Auditorium de Bordeaux le 23/11/21 

Rolando LUNA : Piano
Gaston JOYA : Contrebasse, basse
Rodney BARRETTO : Batterie

Invité : 
Yaroldy ABREU : Percussions

« L’esprit du piano », nom de ce festival très attendu chaque année, planait vraiment ce soir-là dans l’auditorium, au-dessus et au cœur des multiples univers du pianiste cubain Rolando LUNA. 

Mais pas tout de suite ! Comme très souvent à Bordeaux, après les applaudissements d’accueil de rigueur, un silence assourdissant envahit la salle.

Pour son premier morceau Rolando LUNA nous propose une de ses compositions : « Alucinaciones », une entame classique puis jazz au piano, Rodney BARRETTO à la batterie, le rejoint tout en retenue et Gaston JOYA à la basse envoie un solo presque rock. Rolando enchaine sur quelques vifs chorus, le tempo s’accélère, la rythmique et le piano deviennent puissants pour revenir vers un final en douceur très maîtrisé. Le public commence à se dérider !

Le morceau suivant « Prélude en Ré Mineur » emprunté au compositeur russe Anatoli LIADOV, est très revisité à la sauce LUNA. L’entrée en matière toujours suave en piano solo est suivie d’un démarrage avec un ensemble basse (très basse !) / batterie (très swinguante) bien en place, valorisant la montée dans les aigus puis la descente vers les graves très expressive de Rolando au piano. Le public s’échauffe encore !

Rolando présente ses musiciens et, dans un espagnol très rapide pour nos oreilles françaises annonce un « danzon traditional » : « El Matancero » et là, dès l’entame on sent que la salle se libère : Gaston JOYA, cette fois à la contrebasse envoie un son d’une belle rondeur qui insuffle un rythme typique de Cuba, ses chorus généreux, sans surjouer donnent de l’âme. Rolando LUNA propose quelques notes insolites, les 3 échangent des regards et des sourires, heureux de partager. Puis le tempo s’accélère, Rodney BARRETTOdécolle à son tour. Ca y est Bordeaux s’enflamme !!

Le quatrième morceau : « Tu, mi delirio » un boléro de César PORTILLO DE LA LUZ (guitariste et compositeur cubain connu dans las années 1950 à 1970), est un beau thème aux accents bien jazz très représentatif de cette période, il est remarquablement « groové » par les 3 compères en totale connivence.

Vient ensuite un moment très privilégié et plus lyrique avec deux compositions du pianiste russe Alexandre SCRIABINE. D’abord une « Etude » au piano solo où transpire l’art de l’école russe du conservatoire de La Havane à travers les mains talentueuses de Rolando. Puis le trio enchaine sur un « Prélude » avec un émouvant solo à la contrebasse de Gaston JOYA soutenu par Rodney BARRETTO tout en tendresse à la batterie. Malgré l’origine très classique du morceau, les 3 se livrent à leur jeu favori : introduire des changements de tempo par petites touches, en solo et collectivement, nous replongeant subtilement dans la Caraïbe. Ces clins d’œil enchantent le public.

Pour le sixième opus, Rolando resté seul sur scène, interprète la ballade : « My one and only love » enregistrée par les plus grands : Ella FITZGERALD, Art TATUM, John COLTRANE, Sonny ROLLINS ou Joshua REDMAN (pour ne citer qu’eux !). Totalement habité (peut-être par l’esprit de ses prédécesseurs), et emporté par sa main droite d’une agilité extrême Rolando envoie quelques chorus au groove magnifique.

Puis il accueille sur scène un invité : le percussionniste Yaroldy ABREU, un de ses copains de « EL COMITE » (groupe de musiciens cubains qui se retrouvent à Cuba ou ailleurs au hasard des tournées de chacun pour entretenir cet esprit ancestral de partage et d’apports mutuels musicaux), ils sont en duo sur le titre poétique : « Coloreando mariposas » (En coloriant des papillons). Yaroldy ABREU, sur un instrument d’Amérique Latine : le « caisse péruvienne », nous embarque dans son univers et nous surprend par la sonorité particulière de cet instrument (plat et rectangulaire comme un petit tiroir fermé). Le jeu des 2 est vif, allègre, la joie d’être ensemble évidente. Ces rythmes afro-cubains crépitent pour notre plus grand plaisir.

Rodney BARRETTO et Gaston JOYA reviennent sur scène pour un thème de Rolando LUNA joué à 4 avec alternances entre suaves et agiles chorus de piano et de contrebasse et « descarga » où la rythmique s’affole et le piano explose. Le pianiste fait participer la salle à ces changements de tempo vers un final endiablé, récompensé par des applaudissements très fournis pour la plus grande joie des musiciens.

Le premier rappel est un Boléro : « Tres Palabras » d’Osvaldo FARRES qui a notamment composé le « tube » : « Quizas, quizas, quizas » repris par Nat KING COLE (« Perhaps, perhaps, perhaps !). Le trio le joue « Suavissimo » avec Gaston et l’alma latina de sa contrebasse, les mesures parfaites de délicatesse de Rodney et les envolées imaginatives de Rolando. Puis resurgit ce talent particulier, travaillé bien sûr, mais instinctif aussi de passer d’un univers à l’autre, d’un tempo à l’autre dans un même morceau. Le public jubile et en redemande.

