Par Laurent Dussutour, photos Pierre Vignacq

Portait d’une natural jazzwoman

Quand elle en exaspère certains, elle en enchante d’autres. Quand d’aucuns relèvent quelque fausseté dans son chant, d’autres y trouvent des perles de blues. Et si Champian Fulton n’était tout simplement qu’une jazzwoman naturelle ? Ce serait bien suffisant.

Avec ses airs faussement glamours, la Fulton, du haut de ses 36 ans, ne se la raconte pas. Pour elle seule compte cette pulsation magique qu’est le swing. Qu’elle s’exprime au piano ou au chant, tout est fondé sur cette temporalité propre au jazz que d’aucuns ont trop vite fait de qualifier de « traditionnel ».

« Je crois que j’essaye d’être une musicienne de jazz depuis que j’ai huit ans. J’ai bien sûr commencé par Count Basie et Red Garland et, les années passant, je me suis intéressée à Errol Garner, Fats Waller. C’est un processus qui a pris du temps. Mais j’ai toujours gardé à l’esprit qu’il me fallait d’abord imiter avant que cela devienne une part de moi-même. C’est à cette seule condition, en assimilant ainsi, que je pouvais devenir créative et libre, pour développer mon propre langage. »

Jusque dans son emprunt à une clave latine dans son interprétation de « Martha’s Prize » de Cedar Walton, où elle atteint une dimension orchestrale sublime, sans ignorer ses partenaires d’un soir, au JazzFola à Aix-en-Provence : le parisien Gilles Naturel (qui l’avait recruté à Paris pour sa relecture de « Porgy and Bess ») et l’anglais Steve Brown (batteur vu et entendu en ces lieux aux côtés de Clovis Nicolas et recruté également par le « dernier saxophoniste lesterien »  Scott Hamilton avec qui Mlle Fulton a des affinités musicales éprouvées). La douceur boisée du son de la contrebasse et la finesse du jeu de charleston du batteur, toujours « à l’agachon » (pour ne pas dire « à l’affût »… après tout on est en Provence) l’autorisait ce soir-là à se lancer dans des interprétations chorales de standards certes éprouvés mais interprétés avec une conviction qui emporte l’adhésion. Livre-t-elle une reprise de Dinah Washington, qu’elle avoue avoir désiré être jazzwoman depuis sa plus tendre enfance.

« Je viens d’une famille de musiciens de jazz. J’étais entourée de disques et les amis de mon père, comme Clark Terry, passaient souvent à la maison. J’étais obsédée par les disques et je chantais par-dessus. Et quand Clark et mon père m’ont offert le CD de Dinah Washington « For Those In Love », les CD étant assez récents à l’époque, j’étais comme possédée et je l’écoutais sans cesse. Mon père me disait «écoute donc Billie Holiday ou Sarah Vaughan » et moi je répondais « non, laisse-moi avec Dinah ». »

Des nasales qui s’étirent, un sens de la diction qui n’oublie pas de chercher quelque tierce mineure à la façon d’une vraie blueswoman : l’art vocal de la belle se conjugue loin de toute intention de justesse sans pour autant sombrer dans je-ne-sais quelle fausseté.

« Ron Holloway me faisait chanter certaines de ses phrases de saxophone. Ou bien, toujours à l’Institut que je fréquentais, dirigé par Clark Terry, je chantais des thèmes de Count Basie avec un big-band, comme « Allright Okay You Win » que chantait Joe Williams et je n’avais pas d’autre choix que de swinguer. « 

Après tout, Chet n’avait pas le tempérament exact de la note et Billie ne savait pas chanter autrement qu’avec son sexe. Champian Fulton développe sa personnalité vocale dans une authenticité jazzistique qui ne peut que saisir.

