Eddie Dhaini Quartet – Pôle Evasion d’Ambarès – Le 05 octobre 2023.
Première manifestation concrète du tout nouveau partenariat entre Action Jazz et le Pôle Evasion de la municipalité d’Ambarès, le concert du 4tet d’Eddie Dhaini, donné dans un lieu au nom emblématique par un groupe lui aussi emblématique du renouveau de la scène musicale aquitaine.
La Gazette Bleue a récemment publié une chronique de Christine Moreau des 24 h du Swing de Monségur où se produisait ce même groupe le 27 juillet 2023. A un détail près, puisque Jéricho Ballan assurait ce jour-là le remplacement du batteur Baptiste Castets entendu ce soir. Je souscris complètement à ses observations et remarques, mais pour ne pas ennuyer le lecteur par des redites, il me faut soit approfondir, soit adopter un angle différent, mettre en perspective cet événement musical rare auquel nous avons assisté à Ambarès le 5 octobre 2023. Pourquoi sommes-nous tous ressortis heureux, avides de partager notre émotion après cette magnifique prestation ? Tentons quelques hypothèses, évitons tout terme technique, bien que l’objet ne se prête guère à la dissection si l’on exclut les mots utilisés par les spécialistes.
Il y a près de dix ans apparaissait sur la scène bordelaise un tout jeune guitariste prénommé Eddie. Nous le découvrions d’abord en « bœuf », les standards du jazz étant un passage obligé pour qui veut développer son propre vocabulaire musical, ses interventions étaient judicieuses, jamais détonantes, simplement étonnantes et toujours plaisantes. Elles laissaient entrevoir un réel talent. Plus tard nous apprenions qu’il accompagnait Cadijo, Flora Estel ainsi que de nombreuses formations éphémères ou groupes de circonstance. Son carnet d’adresses s’étoffant au gré des rencontres, son envergure s’étend désormais bien au-delà du cadre régional.
Ni histrionique, ni cabotin, ni provoquant, il capte l’attention sans aucun artifice. D’autres que lui joueraient les stars ou chercheraient à tirer la couverture à eux, lui dirige en leader naturel, il porte un regard attentif, bienveillant, sur ses complices, sur le public, et son seul sourire parvient à illuminer la salle. Un jour, une collègue, après avoir assisté à un concert en solo de Pat Metheny, s’était demandée s’il était autiste. Tant il est vrai que l’extrême concentration d’un musicien en action lui fait parfois oublier qu’il est en spectacle. Eddie échappe à ce travers : il donne de sa personne, envoie des ondes positives. Attentif aux réactions de l’audience, il reçoit en retour des expressions d’approbation, des oscillations qui sont autant de bonnes vibrations, et signe d’une adhésion totale, la soirée s’achève sur une « standing ovation ». Cette sensation de communion le conforte dans sa démarche, la primauté donnée au collectif .
Ce rayonnement, l’espace qu’il ménage aux autres musiciens, ses silences, sorte de non-dit propre à aiguiser la curiosité, donnent à chaque phrase une intensité et une clarté admirables. Dès ses débuts, j’avais noté que son jeu ferme, fluide, empreint d’assurance, d’intelligence et de créativité contrastait quelque peu avec la timidité et la discrétion du personnage en dehors de la scène. Je m’étais dit que comme beaucoup d’artistes, il s’exprimait le mieux à travers son art. Depuis, Eddie s’est aussi ouvert au point d’exceller dans le relationnel, tous ceux qui ont échangé avec lui décrivent une personnalité attachante, généreuse, affable.
Eddie Dhaini n’a cessé d’étendre sa palette sonore et son registre. Il possède à l’évidence une culture musicale universelle, sensible dans ses compositions et son phrasé d’une grande richesse. Amateurs de métal hurlant, passez votre chemin : jamais bruyant ni tonitruant, le son vous enrobe et vous caresse, il n’agresse à aucun moment. Douceur et intensité peuvent faire bon ménage. De même, l’esthétique d’ensemble relève de la continuité plutôt que de la rupture : même s’il adopte une approche originale, stylistiquement diverse, résolument moderne, Eddie s’inscrit parfaitement dans une longue tradition d’élégance guitaristique (de Wes Montgomery ou Jim Hall à Julian Lage, Gilad Hekselman ou Läge Lund en passant par Charlie Christian, Django Reinhardt,…) Parmi ses favoris, Bireli Lagrene et Pat Metheny, ce dernier l’a notamment impressionné « … pour son son, son sens de la mélodie, pour l’émotion et l’intention qu’il met dans sa musique. Je trouve ça très rare et personnellement il me touche beaucoup ».
Un vrai guitar hero parvient à faire oublier la technique, il développe un langage enrichi stylistiquement, rythmiquement, mélodiquement, harmoniquement qui pénètre aussi profondément dans les cœurs et les esprits qu’un choc violent, qu’une révolution. S’imposer de la façon la moins brutale et la moins clivante, c’est quand même un exploit. Eddie apporte à la guitare dite de jazz un grain particulier, plus trop urbain comme pouvaient l’être le hard bop, le free jazz, le jazz rock, le funk ou la fusion, je l’imagine plutôt voyageur, capable d’absorber dans chaque genre un petit quelque chose qui en fait la saveur pour créer sa propre recette, capable de capter des bruissements légers dans les herbes, un souffle de liberté sur des champs de blé., en tout cas dans un espace ouvert, suffisamment vaste pour susciter l’émoi, l’émerveillement la méditation et la quiétude.
