Gazette Bleue Week-End # 10
Bonjour ! Voici le dixième numéro de notre série. Une sélection printanière de quatre chroniques de disques, découverts parmi une production foisonnante ! Régalez-vous avec du bon son, pour un week-end musical et fleuri. Bonnes lectures !
La rédaction.
Toine Thys – Orlando Quartet : « Betterlands »
5 étoiles
Hypnote Records sortie le 15 Mars 2024
Chronique de Martine Omiécinski le 15 Mars 2024
Toine Thys est un saxophoniste et clarinettiste très en vue sur la scène belge, il joue également en Europe, en Afrique de l’Ouest, au Canada et en Asie. Il multiplie les projets avec diverses formations en jazz bien sûr mais aussi en musique électronique.
Là il retrouve le quartet franco belgo-français Orlando qui a déjà proposé un album au titre éponyme en 2021 salué par la critique (Orlando – le prénom du héros d’un roman de Virginia Woolf qui veut rester immortel !).
Les 2 Belges sont Toine et le batteur Teun Verbruggen, les 2 français les brillants Maxime Sanchez au piano et Florent Nisse à la contrebasse que nous avons célébrés dans nos colonnes en Avril 2023 lors du passage à Bordeaux du groupe Flash Pig.
Sur ce nouvel opus « Betterlands » les compositions sont de Toine Thys qui rêve d’un monde meilleur comme ses 3 acolytes.
Nous oscillons de la mélancolie à l’espoir, avec un jeu où chacun est une pièce maitresse (notamment la contrebasse), l’expérimentation côtoie les harmonies et les rythmiques pointues, c’est très intéressant !
Mes morceaux préférés :
« Curandero » : Début lento avec le lyrisme et la poésie du sax ténor de Toine, la contrebasse de Florent Nisse insiste sur la profondeur, la rythmique est de plus en plus frénétique puis le piano de Maxime Sanchez se délie vers la vivacité, le « guérisseur » a redonné vie.
« Quartography » : Entame à la clarinette basse en douceur, le piano égrène lentement les notes la batterie aérienne et la contrebasse espacent les temps, suit un lent pointillisme de chacun avec des silences et des effets électro. Cet état des lieux du monde, tout en étant peu joyeux nous fait entendre des musiciens explorant magistralement les espaces musicaux.
« Flying Whale » : La clarinette basse de Toine Thys donne du volume à des volutes aériennes déliées, le piano se glisse dans les intervalles, Florent Nisse, cordes pincées et serrées tend la mélodie avec intensité, la batterie de Teun Verbruggen se fait répétitive, Puis la clarinette et le piano deviennent plus bavard lors d’un dialogue réjouissant que souligne la rythmique.
« Happy Five » : Jeu léger et subtil de baguettes, le saxo surfe sur le groove, le piano de Maxime Sanchez partage les sons électroniques qui agrémentent le propos, c’est très créatif.
« Explosive Breeders » : Pour la répétition de quelques phrases courtes par le saxo et le piano puis pour les arabesques de plus en plus « free » de chacun puis le joli et contrasté retour au calme vers le final
« Summer Body » : Groove de la rythmique dès l’entame, la contrebasse est au centre du jeu puis le piano déroule les notes de façon foisonnante, le saxo lui emboite le pas richement, quelle énergie, quelle fougue de tous les quatre…Super !
« Requiem » : Beau dialogue piano contrebasse dans le recueillement, la batterie est en sourdine puis le saxo surgit doucement, touchant notre sensibilité, le piano et la rythmique partent dans l’émotion grandissante, tous s’animent et redescendent doucement, magnifique !
Bref, bravo à ces quatre-là qui nous cueillent par leur créativité dans tous les morceaux, qu’ils soient lyriques ou joyeux, à écouter avec attention !
Toine Thys : Saxophone ténor, clarinette basse et sons électroniques
Teun Verbruggen : Batterie
Maxime Sanchez : Piano
Florent Nisse : Contrebasse
https://www.toinethys.com/orlando-quartet
https://www.facebook.com/toine.thys
Luca Sestak – Lighter Notes
Quelle belle découverte que cet album de Luca Sestak, pianiste compositeur d’origine allemande.
Ce 4ème opus, après « Lost in boogie « en 2010,
« New Way « en 2014, et « Right or wrong « en 2020, ravira les plus exigeants.
Alternant compositions très inspirées au nombre de 6, et reprises magnifiquement revisitées (Chopin, Bach, Gulda ), Luca nous embarque dans son univers jazzy.
Dans un style unique, il alterne morceaux très enlevés, et ballades aériennes avec une maîtrise totale, très efficacement accompagné de Alexandre Broscheck (basse et contrebasse), et de Nicolas Stampf (batterie).
On retiendra une très belle réinterprétation de la célèbre chanson traditionnelle « House of the Rising Sun », dans laquelle Luca Sestak impose tout son art, tour à tour sensible, doux, très dense et énergique.