« Au début, c’était principalement par imitation et avec les conseils que pouvait me donner Clark Terry ou bien mon père : « Dinah ferait comme ça ». Et puis à l’âge de douze ans j’ai voulu prendre des cours avec un chanteur d’opéra dans ma ville : Thomas Carey, un technicien fantastique. Mais je n’avais que douze ans et ma voix n’était pas encore arrivée à maturité au point qu’au début il ne voulait pas de moi en cours. Mon père a insisté et j’ai chanté si bien que ce professeur a accepté de me donner des leçons. Pendant quelques années j’ai appris avec lui, principalement la respiration et l’utilisation de la voix comme un instrument. »

Se lance-t-elle dans une reprise des Jazz Messengers, qu’elle donne au public une délicieuse envie de danser. Car, oui, il faut que le jazz reste une musique de danse, tant pour les pieds que pour les neurones et les zygomatiques. Au piano, c’est une virtuose, développant un art de la fugue sur « Lover come back to me » dont elle restitue une saveur d’Europe orientale (le compositeur originel, Sigmund Romberg, était l’un de ces exilés du Yiddishland qui ont offert au monde ces standards éternels de Broadway). Ses solos, elle les pétrit comme si elle modelait les notes bleues à la façon d’une potière amoureuse, notamment au détour d’une composition issue de son album instrumental «Speechless ». Elle reconnaît avec modestie ne pas être en capacité de développer cette singularité artistique : « Il y a deux ans, j’ai fait un disque intitulé « Speechless » avec neuf instrumentaux de ma composition, sans aucun chant. Mais c’est vraiment dur pour moi de les proposer aux musiciens avec qui je tourne. »

Son léger décalage en block-chords à la main gauche fait irrémédiablement songer à ce diable d’Errol Garner cependant que le lyrisme trempé dans le blues convoque les mannes d’un Fats Waller. Peu importe le genre, pourvu qu’on ait l’ivresse. Un lien charnel entre le piano et la voix s’établit par la mise en mouvement de tout son corps, avec le swing comme principe de plaisir. En particulier au détour d’un « Travelling Lights » où elle incarne à la fois Billie Holiday et Teddy Wilson.

« Ça m’a pris longtemps avant de pouvoir jouer du piano et chanter en même temps. J’ai commencé le piano quand j’avais cinq ans. Et je n’ai vraiment essayé de chanter qu’à l’âge de dix ans. Il m’a fallu environ dix ans pour que je me sente à l’aise, pour ressentir la liberté d’être créative dans les deux domaines. Au début je me concentrais surtout sur ma façon de chanter et mon jeu de piano devenait un peu trop automatique, puis c’était l’inverse. Mais petit-à-petit j’ai réussi à créer un jeu de questions-réponses… à moi-même ! »

Et puis, finir son concert aixois par ce bon vieux blues « If I Had You », c’est là une promesse : Champian Fulton n’arrêtera jamais sa quête musicale car elle est naturellement jazz.

« J’étais bien avec les amis de mon père. Et même Clark avait soixante-cinq ans de plus que moi ! Mais je n’ai jamais ressenti de différence entre nous. On était les mêmes : des musiciens de jazz. Eux-mêmes me traitaient ainsi. Pas vraiment des égaux bien sûr mais j’étais perçue comme quelqu’un qui aime la musique, tout simplement. Quant aux pairs de mon âge, c’est sûr qu’ils me trouvaient un peu étrange : mes copines étaient sur Britney Spears et moi je ne jurais que par Count Basie mais cela ne leur faisait ni chaud ni froid. »

Loin d’avoir froid aux yeux, la new-yorkaise qui débarqua dans la Grosse Pomme il y a une vingtaine d’années de son Oklahoma natal avoue n’avoir jamais pâti de la domination masculine dans le jazz, pourtant d’une actualité brûlante légitime dans l’hexagone[1] :

« Je n’ai jamais ressenti cela. Quand je suis arrivé à New-York à l’âge de dix-sept ans il en allait de même. Je m’adressais aux musiciens de jazz comme si c’étaient mes égaux. C’est ainsi que j’ai sollicité Jimmy Cobb pour jouer avec moi, ou d’autres grands du jazz. Pour eux, la question du sexisme n’a pas de sens : c’est la musique qui importe, pas le fait que je sois une fille. C’est certain que j’ai été par ailleurs victime de mon statut de femme mais ce qui m’importe avant tout c’est de me pointer et de dire aux gars « Je veux parler de Charlie Parker ». » Sans en faire des tonnes, cette championne du jazz pourra-t-elle conquérir les foules ? C’est tout le bien qu’on lui souhaite !


[1] Ainsi le 24 septembre 2019 a lieu la restitution de l’enquête « La représentation femmes/homme dans le jazz et les musiques improvisées » au Ministère de la Culture, qui sera publiée et présentée ailleurs en France par la suite…