Angoulême, Béta, 6 janvier 2023
par Anne Maurellet et Philippe Alen

© photo Steph Ane

A l’écoute par Anne Maurellet

Éric Brochard sillonne les cordes de sa contrebasse comme un laboureur creuserait sa terre avec art, le trait se prolonge entamant l’humus, on voit les strates livrer leur profondeur, leur couleurs imperceptibles. C’est l’ouvrage, le geste obstiné, dont l’apparente égalité révèle la diversité : du même, Éric Brochard fait le multiple. Le glissement vers une autre note maintient l’obsession. On plongerait inexorablement vers le centre, l’origine du son, ses variations infimes se transforment en splendeur, peut-être parce qu’on se laisse aspirer, engloutir –à chacun sa méditation. La force du labeur, l’humilité de l’unique, la respiration infinie de l’archet, ses inclinations, et quelques suffocations du poignet pour en fracturer l’intensité. C’est un lieu plein et désert, à la fois. Le son s’éloigne, nous laissant remplis de son absence.

La contrebasse revient avec un frémissement d’ailes de papillon, une vie à travers un rideau en lin, presque transparent, pas tout-à-fait opaque que la brise soulève imperceptiblement. Du trait noir épaissi, on passe aux légères courbes, vaguelettes d’un archet délicat.

Des variations soudaines, accélérations d’un feu follet au désir fantaisiste s’échappent de l’instrument, entraîné par son propre empressement. L’archet d’Eric Brochard saisit le prolongement du son mais dans  les airs cette fois-ci ! Une des fonctions de l’art est de repousser les limites de l’attendu, la répétition apparente devenant source de débordement, beauté du désordre, l’entendement vaincu par la créativité.

Rêvons.

Eric prend un archet ancien et le fait rebondir jusqu’à plus soif. La gestuelle crée une image stroboscopique, hypnotisante, appel à une transe, dépouillé de soi, juste à la merci des variations du son.

Un autre archet encore gratte les cordes jusqu’à l’usure, une introspection sans pensée… L’art à l’état brut, sorte de mélodie primitive.

A l’écoute par Philippe Alen

D’abord, il y a le Béta. Créé en 2019 par deux ex-étudiants du Creadoc d’Angoulême, lieu devenu en peu de temps incontournable pour ceux qui se soucient de sortir des autoroutes de la communication culturelle. Lieu de partage ouvert à tout et à tous – concerts, expositions, ateliers, conférences, etc. Ce genre de lieu qui donne à croire en un autre monde possible.

Ainsi, comme ce soir du 6 janvier, un public nombreux et de tous âges, c’est notable, s’y masse pour écouter la contrebasse solo d’Éric Brochard, avant d’assister à une performance de Michel Doneda (ss) et Claire Newland, danseuse.

Éric Brochard solo

Pieds nus, enfoui dans sa tignasse, Éric Brochard enchaînera quatre « pièces » comme les quatre mouvements de l’exploration systématique d’un univers sonore en expansion perpétuelle. Une simple double note, par sa répétition, mesurée de la seule animation du tiré-poussé, sa régularité d’abord, puis sa lente accélération, prend progressivement de l’ampleur en libérant des harmoniques dont la maîtrise sera la clé d’une performance époustouflante. Car ces harmoniques bourgeonnent, apparaissent, disparaissent, s’étagent, se font écho en de véritables voix intermédiaires. Sans le moindre changement de position de la main gauche dont l’usage est restreint à l’étouffement de certaines cordes et la production desdites harmoniques. Fascinante main gauche qui semble à tout jamais figée et qui pourtant module avec précision, en accord avec la pression exercée sur l’archet, guère plus perceptible, cette gerbe sonore qui ne cesse d’évoluer comme la forme de glaise sous les doigts d’un potier au tour. Après avoir été longuement installé, cet ostinato est transposé le long du manche en descendant marche à marche de position en position, puis remonte en repliant l’éventail largement déployé.

