Festival Comme ça vous chante #8 – Pougemin, 11-12 septembre 2021

Pougemin, la cour vivante et éclairée

Porté à bout de bras depuis 2012 par l’Association du même nom et sa principale animatrice, la pianiste Alice Rosset, sa huitième édition (eh oui !) donnera des regrets aux absents. Revue de détail…

Noms de lieux : le lieu

Sur la commune de Louzignac, non loin de Rouillac mais en réalité peu après Siecq, où il faut quitter la départementale qui mène à Saint-Jean d’Angély pour un chemin vicinal et s’enfoncer dans les prés et les champs de maïs, s’est installé, dans une ferme charentaise typique – un porche donnant sur une grande cour fermée – , un jeune couple de Gantois qui l’a restaurée pour y nourrir et abreuver qui n’y peut échouer qu’exprès. C’est le Fish & Chips Pougemin, du nom de ce hameau de trois maisons. Au temps des cartes, rien n’était inaccessible ; au temps du téléguidage par satellite, nulle part n’est plus perdu. De ces cinq noms, peut-être celui de Saint-Jean d’Angély résonne-t-il encore aux oreilles des amateurs d’art et d’architecture par son abbaye bénédictine, classique au pays du roman. Disons pour faire court qu’on est là en Saintonge, à une quarantaine de kilomètres d’Angoulême et moins de trente de Cognac.

Uzeste à force, Mhère jadis, Chantenay-Villedieu naguère, les noms ont leur importance. C’est ce qui reste quand la musique s’est évaporée : Woodstock, cinq mille habitants. La musique est une vibration de l’air. Il lui faut un espace et une météorologie. Un lieu. À l’ère de l’accumulation des big datas, il manque encore, et sans doute pour longtemps, quelques données essentielles à une restitution de ce qui se passe vraiment quand l’archet attaque la corde, le souffle passe sur une anche.

Tout ceci pour aborder un phénomène, vu d’un peu près, à tout le moins complexe. Ajoutons encore qu’on ne se trouve pas dans une philharmonie quelconque : personne n’est ici venu sur abonnement, accomplir quelque devoir culturel. Ces deux jours de musique ont été bien plus que cela. Le festival Comme ça vous chante compte huit éditions. Il est le fruit d’un choix et d’un positionnement, celui d’Alice Rosset, pianiste nomade par cœur et par conviction, et d’une petite équipe de bénévoles soudés autour d’elle.

L’Ensemble éphémère du Grand Village (Camille Garin, Gayané Grigoryan,Alice Rosset, Alix Gauthier, Aurélie Diebold). Le Quintette Brahms

Brahms pour diapason

Et d’abord, ce n’était pas un festival « de jazz ». Alice Rosset, pianiste classique, depuis des années travaille « au village » avec des orchestres rassemblés sur le pouce, mêlant des musiciens de provenances diverses, pour des programmes ambitieux. Le plus ambitieux de tous : faire de la musique ensemble, et la partager en circuit court. Cette année, de la musique de chambre. Ce ne serait pas ici le lieu de s’étendre sur ce volet du festival s’il ne lui avait donné une couleur et un diapason.

Dans l’espace chaleureux du bar, de pierre et de bois, entrouvert sur la cour, un Ensemble éphémère du Grand Village, cinq musiciennes[1] qui n’avaient jamais joué ensemble que deux à deux ont bâti en moins d’une semaine le Quintet pour piano de Brahms, une partition des plus exigeantes qui demande un engagement sans faille, allie les élans les plus fougueux aux sépias de la mélancolie pour des pages qui résument l’homme tout entier. Là, dans ce lieu improbable au milieu des maïs, c’était simplement bouleversant. Déchirant de justesse et d’intensité. Pendant ces deux jours, l’interprétation de ce quintet sera resté le patron auquel on n’aura cessé de revenir pour discuter de tout le reste, et, notamment, de jazz[2].

