connues, se retrouvant ainsi sur scène, sous la baguette très précise et la vision grand angle de Kahil El’Zabar, et ce fut là aussi un superbe moment de communion musicale et humaine !
Nous aurons ainsi pu reconnaître à la batterie, Philippe Gaubert, aux divers saxophones, Grat Martinez, Laurent Robino, Fred Marconnet, Raphaël Gaubert et Arnaud Rouanet de Antoinette Trio (Compagnie « troisfoisdeuxplusun.org ») ainsi que, last but not least, Loïc Guenneguez à la trompette. Ajoutons à ce captivant orchestre une percussionniste au balafon, une chanteuse guitariste, une 2ème batterie, un chanteur, un guitariste, et quelques autres musicien.ne.s très motivé.e.s, et nous avons là une vibrante communauté, au service d’une musique instantanée, neuve et fraîche, comme des fleurs parfumées, venant juste d’être cueillies, et menée par un guide admirable.
Cette restitution a laissé de saisissantes impressions surréalistes, parfois un peu dans le style d’un Libération music orchestra du 21ème siècle, improvisé, débridé, dans une recherche où l’imparfait peut se conjuguer au futur. A d’autres moments, on pouvait aussi penser au « Skies of America » d’Ornette Coleman, vu la force du mouvement de l’ensemble, son engagement transparent, et cette fusion instantanée harmonique et mélodique… Enfin, les accords d’un clavier minimaliste un tantinet vieillot pouvait aussi faire penser à Sun Râ. Une conclusion inattendue et réjouissante, où les passages collectifs, puissants et magnifiquement dirigés, se voyaient traversés par des chorus de toutes parts, passionnés et fort à propos. Au final, cette soirée exceptionnelle aura marqué les esprits, comme à chaque fois que Kahil El’Zabar est passé par ici. Magie de telles rencontres, force du message, un état de grâce pour ce lumineux chant de free célébration, qui fédère et forge le vif espoir de le réécouter un jour, en ce refuge indispensable qu’est devenu le Rocher de Palmer au fil des ans, et que l’on remercie de soutenir de tels évènements !

Par Dom Imonk, photos Jean-Michel Meyre et Dom Imonk

https://kahilelzabar-is.bandcamp.com/album/a-time-for-healing

https://lerocherdepalmer.fr/

Galerie photos 1 – © Jean-Michel Meyre :

Galerie photos 2 – ©Dom Imonk :