Gazette Bleue Week-End # 4

Bonjour ! Voici la quatrième série de chroniques « week-end », cette fois-ci sous la plume d’Alain Flèche.

Bonne Lectures !

La rédaction.

CANDID RÉÉDITE !

Par Alain Flèche

En 1960, Archibald Bleyer, chef d’orchestre et producteur, lance une filiale de son label (cadence, orienté pop), Candid, résolument jazz contemporain. Grande période pour le jazz engagé qui a quelque chose à dire en soutien aux mouvement sociaux noirs qui hurlent leur volonté de changement sur le pavé et la rue ! Sur les 8 mois que dure cette 1ère mouture, il n’hésite pas à enregistrer les meneurs de la scène politisée pour les droits civiques des ‘Blacks’, ce seront des chef d’œuvre du genre (C.Mingus ‘Presents’, M.Roach ‘We insist’) Le célèbre producteur Nat Hentoff entre dans l’histoire : »j’étais là pour fixer les horaires, apporter les bières et les sandwichs, choisir le leaders qui décidait du reste, sans s’inquiéter du financement.» Les photographes, pas plus que les musiciens ne sont là pour faire du tricot.

2ème épisode jusqu’en ‘64, la courageuse petite boite qui n’a pas peur des grosses, continue son travail de défriche en ajoutant au catalogue d’autres voix révolutionnaires ( C.Taylor, E.Dolphy ainsi que de fiers bluesmen : O.Span, M.Slim, L.Hopkins…). La liberté et la qualité ne payent pas, on ferme !

3ème période, fin ‘80, A.Bates de ‘Black lion rachète la maison, ressuscite des archives inédites (depuis 30 ans) et enregistre des artistes anglais et américains.

Aujourd’hui, Exceleration Music, à qui appartient la boite, relance la machine en re-éditant les nombreuses perles du catalogues, vous en avez déjà entendu parler dans ces colonnes, en voici d’autres. Youpi ! Que du nanan !


AU MENU CE WEEK-END, QUATRE ALBUMS INDISPENSABLES :

I – Terri Lyne Carrington – TLC & Friends

II – Thelonious Monk & The Classic Quartet

III – Steve Lacy – The Straight Horn of Steve Lacy

IV – Charles Mingus – Mingus

https://www.candidrecords.com/collections/new-releases


I – Terri Lyne Carrington – TLC & Friends

Avec : Georges Coleman, Kenny Barron, Buster Williams, Sonny Carrington

1981, 1er disque en leader de la miss, elle a 16 ans. Ce n’est pas une débutante dans le métier. 10 ans plus tôt, elle accompagne déjà R.Kirk au tambourin et voix, elle enchaîne au sax alto avec J. Brown, puis J.Smith. Ses potes ce sont (déjà) Kenny et Buster, bon, son Sonny de père a pas mal de relations… Un appareil dentaire l’empêche de souffler, alors, hop, batterie ! Impossible de faire la liste ici des gens avec lesquels elle a rencontré, joué, enregistré : les plus grands ! À 10 ans elle collabore avec tonton C.Terry, puis G.Duvivier, J.Rowles, L.Belson… Voilà comment on trouve un casting de folie pour son 1er disque à soi !

Tous sont sur leur 31 (en talent, joie, bonne humeur), ça irradie. Pas question de faire semblant pour accompagner la ‘petite’, qui ne leur laisse pas le choix. Ça pulse grave, ça joue de folie. Et puis aussi : un sexe à défendre, marre de la misogynie dans ce métier ! À propos, comparez son jeu avec celui du jeune T.Williams sur ‘7 steps to heaven’ (G.Coleman n’était pas loin en ce temps-là). Ok, c’est pas la même époque, pas le même style, mais avouez, rien à envier au p’tit mec !

On s’éclate sur du C.Porter, du Miles donc, du Rollins, et une compo de la demoiselle ‘La Bonita’ : muy bonita ! Jusqu’au ‘Sonnymoon for two’ où papa Sonny vient faire un ‘chase’ avec George ! Une tuerie !