Il revenait à Mathieu Robert (ss, perc.) de se lancer dans le sillage de cet ouragan. Au fond d’un discret recoin, sur le côté de la salle, sous les ossements d’un clavier pendu au mur, une rangée de bols chantants à son côté, il prit la musique à rebours, la ramenant à ses origines : une vibration (les bols, un après l’autre), le souffle (une anche, un bec), une modulation (sur deux notes). Des notes prises à l’état de simples hauteurs, à leur stade le plus frêle, le plus fragile, à l’unisson d’un bol. C’est avec une infinie délicatesse que ces deux notes furent alors intégrées à des lignes, le saxophone reconstitué, elles-mêmes les plus simple possibles. « Simples » : ainsi nommait-on au Moyen Age les plantes médicinales. Mathieu Robert a commenté la petite dizaine de « miniatures » – du nom de l’une d’entre elles –  jouées ce jour-là, en citant à leur propos le nom de quelques-uns de leurs inspirateurs : Hamid Drake, Cooper-Moore… Ceux-là disaient déjà beaucoup. Pourtant, deux noms, trop évidents, manquaient à l’appel ; ç’aurait été redondant, la musique les épelait. Ceux d’Albert Ayler, pour sa devise désormais classique (« Music is the healing force of the universe »), et de Steve Lacy, discrètement présent tout au long comme un barreau essentiel, dont la répétition  dressait les échelles propres à escalader le mur du silence. Mais avec ce léger grésillement, ce souffle toujours présent comme un rappel des origines du son, l’absence totale de recours à des techniques spectaculaires, à la vélocité, aux registres extrêmes, voire à la mise en scène de ce dénuement, Mathieu Robert fraye sa voie ; c’est une ligne de crête. Pascal a prévenu : «  Qui veut faire l’ange fait la bête. » Par bonheur, Mathieu Robert fait l’homme, tout simplement. Et c’est ainsi qu’il nous a rendus au silence, mimant d’une main sur le clavier muet au mur les notes qu’il faisait éclore de l’autre sur bols chantants. Un geste d’abord énigmatique qui tenait son prix de le rester, à perte d’oreille.

Duo Dune

Le fond fait surface

Le contraste de pareilles intensités avait ouvert largement le compas auriculaire. Entre ces deux pôles, tout pouvait advenir. Le duo Dune, par exemple, situé à l’exact antipode. Fanny Ménégoz (fl), Rafaël Koerner (dms) osent un duo rare. D’autant plus qu’il se passe d’effets (à la différence de celui, évidemment plus trash, de Boolvar, Delphine Joussein et Guillaume Béguinot). Un remarquable batteur, tirant d’un bel instrument[3] bien de la musicalité, énergique et précis, une flûtiste cantonnée à une approche très classique, une belle paire, assurément. Mais l’addition de talents ne fait pas un duo. L’impression première d’avoir affaire à un solo de batterie se déroulant en parallèle au discours très posé d’une flûtiste qui semblait s’adresser à un absent, dans un autre langue, ne s’est pas démentie. De longues pièces trop écrites ne laissaient plus guère de place qu’à une exécution correcte. Et ce n’est pas d’avoir inscrit Thomas Chapin au répertoire qui fit danser dans les rouages. L’interaction n’existant que sur le papier, il n’y avait plus qu’à admirer la ponctualité des retrouvailles prévues à l’endroit indiqué. Dans le foisonnement de la partie de batterie, le dédale de mélodies savantes mais sans relief, les montres étaient à l’heure.

C’est d’ailleurs, semble-t-il, une question préjudicielle, en matière de jazz : quelle marge réserver à ce qui tient lieu de foyer rythmique, qu’il s’incarne en une batterie ou pas. Trop écrite, la pulsation est étouffée. Le cœur n’est plus qu’un pacemaker, il peut se passer d’un corps. Pas la musique.

 Il était passionnant de découvrir deux formations bien différentes réunies autour de Jean-Christophe Kotsiras. Les deux ramenaient, de façon très différente, à cette question préjudicielle. Eleusis associe Jean-Christophe Kotsiras (p), Blaise Chevallier (b) et de nouveau de Rafaël Koerner (dms) ici libéré de l’étau de Dune dont il était le prisonnier volontaire. Dans un répertoire pour une large partie de sa plume – Shining, Emelia, Leave Res, entre autres et un Hagar’s Moon « d’après Debussy et Art Tatum » – et pour le reste puisés dans le songbook tristanien (Lennie’s Pennies, ainsi qu’un très beau E.32nd Elegy, d’Alan Braodbent), le pianiste, qui fait preuve dans HasinAkis d’un drive et d’une puissance impressionnants, opta pour un jeu très concentré, dense et segmenté, octroyant un vaste champ libre à ses comparses. Dans une acoustique sèche, le jeu profus de Koerner, couvrit le piano. Très musical certes, toujours intéressant dans l’abondance de son détail, le batteur ne s’empressa pas d’emprunter la direction suggérée en creux par un piano aux voicings resserrés, au phrasé anguleux. Blaise Chevallier, avec une belle sonorité privilégiant sans dogmatisme le haut du manche, avait, en la circonstance, fort à faire pour garder le cap. Il s’agissait là, c’est important, d’un galop d’essai. On assistait à quelque chose comme la naissance d’une île. Au milieu des tourbillons de vapeur, on pouvait imaginer la forme qu’elle prendrait en refroidissant.

