Sébastien Cabrier Trio – Et je vois

Un poème harmonique entre jazz et buleria
Il y a des albums qui vous sautent dessus comme des chiens joyeux. Et puis il y a ceux qui s’approchent doucement, à pas feutrés, et vous parlent à voix basse dans le creux du cœur. Et je vois, premier album du Sébastien Cabrier Trio, fait résolument partie de cette seconde catégorie. Une œuvre patiente, poétique, où chaque note semble déposée avec le respect d’un geste ancien.
Le trio est composé de Sébastien Cabrier à la guitare, Xavier Garnier à la contrebasse et Arnaud Perrin à la batterie. Trois musiciens d’une grande finesse, qui ne cherchent ni l’effet ni l’esbroufe, mais le juste mot sonore, celui qui dit sans forcer.
Cabrier, d’abord, est un guitariste singulier. Formé au classique mais habité d’ailleurs — ailleurs géographique (les influences orientales et andalouses ne sont jamais loin), ailleurs intérieur surtout, ce lieu un peu secret où la musique n’imite pas la vie, mais la devine. Sa guitare est tout sauf démonstrative : elle murmure, elle enlace, elle esquisse. Elle respire.
Autour de lui, Xavier Garnier et Arnaud Perrin ne font pas qu’accompagner : ils dialoguent. La contrebasse de Xavier Garnier, tour à tour ligne de fond et voix grave (mise en valeur par une très belle production qui capte toute sa vibration et son attaque), offre une assise chaleureuse aux échappées méditatives de la guitare. Il y a chez lui un sens du phrasé qui évoque parfois Charlie Haden, dans sa capacité à suggérer sans appuyer. Quant à Arnaud Perrin, il fait partie de ces batteurs-chorégraphes, pour qui le silence est un partenaire à part entière. Il ponctue, il frôle, il attend. On est loin des métronomes, ici on parle d’ombres et de textures.
Parlons un peu du son de Sébastien Chabrier. Il joue une guitare guitare flamenca de la maison ‘Hermanos Sanchis Lopez’ de Valencia. C’est un modèle 1F avec table en épicéa. Le mot qui vient immédiatement à l’esprit pour qualifier son son est : « solaire ». Un belle attaque presque claquante, une projection puissante mais nuancée et une clarté de printemps catalan. Juste le décalage qu’il faut pour un mariage heureux des sonorisés arabo-andalouses avec les tempos jazz impeccablement tissés par ses compères.
Par ailleurs, difficile d’écouter Et je vois sans se laisser happer par la beauté des titres eux-mêmes. Ils ne nomment pas, ils évoquent. Ils sont des gestes tendres, des questions ouvertes. Une bille de lumière, Le goût de mes larmes, Fleur d’équinoxe… ce sont autant d’images qui prolongent la musique, ou qui l’amorcent silencieusement.
Dès le morceau Entre tes doigts, qui ouvre l’album, frappé par les harmonies de buleria, on entre dans une écoute introspective, comme si l’on nous invitait à effleurer quelque chose de fragile, de précieux. Une musique qui ne cherche pas à conquérir, mais à rejoindre. Comme l’écrivait Franz Kafka, à qui est dédié un morceau hommage de l’album : “Tant que tu ne cesseras de monter, les marches ne cesseront pas ; sous tes pieds qui montent, elles se multiplieront à l’infini !” C’est une belle manière de dire ce que fait ce trio : il joue ce qui se dérobe, ce qui glisse, ce qui reste en creux dans les souvenirs.
L’étrange A Franz K – prolonge cette impression d’intimité partagée. Illustrant la fascination qu’exerce le génial arpenteur des cauchemars éveillés sur Sébastien Cabrier, le morceau, avec ses escaliers stylisés, l’écho parfois de lointains violons, sa batterie sublime, possède un poids affectif immédiat. On imagine une présence, un regard, un manque peut-être. La recherche d’un visage donc d’un sens, symbolisée par cette belle pochette dépouillée et énigmatique.
Le goût de mes larmes… (ma préférée). Rien de mélodramatique ici. C’est une douleur stylisée, une peine digérée, un chagrin qu’on apprivoise sans l’enjoliver. La guitare de Cabrier semble retenir chaque note avant de la lâcher — un peu comme on ravale un sanglot avant de se laisser aller. Un thème fragile, presque timide, qui trouve dans le tissage expert des autres instruments une chambre d’écho bienveillante. C’est peut-être dans ce morceau qu’on sent le plus clairement la tendresse mélancolique qui traverse tout l’album.
Fleur d’équinoxe met en valeur la contrebasse, dans un dialogue avec la guitare qui arrive à être à la fois mélancolique et joyeux tandis que Sur le chemin nous emmène – Ultreïa ? – vers Compostelle ou vers une sagesse intérieure durement acquise au fil des pas ?
Vers la fin de l’album, Con anima — « avec âme » — morceau solo, agit comme une déclaration définitionnelle, une pulsion vivante, un élan intérieur qui irrigue le morceau de l’intérieur. Le jeu de Cabrier s’y fait plus chantant, presque narratif. Comme s’il racontait une marche intérieure, ou un élan vital revenu après un long hiver.
Un Printemps avec Vous clôt ferme le ban avec douceur, narration à la fois murmurée et exaltée de plusieurs moments d’une relation. La batterie de Perrin cisèle le souffle, et Garnier tisse en contrebas une ligne presque méditative. C’est bien d’avoir laissé au mixage le frottement des doigts sur les cordes.
Mais ce qui frappe dans Et je vois, au-delà des qualités d’écriture harmonique et d’interprétation, c’est cette sensation d’espace, presque cinématographique. Les morceaux semblent ouvrir des fenêtres. Vers un souvenir, un paysage, un geste, un poème non écrit. On pense parfois à Bill Frisell, parfois à Vicente Amigo, mais toujours à ce que le jazz sait faire de mieux quand il cesse de se regarder jouer : nous mettre en relation. Avec lui, avec nous-même, avec les autres, avec le monde.
On sort de l’écoute un peu plus lent, un peu plus vaste, l’âme effleurée par quelque chose de juste.
Par Pops White
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