En résumé, un très bel album, magnifiquement produit, proposé par un jeune virtuose, mêlant allégrement jazz le plus traditionnel (Oscar Peterson et Bill Evans ne sont jamais très loin …), à des influences plus pop et blues.
On écoute, on réécoute, et se laisse charmer … merci !
Par Yvers Lloubes
Initiative Music – 2024 –
https://www.facebook.com/luca.sestak
Dunes – Twin’s Hope
SIMON RIOU : Saxophone Alto
SYLVAIN REY : Piano
CORTO PALEMPIN : Batterie
Trois garçons de la sphère toulousaine, avides de sons nouveaux, comme des égarés cherchant de l’eau…, pour nous autres, insatiables d’ expériences inattendues, voici une oasis. Second opus de musiques improvisées, par eux, par d’autres (ici : Ellington, Golson, Coots). Châteaux de sables détruits/reconstruits par le vent, voilés d’une nappe de sable mouvante, soulevé par l’air pressé, qui se déplace à fleur du sol… à fleur de rêves, fleures du temps et du vent, mirages insaisissables, qui se transforment, insolites, surprenants, surréalistes, subtils, sur des chemins éphémères, d’ailleurs, issus de générations passées, tournés vers où le temps n’a laissé d’empreintes.
Ce voyage à travers les collines de sable est emmené par un trio bizarre, sans basse, pour étendre l’espace de liberté, qui va être marqué, martelé par un improvisateur coloriste à risques de rythmiques asynchrones, forgé et libéré des écoles de Toulouse, Bruxelles, Perpignan…, s’en venge en éclaboussant tout styles, jazz, rock, impro libres, et plus si faim, sans frein… Avec un piano passé aux forges de Marciac, Agen, Toulouse, qui déploie des tapis d’énergies singulières et plurielles, sans frontières ni œillères, phrasé délicat, comme en expectative, mais près à rebondir avec tempérament et audace ! Là- dessus, un sax à tout (bien) faire. Toulouse, Montréal, Paris, en apprentissage, peaufiné d’expériences de rencontres diverses, en recherche de sens, de sons, de couleurs et de lumières.
Dunes, un trio, sans renier les balises posées par les aventuriers du devenir de cette musique d’expressions, se place en avant(ce), devant ce que feront d’autres demain. Explorateurs d’espaces à inventer, habités du feu qui propulse les vaisseaux vers des univers étranges, nés d’imaginaires introspectivement modifiables.
Dunes. Marche lente et en courbes. On reste groupé pendant les tempêtes, ne pas se perdre dans un monde restreint d’illusion de solitude. La machine se tient, avec la liberté d’écarts, de distensions limitées par l’audible et la nécessité de ne s’éloigner les uns des autres. On avance, libres et prudents, ensemble. Tout est mis en commun, les rôles, les places, les émotions, les blagues et les considérations d’états et de visions perso , reprises à l’unisson…
Dunes. Une ‘Caravan’ traverse la piste, nous embarque dans un histoire sans fin, on y devine des familles qui se trouvent, se séparent, reviennent, vivent dans une histoire ré-inventée, étalée sur le sable mouvant, étirée par le souffle des temps distendus, les notes apparaissent, s’effacent, s’inventent à nouveau, se posent un moment sur du solide avant de poursuivre un nouveau lapin blanc qui va disparaître dans un trou du désert. Marche immuable, en file, le sable se tasse, la piste est sure, chaque pas reste unique, certains débordent du chemin, risques de gamins effrontés qui montreront d’autres voies… Celle-ci est belle, pleines de surprises et d’espoir de ne jamais prendre fin.
Dunes. ‘Contemplation’ du paysage uniforme, vide de certitudes, chargé d’ une infinité de potentiels près à paraître, ici maintenant,la sélection est immédiate. Chaque note ne s’estompe que pour en faire vivre une autre, nouvelle, non préméditée, non prévisible. Des pensées incontrôlables s’accrochent au réel qui se crée à chaque instant, à tous moments…
La dune se dédouble : ‘Twin’s Hope’. Des arpèges soufflés par le vent, une fragile volonté de cordes à frappes feutrées qui s’assurent et prennent consistance, et force. Des tourbillons agitent les cuivres et les grains de matière virevoltante tambourinent les peaux, chassant les oripeaux de sons connus. Joli sax au son velours, qui aguiche et réjouit les oreilles gourmandes et attentives, ses arpèges croisent ceux des cordes, s’alternant, s’unissant. Des frottements de cymbales annoncent le thème qui apparaît maintenant clairement, le swing élégant d’un hard bop grande classe : ‘Whisper not’. Le thème joue à cache-cache avec lui-même. Exposition (de l’) originale, dépassant l’hommage respectueux, cachant des possibilités d’autrement, susurrant des chants parallèles aux oreilles aux aguets.