 Pour des raisons différentes, ces deux concerts ramenaient à la surface des questions essentielles, pour le jazz et la musique en général, qui n’affleurent que rarement en situation de concert – et c’est heureux ! Ici, dans un festival qui peut aussi fonctionner comme un chantier ouvert, il était passionnant par exemple d’assister aux derniers réglages des programmes classiques pendant les temps de pause. Dans ce contexte, le concert d’une formation de jazz encore au stade des questionnements prenait un relief particulier, où, s’agissant d’improvisation, se percevaient clairement les enjeux liés pour une part à la forme même du « concert ».

En attendant Rosa (Anne Danais, Alice Rosset)

Les yeux ouverts, les yeux bandés

La configuration du lieu était propice aux échanges avec les musiciens, soit au bar – un rêve pour amateurs de bières belges –, soit dans une cour où se restaurer à peu de frais sous les lampions, soit encore dans les fauteuils et canapés installés dans d’anciennes granges ouvertes. La soirée pouvait se prolonger indéfiniment sans que l’on vous presse. Tout était réuni pour que la musique se donne  comme autre chose qu’un objet de consommation.

Le dimanche s’ouvrait d’ailleurs par une lecture accompagnée par Anne Danais (comédienne) et Alice Rosset (p). Un exercice qu’elles pratiquent de longue date dans une émouvante complicité. « En attendant Rosa » met les femmes à l’honneur : des compositrices (Clara Schumann, Mel Bonis et Germaine Tailleferre) et un écrivain dont les textes – des lettres, de 1833 et 1837, et un article de 1872 –, par leur objet fait, un siècle et demi plus tard, monter le rouge au front, la rage au cœur et serrer le poing. Il y est question de la beauté des arbres, du saccage de la nature, de la courte-vue des hommes, de l’enfance sacrifiée, de ce que l’on appelait pas encore les « biens communs ». « L’humanité a besoin d’un éden pour horizon », résumait George Sand. La bonne dame de Nohant savait à l’occasion se montrer militante : il s’agissait de défendre la forêt de Fontainebleau, mais, lucidement, elle voyait plus loin, plus large.

Le lustre qu’a donné Alice Rosset à des pièces qui, sans être des chefs-d’œuvre, ne sont pas dénuées d’intérêt, reposait sur un modèle d’interprétation. Justement parce qu’en accord avec les textes lus, elle n’a pas cherché à leur donner une dimension qui n’est pas la leur, mais les a traitées pour ce qu’elles sont, avec amour.  Au-delà de la teneur des textes, l’émotion partagée par le public et les artistes en était aussi le fruit.

HasinAkis (Alice Rosset, Jean-Christophe Kotsiras)

Le concert d’HasinAkis ne qui suivait ne pouvait être mieux amené. Nous avons rendu compte ici-même avec assez de détail[4] de ce qui se dégage d’un concert d’Alice Rosset (Hasina) (p) et de Jean-Christophe Kotsiras (Akis) (p) dont paraît justement le disque, consacré à Jean-Sébastien Bach et Lennie Tristano, Linea. Un programme hybride levait un coin de voile sur l’hommage à Clare Fischer qui les habite depuis quelque temps déjà. Clare Fischer ? Il fallait dénicher ce grand compositeur-arrangeur de la West Coast. Un peu négligé quand il n’est pas ignoré, il a lui-même si bien enseveli son talent sous les oripeaux du kitsch qu’il fallait le dépouiller un peu, comme on enlève les vernis, les dépôts de fumée, pour rendre leur fraîcheur aux fresques et aux toiles anciennes. Ressurgi ruisselant comme une Vénus de Botticelli, DaVidaBel(l)a, un extraordinaire camaïeu harmonique est à la fois, d’entrée, un enchantement, une sérieuse mise au point, et une belle porte d’entrée pour aborder l’art d’HasinAkis. Introduit en solo par Alice Rosset comme un prélude classique qui se met insensiblement à tanguer sous les notes, les touchers soyeux des deux pianistes se relaieront délicieusement. Plus tard, de façon moins recueillie, plus joueuse, toutes les possibilités du quatre-mains seront exploitées. Dessus, dessous, croisés, à droite, à gauche, dans une continuité parfaite d’acrobates du tabouret… Pour la partie visible, car c’est sur deux compositions superposées de Lee Konitz, Hi Beck et Kary’s Trance que s’exécute ce jeu de chaises musicales – qui n’a jamais si bien porté son nom. Si l’on peut, on réalise qu’il n’est qu’un reflet de ce qui s’est passé musicalement. Dans It’s you, abordé sur un tempo lent à la main gauche par Akis, sa main droite vient se placer avec une grâce magicienne en d’incroyables figures. Triolets, petites notes, grupettos, accords, accents, magnifient la beauté de la ligne de tous leurs pleins et déliés. Pourtant ce qu’ici les mots soulignent ne s’alourdit à l’oreille d’aucun soupçon de prouesse. Pour Baroque (Clare Fischer derechef), dans son deuxième solo – l’a-t-on rêvé ? – on entend Akis enfoncer la touche :un halo moelleux précède la note, la porte à éclore comme un ultime rayon de soleil tire une fleur d’un bouton. Lorsque Hasina joue un prélude de Gershwin, ce n’est pas en pianiste classique, ce n’est pas non plus en jazzwoman. À l’écouter, on comprend soudain que le Troisième courant n’est pas qu’une exigence théorique. Il induit un son, une approche, un caractère. Un balancement. Elle l’a trouvé, et c’est un peu comme les pionniers du baroque redécouvrant les Suites de Bach. Il y a eu des compositions d’Akis (Emelia, Neo Zeïbekiko…), d’autres de Clare Fischer. Il y a eu le mouvement lent du Concerto italien. Tant de choses encore, ces résonances reprises d’une main l’autre, ces octaves carillonnants, ces motifs en enjambements, tant d’occasions de s’émerveiller d’un pianisme à la hauteur d’une pensée délicate et pénétrante… Tout une maîtrise que le concert suivant remettait bravement en jeu.