N’hésitez pas à écouter son dernier magnifique opus ‘New Standards’ (que des compos de dames) et de lire tout le bien que nous en pensons. Elle fait son chemin la ‘petite’ qui a bien grandi, en force, en intensité, et en beautés !

https://www.candidrecords.com/collections/new-releases


II – Thelonious Monk & The Classic Quartet

Avec : Charlie Rouse, Butch Warren, Frankie Dunlop

Période faste pour le pianiste magnétique. Il vient de signer chez ‘Colombia Records’, où il enregistre ‘Monk’s dream’ et le fameux ‘Criss Cross’, truffés de somptueuses nouvelles compositions qui deviendront rapidement des standards. Il est aussi en train de former un ‘tentet’ que l’on entendra, l’année suivante, sur ‘Big Band & Quartet in Concert’. On pense fréquemment que Monk fut de suite reconnu, non, trop ‘à part’, autant de sa musique que de son caractère et de son style très perso. Sur près de 50 ans de carrière, il n’en eut qu’une 20ène de succès. Pourtant cofondateur du style ‘Bebop’, il est jugé trop excentrique, et sa musique trop complexe, son jeu percussif et primitif laissent les joueurs les plus radicaux perplexes. Foin de compromissions, il creuse l’écart, ce qui ne l’empêche de jouer avec ‘Hawks’, Coltrane, Rollins…

L’indispensable Rouse n’a jamais été autant en forme, en verve, on lui sent des stimulations de la ‘Nouvelle Chose’ qui éclot ici et là… Le lumineux , inventif et rebondissant Dunlop vient d’arriver dans le Band, après avoir traîné chez Mingus, Rollins, Duke. Quant à l’imperturbable Warren, c’est un pilier de chez ‘Blue Note’, de ‘61 à ‘63 qui s’est frotté à D.Gordon, Hancock, Henderson, Mobley…

Voici 3 compos ‘classiques’ de Monk, un standard : ‘Just a gigolo’, que l’homme aux chapeaux bizarres s’est totalement approprié. Pour fermer la séance enregistrée pendant le ‘Tour on Japan’, une version relax de ‘Blue Monk’ , où les 4 semblent bien s’amuser : Rouse tape un blues tranquille, mais pas si conventionnel que ça, Monk s’offre un doublement de tempo pendant que la rythmique nous la fait genre accompagnement de danseurs de claquettes. Un régal.

60 ans plus tard, pas une ride. Normal pour une légende. Que serions nous, que serait la musique sans T.Monk !

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III – Steve Lacy – The Straight Horn of Steve Lacy

Avec : Charles Davis, John Ore, Roy Haynes

Maître incontesté de l’instrument (souvent assimilé avec l’image d’une maîtresse performante et imprévisible), en même temps que, à l’époque, : S.Béchet, J.Hodges, puis Coltrane (et beaucoup d’autres aujourd’hui), il ne choisit pas la facilité. En ce temps là, ce ‘biniou’ n’est utilisé que pour doubler d’autres soufflants, et rares sont ceux qui se risquent à en jouer en Leader, malgré ses possibilités incroyables de textures, des brillants suraigus proches de la trompette aux basses intenses qui se mélangent à celles du ténor… , mais le publique lui préfère la clarinette.

Steve aime son soprano, d’amour. Ça se sent, et il ne lâchera pas le morceau.

Il a tout de même décroché le job avec C.Taylor en ‘56 et quelques autres allez-retour, il est avec G.Evans en ‘59, puis J.Guiffre, et, bien sûr, la fameuse rencontre ,qui marque notre homme à jamais, avec Monk.

