Par Dom Imonk

© photo Randy Cole

Il y a quelques années, nous avions pu découvrir le saxophoniste Yannick Rieu, lors d’un concert à Bordeaux. Très actif au Canada, sa terre d’adoption, il est un voyageur sonore dont les qualités sont reconnues à l’international, ce que nous comprîmes très vite, étant alors impressionnés par la force de sa musique, la générosité de son jeu, et la riche inspiration qui les animait,  le tout servi par un groupe en totale communion avec son leader. Il n’en fallut pas plus pour que la graine de la curiosité soit définitivement semée dans nos esprits d’insatiables jazz addicts ! Ô joie, le voici de retour en novembre, avec un tout nouvel album sous le bras, nommé « MachiNations », faisant suite à quelques autres qui ont déjà marqué les esprits. Ce disque, foisonnant d’ambiances bigarrées, est soutenu par une courte tournée française, qui passera par le festival Jazz à Caudéran (Bordeaux) le 16 novembre prochain. La tentation était donc grande de lui poser quelques questions sur tous ces sujets, en un entretien qu’il a bien voulu accepter de nous accorder, ce dont nous le remercions vivement !

ACTION JAZZ : Bonjour Yannick Rieu. Quand et comment la fée du jazz a-t-elle frappé ton épaule de sa baguette magique ? Comment s’est dessiné ton chemin par la suite ? En particulier quelles furent tes principales rencontres et influences ?

Yannick Rieu : Mon père avait des goûts assez éclectiques : musique classique avec une nette préférence pour Bach et Beethoven mais aussi Haendel, Stravinsky, Messiaen. À cela s’ajoutait les musiques d’Afrique avec entre autres Myriam Makeba, de nombreux enregistrements de percussions africaines, musiques rock (Led Zeppelin, Black Sabbath, Beattles, Iron Butterfly etc.) mais aussi la chanson francophone (Brassens, Vigneault, Leclerc, Ferré, Brel, Ferrat…). J’ai donc baigné dans toutes ces musiques dès mon plus jeune âge. À l’adolescence, début de mon apprentissage musical au conservatoire, des amis m’ont initié aux big bands (Maynard Ferguson, Don Ellis, Duke Ellington) et j’ai commencé à m’intéresser à l’improvisation. Entre temps j’expérimentais avec un ami sur le magnétophone à bande du paternel. Nous enregistrions des sons et tentions de faire des montages sonores en manipulant les bandes de différentes façons. Le jazz s’est installé tout doucement. Pas de révélation jusqu’à l’écoute de Coltrane, autour de 16 ans, où j’ai pris la claque de ma vie et n’en suis toujours pas vraiment remis…Un peu plus tard, une autre rencontre décisive fut celle de la musique et des écrits de Glenn Gould. Son approche « scientifique » de l’enregistrement, entre autres, a certainement influencé ma manière d’aborder l’enregistrement en studio et ouvert de nouvelles voies pour la conception de ma musique. MachiNations en ce sens est typiquement « gouldien ». La peinture et la philosophie sont aussi des éléments qui comptent beaucoup dans mon cheminement musical.

© photo Jean-Pierre Dublé

AJ: Pourrais-tu nous faire un état des lieux du (des ?) jazz(s) au Canada, artistes, lieux de concerts et festival, hormis celui de Montréal mondialement connu ?

 YR : Il existe maintenant au Québec et au Canada de nombreux festivals programmant du jazz. Il serait un peu fastidieux de les nommer tous et injuste d’en oublier. De nombreux jeunes musiciens très bien formés se retrouvent sur la scène jazzistique et autres lieux qui présentent des musiques improvisées. Trop peu nombreux en regard des institutions qui déversent sur la scène musical, à chaque année, son lot d’improvisateurs. Il y a un réel problème, un gouffre préoccupant entre l’offre et la demande. En toute franchise, le musicien que je suis n’est pas très bien placé pour faire un état des lieux. J’ajouterais cependant qu’il existe un problème particulier au Canada, politique celui-là, à savoir le manque de ventilation entre le Canada anglais et le Québec. Deux solitudes qui co-existent sur un même territoire sans vraiment vivre ensemble.

AJ: Peux-tu nous dire quelques mots sur les divers projets qui ont précédé ton nouvel album, et sur leurs formations ? Y-en-a-t-il un qui sortirait du lot ?

 YR : Je suis un être multiple. Les différents projets que je propose depuis maintenant plus de quarante ans illustrent ce que je suis. Les groupes mis sur pieds au fil des années (trio, quatuor, quintette, octuor), acoustiques ou électroniques, reflètent mon état d’esprit à ce moment. Je tente de proposer une musique vivante et donc, par essence, en dehors des définitions académiques même s’il est possible, après coup, de la définir et la mettre dans une case. Je suis en mouvement, ce qui veut dire faire, apprendre, se tromper, recommencer, tomber, se relever. « Aller voir » comme le dit si justement Brel. Fuir l’habileté. Une fois un album fini, l’artiste (je préfère le mot artisan en ce qui me concerne) doit abandonner son rejeton et le laisser vivre sa vie. Cela ne concerne plus son auteur.