Rolando LUNA revient seul sur scène. Il choisit un extrait de « Clair de lune » de DEBUSSY, choix judicieux dans cet auditorium de l’opéra. Sa main droite très inspirée nous épate : maestria et feeling pour ce magnifique final ! Il a su charmer les différents publics présents, la plupart est debout pour une ovation. Rolando remercie avec joie, chaleur et humilité.Belle soirée !!! « A la proxima » 

Martine OMIECINSKI 
Photos de Philippe MARZAT

PORTRAIT DE ROLANDO LUNA, PIANISTE VIRTUOSE ET GENEREUX

Interview de Martine Omiécinski le 24/11/2021 au lendemain du formidable concert à l’auditorium de Bordeaux dans le cadre du festival : « L’Esprit du piano »

Avant mes questions, nous échangeons quelques mots sur le concert de la veille, Rolando LUNA confie son ressenti : 

– d’abord des éloges sur la qualité exceptionnelle du son de cet auditorium et du piano qui lui a été confié 

– puis son angoisse devant le « froid silence » du public en début de concert (on est loin de la chaleur cubaine ou même du public de Marciac !) 

– et enfin sa grande joie de découvrir aussi de vrais mélomanes qui ont pris le temps d’apprécier pour finalement lui faire un triomphe.

J’espère ne pas m’être trop avancée en lui disant, grâce à ma connaissance du public bordelais, qu’effectivement il était difficile à dérider mais très fidèle par la suite quand il avait été conquis une première fois !

© photo Philippe Monsan

Essayons de mieux connaître ce chaleureux Rolando LUNA :

Martine Omiécinski : De quelle partie de Cuba êtes-vous ?

Rolando LUNA : Je revendique mes racines de Santiago de Cuba, haut lieu de la musique traditionnelle cubaine, où est né mon père même si je suis né à La Havane comme ma mère.

Mes parents cubains tous les deux, se sont rencontrés en Roumanie où ils travaillaient.

MO : Que pouvez-vous nous dire sur votre enfance ?

RL : Ce fut une agréable enfance à La Havane, pleine de vie, divertissante, où les amis d’origine roumaine et bulgare de mon père organisaient des fêtes avec leurs costumes traditionnels, leurs chants et leurs musiques ce qui m’a permis d’être ouvert très tôt aux autres cultures. J’ai voyagé sans voyager !!!

MO : Comment avez-vous commencé la musique ?

RL : Comme les amis de mon père jouaient plutôt de la guitare, à 12 ans mes parents m’ont inscrit à un cours de guitare classique. Puis, en écoutant les harmonies populaires cubaines j’ai compris que le piano me séduisait davantage, mais j’avais déjà 15 ans et à Cuba on commence le piano classique à 7 ans. Devant mon obstination et ma grande volonté d’apprendre, j’ai quand même intégré le conservatoire de La Havane avec les petits. Ma très grande prof Gloria SANCHEZ m’a aidé à rattraper mon retard.

MO : Quelles ont été vos premières influences musicales ?

RL : Chucho VALDES (et son groupe Irakéré), le premier morceau que j’ai joué était de lui ; Gonzalo RUBALCABANG la banda. Hors de Cuba : Michel CAMILOHerbie HANCOCKChick COREA, et bien sûr Keith JARRETT, je ne me lassais pas de regarder ses vidéos !!!

MO : Et vos influences actuelles?

RL : Je repars en arrière : Bill EVANSArt TATUMOscar PETERSONMulgrew MILLERFred HERSCH(mon préféré !!!), Emiliano SALVADOR et plus récents Brad MELDHAU et Danilo PEREZ.

Ils m’ont tous influencé et inspiré.

MO : Comment se sont passés vos débuts de musicien ?

RL : J’étais encore étudiant quand j’ai eu la chance que la vedette cubaine Omara PORTUONDO –« la novia del feeling »- qui se produisait au « Cafe Cantante » près du conservatoire de La Havane, pour un répertoire différent chaque semaine (chansons, piano, feeling…) avec des musiciens qui changeaient m’a demandé de devenir son pianiste. 

MO : Où avez-vous voyagé en dehors de Cuba ?

RL : la première fois, je suis parti au Canada pour me marier. J’y suis resté pendant un an puis je suis revenu à Cuba avec ma femme pour y faire le mariage cubain et ne suis pas revenu au Canada.

Puis j’ai voyagé pour mes premiers projets musicaux non plus comme étudiant mais comme professionnel en Colombie, au Brésil, aux Etats-Unis puis en Europe. 

En Europe, c’est l’Italie qui m’a invité en premier pour une grande tournée d’au moins 15 villes puis j’y ai fait 5 autres tournées, j’adore revenir dans des endroits pour retrouver un public, leur accueil me fait chaud au coeur, même chose en Grande Bretagne puis en Allemagne avec plusieurs tournées, puis en France, en Suisse où j’ai eu un premier prix de Piano à Montreux en 2007 et en Espagne.

MO : Quels sont vos projets ?

RL : Mon dernier disque, le double album : « Rolando’s Faces » en piano solo est sorti après le premier confinement, mais compte tenu de la situation Covid, je n’ai pas pu le présenter en concert comme je l’aurais souhaité.

Mais je vais de l’avant et un autre album est en cours d’enregistrement en France avec mon trio actuel : Gaston JOYA à la contrebasse et Rodney BARRETTO à la batterie.

Par ailleurs à La Havane, un album piano/contrebasse sur différents styles de musiques avec Gaston JOYA.

Et aussi avec « EL COMITE »*, enregistrement d’un Live à La Havane.

Concernant les concerts, nous partons très prochainement en Martinique puis en Espagne et retour à Cuba pour les fêtes de Noël.

MO : Rolando, merci beaucoup d’avoir répondu si gentiment à mes questions, « buena suerte  y buen viaje ».

*EL COMITE est un groupe (à géométrie variable selon la position géographique de chacun et sa disponibilité du moment) de jeunes musiciens cubains qui tournent à Cuba, en Europe ou ailleurs. Ils perpétuent la tradition de jouer ensemble ainsi qu’avec les plus anciens dans un but de transmission, de partage et d’entraide très ancrés dans l’île.