Une deuxième pièce balaiera trois cordes et sur un même principe transposé à un registre plus élevé constituera une sorte de revers de la première. De soudains emballements produisent comme un frisson le long de l’échine : celui, tout physique, du corps de l’instrument mis en branle, qui répond comme un vaisseau de toutes ses membrures sous allure portante, mais aussi celui que déclenche le sentiment que l’entier de l’histoire se rappelle à nous et trouve à se poursuivre, qu’elle s’incarne ou non en des instruments à cordes sympathiques, celle des consorts de viole de William Lawes, des trios pour baryton de Haydn, une approche globale du son où il s’agit de faire entrer dans le concert des voix celles qui, spectrales, chantent depuis un lieu indéterminé, semblant, de ce fait, derechef intérieures, mais cette fois au sens d’une intériorité sans corps et qui pourrait être, sans distinction, celle de l’instrument, du musicien ou de celui qui les écoute, provoquant de la part de ce dernier cette fameuse « écoute à l’affût » caractérisée par Günther Anders, « qui ne relève pas seulement d’un état subjectif, ni de la contemplation d’un objet aperçu de loin, mais va au contraire à la rencontre de l’objet [sonore] et laisse venir celui-ci vers elle[1]1 ». « Ce qu’elle perçoit, c’est le devenir, la résonance qui vient[2]2. » C’est ainsi qu’à la faveur d’une accélération soudaine, d’une amplification du geste, s’élève, nette, une volée de cloches dans laquelle se distingue, au cœur de cet essaim libéré, la mise en branle du bourdon. D’où vient-il ? Non de ce geste qui n’en est que l’occasion – et la virtuosité, le nom d’un savoir en disposer –, mais de ce qu’Anders appelle la « dimension sui generis » de la musique[3]3. La construction de la performance, plus haut dite « systématique » au seul point de vue de cette progression continue qui mène sans heurt vers le plein épanouissement de cette dimension sui generis, a conservé tout du long et dans la rigoureuse économie de moyens qui en est le ressort, un atout dans sa manche. Aussi, pouvait-on se trouver surpris de constater, à la faveur du passage pour finir à un jeu sul ponticello, qu’il n’en avait jusqu’ici jamais été fait usage.

Vint enfin le recours aux archets Bach demeurés jusque là mollement suspendus à un pupitre.  Leur heure venue, ils permettaient de mettre simultanément en vibration d’abord trois cordes, puis quatre enfin avec le plus grand des deux, toujours sur le même principe, en partant d’une position chaque fois plus basse sur le manche, avec un balayage toujours plus rapide. Ce n’était donc nullement des « pièces », terme impropre, mais les « moments » d’un cheminement d’ouverture, de « coréalisation » par lequel nous serions nous-mêmes « réaccordés et transformés[4]4 ». G. Anders prend le soin de préciser – dans une terminologie quasi-deleuzienne par anticipation – que ceci exige en retour « un engagement, un saut, une connexion, des branchements modifiés, et beaucoup de débranchements[5]5 ».