L’ambiance claire-obscure de la tempête se dissipe, le paysage à changé, les dunes ont bougé… Le ciel limpide offre un soleil radieux, radiant. ‘For All We Know’, un standard des années 30, l’ombre de ‘King’ Cole abrite nos dunes. Tout en douceur, beaucoup de sensualité, le ton est juste, quelques jeux de lumières déformées par des miroirs qui se renvoient des temps passés, des temps qui n’en finissent pas, des temps qui viendront, la mémoire en éveil, l’oreille rivée sur le rétro, sur une route nouvelle, dégagée, le bon temps roule.
Un groupe, un disque, insaisissables. Des sons, des chansons, des images, des mirages, bruines de sable, apparaissent, s’installent, frémissent, se troublent, les contours s’estompent, les couleurs se mêlent, et se retirent, comme des vagues à marée descendante, dessous, encore du sable, marqué des flux de la mer et de l’air, des souvenirs de traces de pas, materia prima.
Un très joli disque, nouveau, attachant.
Par : Alain Fleche
Chez : Baraque à Free
https://dunesmusique.bandcamp.com/album/twins-hope
Robin Nitram – Nage Libre
Actuellement basé à Paris, le guitariste et compositeur Robin Nitram doit probablement tenir de ses origines normandes ce goût pour le mouvement, la fluidité et les mystères aquatiques dont les profondeurs abyssales tourmentées peuvent générer les rêves et frayeurs les plus saisissants, propices à l’écriture musicale. Ajoutons à cela qu’il a étudié à Paris, à l’International Music Educators (IMEP) puis au conservatoire, de sérieuses bases qui ont elles aussi alimenté son inspiration et son « savoir s’évader » que ses productions révèlent. Il a en effet déjà produit quelques albums remarqués, parmi lesquels nous relevons « Rêveries Sonores », « Vroum Vroum » et « Robuste » (en live), ces deux derniers avec le Motto Trio, que nous retrouvons ici augmenté de quelques invités. C’est donc avec beaucoup de curiosité que nous abordons ce nouveau « Nage libre » !
Le trio initial, formé de Robin Nitram (guitares), Nicolas Zentz (contrebasse) et Ewen Grall (batterie), a donc convié Roman Reidid (trompette), Léa Ciechelski (saxophone alto) et Paul Wacrenier (Rhodes, mbira, électronique) à cette fête, dont on nous précise qu’elle a quasiment été enregistrée en direct en studio, tous réunis sauf la contrebasse. Cela se sent à la fraîcheur des interactions, servies par un son joliment capté, à la fois vif et palpitant.
L’album s’ouvre par l’étonnant « Mai Gallery », plongeon dans un bain inattendu, roulement de tambours soutenant une annonce à la voix vintage semblant décrire la journée du 05 novembre 2022 aux studios. Have a great day nous souhaite-t-elle ! Puis un étonnant tapis sonore se déroule et nous enveloppe, mêlant guitare majestueuse et étoffe électronique. C’est bizarre et captivant, tout comme « Trop Tôt » et son souffle collectif à la Liberation Music Orchestra, et « For Gary P » qui poursuit l’envoutement en une sidérante suite électro-bruitiste, hommage décalé à Gary Peacock semble-t-il. Thème minimaliste récurrent tatoué métal et en alternance, des soupçons de Fripp et/ou Eno viennent pigmenter le tout, un thème majeur. « Et Rebelote » en suivant, qui rebat les mêmes cartes électriques. Densité, tension au maximum, que revendique aussi l’agitateur « La Fuite », et ce muscle rock prog eighties, batterie à la Bill Bruford style, genre de chez le « Roi Pourpre » version « Beat ».
Du jazz électro-traficoté, il y en a aussi dans le trépidant « Wise K » sur lequel nous pourrions presque danser ! Deux sublimes ballades finiront de nous séduire : L’ambitieux « Le Repos du Loir » traversé par un émouvant chorus de trompette, et le somptueux « Love is Safe » qui, sur un féérique tapis sonore ambient orné de voix célestes, clôt avec beaucoup de sérénité ce magnifique album, habité par des musiciens créatifs de tout premier plan.
Au final, vous savez quoi ? Rajoutez juste un petit « u » à cette « Nage libre », et vous obtiendrez un beau « Nuage libre », que nous imaginons échappé du ciel bleu, pour venir voguer sur des eaux vives comme un canot gonflé à bloc de couleurs nouvelles et d’émotions, à bord duquel nous sommes tous invités à embarquer pour naviguer sur les flux frémissants d’une rivière de liberté inarrêtable.
Liste des morceaux :
1 – Mai Gallery
2 – Trop Tôt
3 – For Gary P
4 – Et Rebelote
5 – La Fuite
6 – Le Repos du Loir
7 – Wise K
8 – Love is Safe
Par Dom Imonk
Label: Morotva Records
Distribution: Believe
Jean-Marc Filipe: enregistrement, mix et mastering
Anne-Sophie Rami: graphisme
Audrey Thirot: photo de couverture
Music composée par Robin Nitram
Produit par Robin Nitram
https://robinnitrammusic.bandcamp.com/album/nage-libre