Philippe Monge (Trio Lynks)

Car si Jean-Christophe Kotsiras s’installait à peine une demi-heure plus tard sur le même tabouret, c’était cette fois pour former avec Philippe Lopes de Sa (ss, ts) et Philippe Monge (b) le trio Lynks, avec le projet de s’adonner aux joies de la conversation « comme dans la vie », sans toujours s’être accordés sur un sujet ni même être certain de parler de la même chose, avec tout juste une langue commune, un lexique de standards. La route est périlleuse, entre le Charybde d’une simple jam session ou le Scylla d’une conversation mondaine. Trop conscients de ces écueils, trop soucieux aussi de paraître directif, par excès de scrupules, de courtoisie, la place que chacun laissait aux autres resta trop souvent vacante pour entretenir le minimum de tension nécessaire. Le refus de saisir grossièrement les perches tendues, de mettre les pieds dans le plat de la banalité conduisit à un retrait prudent. Plutôt que d’aboutir au brouhaha, c’est un silence embarrassé qui s’installa, comme à ces tablées d’intelligences qui se neutralisent. Ce jeu de colin-maillard où personne ne se trouve aboutit à un concert finalement frustrant, mais diablement intéressant au regard des enjeux soulevés.

Coda, et retour

Il revint à l’Ensemble éphémère diversement décliné de poser la touche finale à ces deux jours pas comme les autres. En sol mineur, avec un mouvement de quatuor avec piano de Mozart, le Trio élégiaque de Rachmaninov, la Passacaille de Haendel[5] (dans sa transcription pour violon et violoncelle par Johan Halvorsen). Mais pour conclure en bouclant la boucle émotionnelle, la Sonate pour piano et violoncelle n°1 de Brahms, sous l’archet d’Aurélie Diebold et les doigts d’Alice Rosset, ramenait au diapason qui avait donné le ton de ces deux journées de musique. Ces pages « d’un frère des solitaires qui n’en ont pas fini avec leur enfance, ses contes et ses amours »,  (Richard Millet), résumaient ce qui avait porté ces très riches heures : l’élan, la fougue, le sérieux de la quête, le partage de la joie.

 Ce n’était pas un festival « de jazz », voici pourquoi, peut-être, on a pu y entendre le jazz mieux qu’ailleurs, comme musique, dans son plus simple appareil.

Philippe Alen


[1]Camille Garin, Gayané Grigoryan (v), Alix Gauthier (alto), Aurélie Diebold (vcelle), Alice Rosset (p).

[2]Pour être complet, il avait été précédé du concerto n°5 de J.-S. Bach, avec les mêmes, mais Gayané Grigoryan (1er v) Camille Garin (2e v)  plus Yaëlle Quincarlet (vcelle) et Philippe Monge (contrebasse).

[3]La Sonor de Bruno Tocanne, que l’on remercie.

[4]Lire dans ce site « HasinAkis, Bach avec Tristano ».

[5]Pièces jouées par les mêmes, selon l’effectif demandé : Camille Garin (v), Alix Gauthier (alto), Aurélie Diebold, Yaëlle Quincarlet (vcelle), Alice Rosset (p). Qu’il soit rendu hommage à toutes : leur engagement, leur enthousiasme musicalement traduits ont fait merveille en ces pages élues, et les ovations d’un public ému dans la grande proximité de Pougemin ne trompait pas.