Jazz et Flamenco devaient inévitablement se rencontrer. Les similitudes dans l’histoire des deux peuples, Noirs des Etats Unis et Gitans d’Espagne est trop similaire pour échapper à cette rencontre. Elle se fait en Espagne à travers une approche du Flamenco par un Cubain, noir, saxophoniste alto, El Negro Aquilino et un authentique andalou, saxophoniste également, Fernando Vilches. Elle se poursuit aux Etats Unis à la suite de l’émigration provoquée par le Franquisme avec notamment l’un des partenaires de Aquilino, le guitariste Ramón Montoya qui contamine des jazzmen provoquant les tentatives de rapprochements entre les deux musiques par Lionel Hampton, Miles Davis, John Coltrane avant de retrouver le sol espagnol.

Avant la venue de Hampton en Espagne un saxophoniste de Jazz, Pedro Iturralde, espagnol, passionné de Flamenco et friand du travail du grand guitariste Sabicas qu’il entend sur les ondes n’hésite pas, lorsqu’il joue dans les clubs de Madrid et malgré la réticence de ses musiciens, à mêler des accents gitans au Jazz. Sa composition « Veleta de tu Viento » en porte la marque. Lorsqu’il s’installe quelques années au Liban en 1954 il joue, dit-il, du Jazz avec des influences flamencas et à son retour à Madrid en 1963, toujours selon ses dire sans qu’il n’ait connaissance des disques des trois américains, il reprend ce répertoire de compositions personnelles parfois inspirées des textes de Federico García Lorca comme le « Zorongo Gitano », mêlé aux thèmes de Jazz, qu’il continue de jouer au Whisky Club. Mais cette musique ne plait toujours pas à ses musiciens et ne captive pas vraiment le public [1].

Le célèbre producteur allemand, spécialiste du Jazz, Joaquim Berendt a connaissance du travail de Pedro qu’il entend aussi à la radio et bien entendu il connaît celui de Miles Davis. Berendt invite Pedro Iturralde en Allemagne pour le Festival de Berlin 1967 avec l’idée d’enregistrer. Auparavant Iturralde visite les studios Hispavox de Madrid et enregistre plusieurs titres, en juin puis en septembre.  Pedro Iturralde joue avec sa formation traditionnelle de Jazz. Paul Grassl, piano, Eric Peter, contrebasse et Peter Wyboris, batterie.  Berendt lui suggère d’inclure un tromboniste et surtout un guitariste flamenco et le premier à intervenir est Paco de Antequera pour l’enregistrement de juin. Sont gravés à ce moment « Zorongo Gitano » et « Las Morillas de Jaen » [2]. En septembre c’est un autre guitariste qui est sollicité. Pedro Iturralde invite un tout jeune gitan, peu connu hors de son monde flamenco à Algeciras, Paco de Lucía. Pour cette nouvelle séance d’enregistrements émergent « Café de Chinitas », « Soleares » [3].

A l’issue du Festival un nouveau passage en studio, à Berlin cette fois,  laisse sur le vinyle « Canciones de la Peñas de Amor », « Canciones del Fuego Fatuo » et les historiques « Veleta de tu Viento » la composition que Iturralde joue depuis ses toutes premières années, antérieure à son voyage au Liban, jamais enregistrée auparavant et « El Vito » qui servit donc d’inspiration à Coltrane pour « Olé » [4] .
Une autre session aura lieu en mai 1968 à Madrid d’où sortiront « Bulerías », « !Ánda Jaleo ! », « Adiós Granada », « Homenaje a Granados » [5] [6].

Le regretté critique de jazz espagnol Claudio Cifuentes écrit que ces disques (Hispavox L.P. 11-128 et L.P. S20-265) contiennent à la fois le soniquete caractéristique du Flamenco et son équivalent jazzistique, le swing, deux éléments incontournables de ces deux musiques. Les partenaires de Pedro sont des jazzmen. Ils n’ont pas d’intérêt spécifique pour le Flamenco… pas plus que Hampton, Davis ou Coltrane ! Paco de Lucía sait peu de choses du jazz mais vit dans le Flamenco et Iturralde fait en sorte office de passerelle entre les deux parties, connaissant parfaitement le jazz et intéressé par la musique flamenca depuis de nombreuses années.
Si par rapport aux trois américains, le Flamenco est très présent, audible, il reste que nous avons le plus souvent affaire à une sorte de « collage ». Les jazzmen de Iturralde jouent Jazz et passent la parole à la guitare de Paco de Lucía. Pedro aussi peut jouer et Jazz et Flamenco mais il n’y a pas une réelle imbrication des deux langages, cela reste successif. Un commentaire de Paco de Luc­ía est assez explicite : « [Iturralde] apportait ses idées et me disait « quand je te dis de rentrer tu joues dans telle tonalité et c’est bon ». Je suis sorti de l’enregistrement sans rien avoir compris » [7].
L’écoute de « Soleares » montre parfaitement l’alternance des deux musiques, de cette juxtaposition, qu’est à ce moment le Jazz Flamenco ou Flamenco Jazz.