3 reprises ici, de thèmes de Monk, 1 de C.Parker, 2 de C.Taylor, qui n’ont rien à envier aux originaux, par une gigantesque démonstration sans esbroufe des capacités multiples de l’instrument exigeant. Pas de piano, l’ombre de Monk (et de Taylor) se fait plus charnelle. Il choisit le baryton de Davis après l’avoir entendu chez K.Dorham, son large, swing acéré. Les 2 autres à la rythmique sont d’anciens partenaires de Monk. Ore est l’un des premiers à sortir du ‘walking bass’ sans oublier pour autant le sens strict du tempo qu’il conjugue avec une énergie toute mélodique et une virtuosité qui séduisait tant Monk … qu’il préférait éviter pour lui-même, expliquant qu’il portait de lourdes bagues pour lui rappeler de ne pas en faire trop ! Et le superbe R.Haynes, toujours en avant, à pousser la machine pour l’emmener encore plus loin, la force alliée à la grâce !

On ne parle, on n’écoute pas suffisamment S.Lacy, pourtant… demandez donc à D.Liebman ou J.Lovano ce qu’ils en pensent … Sans lui, le ‘Free jazz’ n’aurait peut-être pas le même goût !

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IV – Charles Mingus – Mingus

Avec : Dannie Richmond, Jimmy Knepper et Brit Woodman, Charlie McPherson, Eric Dolphy, Booker Ervin ; Ted Curson et Lonnie Hillyer, Nico Bunick

Le grand Charles, ‘Moins qu’un chien’ mais plus qu’un contrebassiste, compositeur, talentueux dirigeur de talents. Un homme bientôt en révolte, en colère (nous sommes en 1960), support actif des revendications pour les droits civiques de ses frères nègres, jusqu’au bout des mots et des notes, sans un poil de concession pour lui et pour ses compagnons d’atelier.

Le fameux ‘workshop’ est en ébullition. Ça pétille, ça bouillonne, ça déborde ! L’opération est totalement contrôlée, l’athanor est chargé, la transmutation des énergie en émotion, et vice-versa, est en route. Ça chauffe, ça brûle, ça explose.

Démarrage sur les chapeaux vissés sur le crâne. ‘MDM’, hommage aux héros du géant : Monk, Duke et… lui-même. Ben ouais, pas de fausse modestie chez lui, que de l’honnêteté, de la justice. 3 légendes qui ne travaillent , et ne font travailler qu’à l’oreille, les compos évoluent selon l’esprit, les sentiments, le temps, les circonstances… Avec le soutien d’une telle rythmique, tout est possible, tout fonctionne. Juste préciser les préliminaires aux oeuvriers : pas des notes, de la voix, on joue pas, on discute ! Du coup, les instruments deviennent des extensions, ce ne sont plus des corps étrangers, mais un prolongement. Alors : dialogues, chases, stop-chorus, intensité et vérité sont de la fête.

‘Stormy Weather’, même schéma que la version de l’énorme ‘Presents’ : Duo entre Mingus et Dolphy qui dégouline de feeling et de vitalité, discrètement appuyés des balais de la batterie qui mijote et ronfle de plaisir, rejoints par la trompette soyeuse de T.Curson avant un épilogue en 4/4 généreux

‘Lock ‘em up’. À 100 à l’heure, à la noire, du feu ! Réminiscence d’un malentendu où est en jeu l’innocence, la naïveté du contrebassiste. Œuvre intense, cris, colère et menaces de l’homme floué. Tout le monde est là, à ses côtés, à la rescousse. Ça pète, grave, on en sort épongé, épuisé mais rempli de la belle énergie dispersée par les vents, les caisses et les cordes.

Mingus : « La musique est le langage des émotions, chacun réagit à sa façon, et tous peuvent le faire, jouer et d’écrire de la musique comme il le sent, s’il veut être grand, il doit apprendre par lui-même, avec les autres, mais seul… » Leçon de belles choses.

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Épilogue provisoire : 

Artistes et disques de légendes, mais qui en écoute encore ? Qui prend le temps de se retourner sur ce à quoi doit le présent ? Certes, la production permanente de galettes, pas toujours utiles, mais faut bien se tenir informé… Hummm !?

Ces disques-là, d’autres de l’époque, attrapez ça, soufflez sur la poussière de la jaquette, il n’y en a pas à l’intérieur des sillons, Servez chaud, dégustez. Alors ? Elles ne sont pas toujours belles les légendes ?!