AJ: Question technique : Quels sont tes saxophones favoris ? On apprend que tu utilises aussi les claviers et l’électronique (échantillonnages) ? Comment opères-tu l’alliance de tous ces sons quand tu crées, et quel en est le dosage pour chacun ?

YR : Pour le ténor je joue sur un Selmer fabriqué au début des années trente, au soprano j’utilise un modèle fabriqué selon mes exigences par une compagnie chinoise. Pour ce qui est de l’électronique l’unique base de mes choix reste la pertinence de leur présence dans des compositions spécifiques. Soit utilisés pour leur qualité d’harmonisation avec les instruments acoustiques ou alors utilisés pour leur contraste avec ces mêmes éléments. Il est très intéressant de pouvoir fabriquer des sons à partir de différents matériaux. En tant que tels, ils sont aussi sources d’inspiration. Les possibilités sont infinies.

© photo Mathieu Rivard

AJ: Dans ton nouvel album, au travers de divers climats, on sent notamment par endroit, et de manière furtive, une communauté d’esprit humaniste et libérée, avec des groupes tels que Weather Report (celui des eighties), le Zawinul Syndicate ou encore Miles Davis (In a silent way). Qu’en penses-tu et quel est ton sentiment à l’égard de ces groupes et artistes, en interligne, je pense aussi à Wayne Shorter ?

YR : Un vent de liberté soufflait à cette époque. Pour beaucoup de musiciens le jazz était devenu un carcan (à tort ou à raison) auquel il fallait se plier. Pour bien comprendre ce mouvement il faut voir se qui se passait dans la société en général, les mouvements sociaux qui s’étaient mis en branle. La musique est un miroir du moment présent et le jazz sorti de cette exigence devient un folklore, une musique agonisante voire morte dans certains cas, où des règles sclérosées régissent le fait d’appartenir ou non à cette musique. À partir de là nous pouvons comprendre les clans qui se forment, les batailles de clocher stériles afin de savoir si ce que l’on fait est du jazz ou non. Je ne sais pas si je fais du jazz. Je fais de la musique. Point. On aime ou on n’aime pas, c’est une autre histoire ! Ce que je fais je le fais de bonne foi. Le reste ne m’intéresse pas. Wayne Shorter représente pour moi le parfait exemple de ce que je tente d’expliquer depuis le début. Wayne reste Wayne à travers ses différents groupes, que ce soit sur Blue Note, avec Weather Report, ses musiques post-Weather Report ou encore son quatuor des dernières années. Shorter a enrichi son jeu, son vocabulaire et son approche à travers ces expériences qui semblent éloignées les unes des autres à première vue. Or, pour moi, tout cela est relié !

AJ: Quelle est ton opinion sur ce qu’on appelle « jazz » aujourd’hui ? Son développement, voire sa survie, ne semblent-ils pas liés à plus de mixité, plus de mélanges d’influences et de technologies ? Doit-on abolir les étiquettes pour parvenir à une musique plus « universelle », quitte à ne plus parler que de « musique », et à faire enrager les markéteurs et leurs communicants ?

YR : L’important pour moi, je le répète, est de faire les choses – la musique dans ce cas-ci – de bonne foi. Le reste ne regarde que les communicants, les musicologues et quelques ayatollahs et autres membres du clergé jazzistique. Heureusement ils sont peu nombreux. Je n’ai pas d’opinion sur le mot « jazz ». Ce n’est qu’un mot (que beaucoup de musiciens n’aiment pas !), ce n’est pas la chose si je puis dire. Enfermer le vivant dans des définitions est le meilleur moyen de tuer le vivant. Ce qui compte pour moi c’est de retrouver dans la musique un « chant », une voix, une marque distinctive à chaque individu. Voilà ce qui me fait dresser l’oreille.

AJ : La pochette de « MachiNations » qui vient de sortir, ainsi que son titre, peuvent paraître mystérieux ? Peux-tu nous éclairer sur le message qu’ils portent ? Comment s’est construit ce nouveau projet ?