© photo Pierre Mons

Michel Doneda / Claire Newland

« Hasard de la programmation », sans doute et selon une formule consacrée – saluons donc ici le beau hasard – la performance proposée par Michel Doneda et Claire Newland formait avec le solo d’Éric Brochard un superbe diptyque tout de contraste et de correspondances. En opposition totale à l’extraordinaire continuité du solo de Brochard, l’espace dans lequel se meuvent le saxophoniste et la danseuse est de part en part fracturé. Or, justement, le fil sur lequel ils avancent comme des funambules inventant à mesure la corde sur laquelle ils avancent, n’est autre que la ligne de fracture, zig-zaguant dans le vide. Une ligne qui peut se concevoir contradictoirement, comme ce qui sépare ou ce qui relie. Qui relie en séparant. Ici, nulle tentative de fusion a priori, pas nécessairement non plus d’instaurer un « dialogue », fût-il conflictuel ; ni dogmatisme, ni autisme. Le saxophoniste est assis, au coin, au fond à droite ; la danseuse debout, au coin, au fond à gauche. Le son naît fragile du soprano, retenu, divisé, lointain. Écartelé. Plein, lui, le corps dansant s’avance avec sérénité en une succession de postures. Entre eux deux, toute la place est offerte à la libre évolution de chacun, lisible en creux dans un espace béant qui tient le centre. Le son est contenu dans sa lisière, un clair-obscur entrecoupé d’explosions brèves. Quoique amplement vêtue, et même chaussée, Claire Newland est une sculpture vivante. Elle s’enroule autour de son propre corps, le déplie, le déploie de pose en pause, l’ordonne selon un axe toujours lisible, segmentant avec souplesse un temps alenti. De la main, elle a des gestes de cambodgienne ; parfois, c’est le pied seul qui s’exprime, concentre l’attention. La géométrie déliée de ses déplacements n’est pas moins remarquable, traversées, chemins de ronde avec stations, ponctués de mise en souffle, de halètements discrets, pendants offerts aux explorations fricatives du musicien. Un espace-son s’est creusé, dimension qui ouvre à d’autres rapports qui ne se réduisent pas au partage d’un espace commun : quand la danseuse au sol, d’une frappe répétée du pied pénètre l’espace sonore, quand elle déplace bruyamment sur le mur de lourds aimants, c’est un geste qui n’appelle pas de « réponse » musicale, pas plus que le mouvement d’une vague « n’appelle » celui d’une autre : ils ont lieu ; ensemble, c’est l’océan. Mais parce que, dans cette dimension – que l’on pourrait dire, une fois encore, « sui generis » –, tout est possible, de petites dramaturgies à deux s’esquissent pourtant. Le saxophoniste se lève tout à coup pour, campé au beau milieu de la scène – un tapis –, proférer méphistophéliquement d’épineux buissons de phonèmes[6]6. En fait des vers de Claude Gauvreau[7]7, poète québécois qui se définissait (en opposition aux lettristes) comme un « abstrait lyrique »[8]8. Et de délivrer un solo médusant, dense et puissant, projection de gerbes de sons complexes qui tressent, selon leurs fréquences propres, le vol du martinet à celui de la libellule, des projections sifflantes qui fusent comme les étincelles autour d’un fraiseur ou d’un soudeur à l’arc ; ou bien il trace dans l’air un cercle de souffle autour de Claire Newland qui dessine, d’un battement oscillant des bras, de surprenantes évidences. À d’autres moments, troublants, c’est les yeux dans les yeux que les corps s’aimantent, s’enlacent autour du saxophone en une voluptueuse parade au cours de laquelle, dans un geste tendrement transgressif, le musicien invita la main de la danseuse à se poser sur le clétage de son instrument.

En un sens certes moins cosmique, mais peut-être plus profond pour tenir, sinon d’un rêve inspiré, plutôt d’une impalpable réalité à éprouver ici et maintenant, ce sont les mots de Sun Ra qui nous viennent pour résumer la teneur et l’enjeu de cette soirée entière: « Space is the place ».

Philippe Alen    Photos : Pierre Mons


[1]Günther Anders, Recherches philosophiques sur les situations musicales, p. 54.

[2]Id., p. 194. C’est moi qui souligne.

[3]« Nous sommes à l’affût de la musique non parce qu’elle serait éloignée, ou parce que son lieu réel nous demeurerait inconnu ou caché, mais parce qu’elle jaillit – fût-ce dans la plus grande proximité spatiale – dans une dimension sui generis. », id., p. 195.

[4]Pour reprendre la terminologie de Günther Anders, id., pp. 119-120.

[5]Ibid.

[6]Que Gauvreau lisait lui-même d’une voix forte de tribun, articulée et solennelle, sur le ton du maire de Champignac.

[7]Un mois auparavant, au Studio Juillaguet, des vers zaoum de Khlebnikov s’étaient pareillement glissés dans la performance du duo en prenant appui sur des panneaux peints de grandes lettres mystérieuses. Une performance magnifique, à l’ambiance différente dans un lieu silencieux et une écoute recueillie. 

[8]Significativement, Claude Gauvreau affirmait lors d’un entretien télévisuel : « Ma poésie n’est pas de la musique. Ma poésie repose sur l’image (…). Une image non figurative. »