Ce quartet favorise une répartition des rôles assez stricte, de type 2+2. La rythmique (le tandem basse/batterie) est chargée du groove et du timing – elle va toutefois déborder de ce cadre étroit et le moment venu, prendre le leadership. L’autre section (trompette/guitare) a la responsabilité des parties mélodiques et harmoniques – tout en variant le rythme et l’accentuation de façon à introduire une stimulante polyrythmie.
Outre la sécurité totale qu’assurent la contrebassse d’Aurélien Gody et les percussions de Baptiste Castets, des finesses cassent le schéma, déjouant la prévisibilité. Le groupe introduit dans des compositions aisément accessibles des « twists » petites torsions et tensions passagères qui forcent l’attention. Parfois un dialogue s’établira entre deux musiciens batterie/trompette ou basse/guitare, et là, les deux autres se tairont opportunément.
Aurélien se met rarement en avant, chorusse moins, sans doute pour ne pas faire durer les morceaux au-delà du nécessaire, pourtant il est indispensable, toujours là. C’est cet alliage de discrétion et d’efficacité qui va ouvrir un espace de liberté aux autres, notamment au batteur, dont il faut souligner l’énorme travail. Libéré du souci de marquer le tempo avec insistance, incroyablement présent en toute discrétion, jamais exactement où on l’attend, Baptiste Castets se charge d’enjoliver, de colorier, de faire des frises sur un mur parfaitement blanc, parfaitement plan, mais aussi d’ orner les improvisations du soliste de textures, de reliefs incroyablement ciselés. Le volume sonore exclut toute agressivité, au point de forcer l’auditeur à tendre l’oreille, à guetter chaque frappe, opportune, sobre, tranchante. Offrir l’environnement idéal, œuvrer pour que tout apparaisse nécessaire, évident, c’est la marque des grands. J’ai cherché à qui le comparer, je ne trouve guère d’équivalent, à part Ari Hoenig.
Loïc Guenneguez est étonnant de maturité et de maîtrise. Il a assimilé le placement d’un Freddie Hubbard ou d’un Miles Davis 2e période, ces derniers s’étant eux-mêmes peu à peu détachés de la virtuosité de leurs débuts, physiquement éprouvante pour les lèvres, mais aussi pour l’esprit et le reste du corps, quand on sait la gymnastique qu’impose le redécoupage infernal du rythme opéré par des Thelonious Monk ou Charlie Parker. Leur influence délétère se repère dès l’exposition des thèmes, puis à la façon extraordinaire dont, tel un jongleur, Loïc lance un chorus sur une note « en l’air », échappant à toutes les attentes, pour retrouver instantanément le « groove » et imposer sa puissance rythmique. Il cultive également l’art de capter l’attention du public par de savantes variations sur un motif. Ses silences stratégiques lui permettent de ménager sa respiration, de se préparer à attaquer les notes saillantes, mais aussi de jouer du suspense. Vous l’aurez deviné, Eddie et lui font la paire ! Que dire de l’architecture de ses chorus, de la palette de sons qu’il tire de son instrument, de leur pertinence au moment où il les sort de son chapeau magique, dans le souci de donner à chaque composition le lyrisme, la douceur ou la ferveur qu’elle mérite. Par nature, la trompette interpelle et transperce lorsqu’elle intervient pour lancer le mouvement, mais Loïc ne lâche pas les chiens à tout bout de champ, il contrôle à merveille la progressivité rythmique et le volume de son instrument. Sous l’égide d’Eddie, pour lui donner la réplique, pour décorer ou souligner tel ou tel aspect de la mélodie, la trompette peut aussi susurrer, murmurer, marteler, articuler. Tout cela, plus la justesse et la pureté du son, procure un plaisir, un bien être rares.
Petit aperçu de la setlist : 1 A Pédro, 2 Monsieur Blake 3 Ligne 13 (le titre contient une indication sur la métrique) 4 Sedona 5 Paratha 6 Opus 76, étude numéro 2 de Sibelius 7 De la Vega 8 (en rappel) From The Ghetto de Dario Deidda dans un arrangement reggae ravageur.
A l’issue de ce concert je tenais à féliciter personnellement chaque membre du groupe pour cette prestation parfaite, avec tout ce qu’il faut, quand il faut. mais je n’étais pas le seul et le temps pressait, la jam session allait commencer. J’ai accaparé Eddie quelques instants, j’ai pu lui dire ma satisfaction. Sa réponse empreinte de modestie « ça n’était sûrement pas parfait » en dit long sur une exigence et des aspirations élevées.
Un artiste dont le discours musical est l’exact reflet de sa personnalité : toujours souriant, avenant, à l’écoute, Eddie se livre avec pudeur et parcimonie. Quand on le questionne, il s’exprime sans détours, convainc par sa sagesse, son tact, l’acuité de sa réflexion. Nous avions discuté jadis d’un guitariste brésilien que j’appréciais beaucoup, lui pas plus que cela, mes arguments n’avaient pas le poids, la profondeur des siens. De fait il était déjà lucide, ferme dans ses opinions, ses choix, ses jugements, d’une sincérité totale. Pas étonnant qu’il ait acquis en peu de temps la stature d’un leader dont on respecte la force tranquille, l’autorité naturelle. On le devine travailleur méthodique. Sa sagacité, son intelligence et sa curiosité l’amènent à arpenter les champs inexplorés : il va en détailler la topographie dans le but de créer du sens, de la beauté. Nous vous conseillons de suivre son ascension, convaincus que nous sommes par sa volonté, sa constance et sa modestie.
Par Ivan Denis Cormier, photos David Bert
Galerie photos du Eddie Dhaini Quartet :
Galerie photos de la jam :