YR : MachiNations était à l’origine un projet solo. J’en ai très vite compris les limites. Là se trouve peut-être le lien avec le jazz c’est-à-dire l’interaction avec le facteur humain. Les machines peuvent être programmées mais elles ne feront que répéter la dite programmation (il existe de l’aléatoire mais celui-ci n’a que peu de lien avec ce qui se passe dans le moment présent). Il faut dire en passant que beaucoup de musiciens ne font que restituer une « programmation biologique », leur cerveau ne faisant que répondre dans un champs très limité aux impulsions du moment. Pour moi la pire façon d’aborder cette musique serait de définir ce qu’elle devrait ou ne devrait pas être pour se voir affublée du nom de jazz. Il n’y a chez moi aucune nostalgie d’un jazz pur. Ce qu’il y a d’intéressant pour moi dans la musique, c’est son caractère unique et dans quelle mesure elle correspond aux individus qui la font. Une fois exprimée, cette « réalité » appartient à tout le monde et enrichit le genre humain. Le poète indien Rabindranath Tagore résume bien ma pensée à ce sujet (extrait du livret de MachiNations) : «Aussitôt que nous comprenons et apprécions une production humaine, elle devient nôtre, peu importe sa provenance. Je suis fier de mon humanité quand je peux reconnaître et apprécier les poètes et les artistes de pays autres que le mien. Qu’on me laisse goûter cette joie sans mélange de savoir que sont miennes toutes les grandes gloires de l’humanité.»

AJ : Tu es entouré d’une riche équipe formée de Jérôme Beaulieu (piano, claviers), de Samuel Joly (batterie), de Rémi-Jean Leblanc ((basse électrique, contrebasse), de François Jalbert (guitares), de François Lafontaine (claviers), d’Alexandre Lapointe (basse électrique) et d’Érika Angel (voix sur un titre). Pourquoi les as-tu choisis ? Ont-ils pris part à l’écriture de l’album ?

YR : le choix des musiciens est en fonction de leur capacité à bien s’intégrer dans la musique proposée. Un minimum d’ouverture et de culture sont des atouts indéniables pour se fondre dans un tel projet. En studio toutes les propositions étaient bien reçues mais, au final, le choix de garder ou rejeter telle ou telle idée me revenait. J’avais une idée claire pour l’ensemble de la réalisation tout en gardant suffisamment de souplesse pour que les musiciens puissent s’approprier la musique.

AJ : Parle-nous un peu de ton approche de la musique

YR : Travailler la musique requiert une certaine dose de solitude et l’inspiration provient, pour ma part, rarement de la musique même mais plutôt des impressions que j’ai recueilli auprès des gens et/ou de ce qui m’entoure. Pour moi l’apprentissage est un processus où l’ouverture à l’autre est indispensable. J’ose avancer que l’ouverture à soi, le travail intérieur est un sine qua non pour trouver sa voix (sa voie ?). Il serait très facile de se perdre dans la musique des autres et de coller de trop près au vocabulaire « à la mode » ou fréquemment entendu. À travers la musique je tente donc de raconter mon histoire qui est l’histoire du monde, banale et unique tout à la fois. Pour moi, faire de la musique c’est faire un état des lieux de qui je suis, tentant de tisser des liens entre le particulier et l’universel, pas un état des lieux du jazz.

AJ: Le disque parait en France sur le label Laborie Jazz (Productions Yari au Canada). Comment se sont noués les contacts avec ce label néo-aquitain, et comment cela a-t-il fonctionné entre vous ? Envisagez-vous déjà de futures collaborations ? Quels furent les autres appuis dont ce disque a bénéficié ?

YR : La parution de MachiNations sur le label Laborie Jazz est le fruit d’un échange de bons procédés entre le label et mon agente Haiying Song. Madame Song a permis à Laborie Jazz d’obtenir une distribution en Chine (premier label français à bénéficier d’une telle distribution) et a fait tourner plusieurs artistes du label. En retour Laborie Jazz s’était engagé à faire paraître mon album en France et dans plusieurs autres pays européens. C’est d’ailleurs une politique des Productions Yari que de procéder de la sorte : faire fructifier des réseaux qui peuvent servir de bases afin de multiplier les occasions de se produire et favoriser des échanges.

AJ: Quels sont tes autres projets musicaux en cours, en parallèle à MachiNations, disques, concerts, festivals ?

YR : Pas mal de chose dans mes cartons. Un quatuor « acoustique » avec de nouvelles compositions, un duo avec le formidable pianiste Jean-Michel Pilc, des relectures des musiques de Coltrane (Lost Album, A love Supreme). J’entame une collaboration avec Jean-Nicolas Trottier (compositeur et arrangeur québécois de grand talent) afin d’élaborer une suite axée sur mes écrits (poèmes, pamphlets etc.) pour un grand ensemble à cordes. J’aimerais réaliser un « MachiNations 2 ». Pousser plus loin l’aventure. J’ai d’ailleurs déjà commencé à mettre des idées sur papier. Tournées prévues en Chine, en Europe pour l’été 2020.

AJ: Enfin, quel message souhaiterais-tu laisser à la jeune génération de musiciens, la « Génération Z » peut-être ?

YR : « N’écoute les conseils de personne, sinon du vent qui passe et nous raconte les histoires du monde ». Claude Debussy

Tout est dit.

AJ: Et voici le traditionnel petit questionnaire détente :

Si tu étais :

Une exclamation ? Et alors ?

Un récit ? Une histoire sans fin

Une saison ?  l’automne

Un animal ? le qilin

Une destination de voyage ? Une île

Un rêve ? l’éveil

Merci Yannick !