En haut la partie de Pedro Iturralde, le Jazz. En bas si Paco joue en permanence on note que ses interventions flamencas sont plus explicites lorsque le saxophoniste lui « passe la parole ».

Cette première véritable rencontre entre Jazz et Flamenco doit être caractérisée comme étant un « collage » des deux musiques. Lorsque l’une s’arrête, l’autre commence.

Bien qu’il dise n’avoir rien compris, l’expérience semble avoir intéressé Paco de Lucía et à son tour il va travailler avec des jazzmen et d’abord ceux qui vont lui donner -il le dit lui-même- les bases de l’improvisation en Jazz, Al Di Meola et John Mc Laughlin. Avec le premier il réalise en 1976 un enregistrement Elegant Gypsy qui inclus la composition de Paco « Mediterranean Sundance » pour laquelle on assiste à un duo guitare flamenca/guitare électrique. Puis en 1979 Paco de Lucía, Larry Coryell et John Mc Laughlin réalisent une tournée en Europe se concluant par l’historique concert de 1980 à San Francisco où Al Di Meola remplace Coryell. Le concert est enregistré en live [8]. Le disque qui en sort reprend le duo de guitares avec « Mediterranean Sundance ». La collaboration entre les trois guitaristes se poursuit en 1983 avec Passion, Grace & Fuego [9] puis plusieurs années plus tard les trois « hermanos » se retrouvent à Londres pour enregistrer dans le même esprit que Friday Night in San Francisco, plusieurs thèmes dont certains tentent de nouveau un rapprochement entre Jazz et Flamenco [10]. Là encore on est en présence d’une juxtaposition de Jazz et de Flamenco.

Un autre jazzman américain, le pianiste Chick Corea, appelle peu après Paco de Lucía pour un enregistrement [11] où le Flamenco est présent beaucoup plus que le Jazz dans « The Yellow Nimbus » tout comme dans « Dance of Chance », pour lequel Corea invite le bassiste électrique Carles Benavent qui va devenir un des prochains acteurs de l’intégration du Jazz et du Flamenco. D’une manière générale dans Touchstone les trois musiciens font preuve de conceptions personnelles qui ne sont pas encore proches d’une réelle fusion du Jazz et du Flamenco.

A cette époque Paco de Lucía déploie une activité intense dans la rénovation du Flamenco tout en maintenant le lien avec la tradition. Déjà, dans les années 70, à l’issue d’une rencontre avec un joueur de cajón péruvien il introduit cet instrument dans le Flamenco mais c’est à travers le dialogue entre Flamenco et Jazz que l’instrument va devenir incontournable.
Autre innovation, à la fin de la décennie, l’entrée de la flûte qui se fait lorsque Paco de Lucía invite le jeune flûtiste et saxophoniste, déjà grand connaisseur du jazz à cette époque, Jorge Pardo, à jouer dans son disque en hommage à Manuel de Falla [12], repoussant les réticences que les traditionalistes pouvaient avoir à l’idée d’introduire un instrument nouveau dans le Flamenco (« El Negro » Aquilino était oublié depuis des lustres !).


[1] Interview  de P. Iturralde par l’auteur pour Jazz Hot N° 620. 2005.
[2] « Pedro Iturralde, Jazz Flamenco, Madrid 1967, Hispavox L.P. 11-128.
[3] « Pedro Iturralde, Jazz Flamenco, Madrid 1967, Hispavox L.P. 11-128.
[4] « Pedro Iturralde, Flamenco Jazz, Berlin 1967, L.P. Saba 15143ST. Réédition C.D. MPS 0209738MSW.
[5] « Pedro Iturralde, Jazz Flamenco, Madrid 1968, Hispavox L.P. S20-265.
[6] Hispavox L.P. 11-128 et Hispavox L.P. S20-265, réédition Jazz Flamenco Vols 1 y 2, C.D. Blue Note 953933.
[7]  Ángel Casas, «Paco De Lucía», Revue Vibraciones, novembre 1974.
[8] «Al Di Meola, John McLaughlin, Paco de Lucía. Friday Night in San Francisco», S.F. 1980, L.P.CBS 84962. Réédition Decca C.D. 800047.
[9] «Passion, Grace & Flamenco », Londres 1982, L.P. Philips 881334. Réédition C.D. Philips 881334.
[10] «The Guitar Trio. Paco de Lucía, Al Di Meola, John Mc Laughlin», Londres 1996, C.D. Verve 533 215.
[11] « Chick Corea. Touchstone »,1982, L.P.Warner Bros 57 015. Réédition C.D. Stretch Records SCD-9003.
[12] « Paco de Lucía interpreta a Manuel de Falla», 1978, L.P. Philips ‎ 91 13 008.

Patrick Dalmace (à suivre)
Relecture du texte: Juline Lambert