Angelo Debarre – Gypsy Guitars 2
Avec Serge Camps et Frank Anastasio

Angelo Debarre : le prince tranquille du jazz manouche.
Je ne sais pas si l’on peut parler de canal historique dans le jazz manouche. Même si l’expression n’est pas officielle, elle serait peut-être pertinente pour désigner la branche originelle qui prend racine dans les années 1930 avec Django Reinhardt et le Quintette du Hot Club de France. Ce « canal historique » serait celui où le style est acoustique, sans amplification électrique (ou presque), où les répertoires standards tournent autour des valses musettes, des chansons françaises et des standards de jazz américain, où la technique de main droite (la fameuse « pompe manouche » et le phrasé en appui) est rigoureusement respectée, où l’esthétique sonore reste fidèle à l’esprit Django : virtuosité lyrique, swing intense mais toujours avec une forme de noblesse légère. Dans ce cadre-là, le « canal historique » désignerait donc les musiciens directement héritiers de Django : Joseph Reinhardt, Baro Ferret, Tchan Tchou Vidal, et jusqu’à des figures plus modernes mais fidèles comme Fapy Lafertin ou… Angelo Debarre.
S’il existe, donc, une chose comme un canal historique dans le jazz manouche, Angelo Debarre en est un peu le prince héritier. Né en 1962 à Saint-Denis, dans une famille d’origine rom, il a littéralement grandi la guitare à la main. Comme Django autrefois, il est autodidacte, formé dans l’univers très oral et communautaire des fêtes, des bals, des campements où la musique est omniprésente. Angelo Debarre, c’est donc la tradition incarnée, mais avec une précision et une virtuosité surnaturelle. Son jeu impressionne : un phrasé limpide, une pompe ultra tendue et régulière, une vélocité jamais sèche, toujours au service d’une expressivité élégante. On ressent immédiatement cette filiation avec Django dans ses choix harmoniques, ses envolées lyriques, ses chorus pleins de panache, son toucher extraordinairement net, jamais brouillon, même dans les passages rapides. Mais aussi dans le son acoustique très pur, souvent avec une Selmer ou une copie Selmer, corde acier, main droite en position très traditionnelle (poignet non posé), avec cette façon caractéristique de faire claquer ses cordes, sauf quand elles se font de velours pour les valses, un genre où il excelle et qui fait fondre nos petits cœurs. Il a aussi collaboré avec tous les grands noms du style : Tchavolo Schmitt, Florin Niculescu, Bireli Lagrène… mais toujours avec cette discrète modestie de ceux qui savent qu’ils n’ont rien à prouver.
Et voici donc – on excusera ce long préambule – qu’il nous revient avec un deuxième album de standards : Gypsy Guitars 2, sorti ce printemps chez Label Ouest, la suite du légendaire premier album sorti en 1989 (on a failli attendre !) Il retrouve ici ses compagnons d’armes de la Roue Fleurie — Serge Camps à la guitare rythmique, Frank Anastasio à la contrebasse — pour ressusciter l’esprit des veillées sans âge où le feu crépite autant dans les doigts que dans les cœurs.
Dès l’ouverture, The Sheik Of Araby nous catapulte dans un swing radieux aux harmonies andalouses, léger comme une toile tendue au vent. Angelo Debarre, fidèle à lui-même, ne cherche pas l’épate : il tricote son solo avec ce mélange rare d’aisance aérienne et de précision millimétrée. La section rythmique pulse sans broncher, solide comme un vieux chêne.
À mesure qu’on avance dans l’album, Gypsy Guitars 2 dévoile son vrai visage : pas un enchaînement de morceaux, mais une traversée, une sorte de carnet de route musical où chaque titre dessine une étape, une humeur, une mémoire.
Il y a des pièces intimes, presque chuchotées, comme Souvenir De Toronto, dont le thème semble sortir d’une valise oubliée. Tout ici évoque un moment suspendu, une réminiscence tendre — peut-être une salle obscure, un public attentif, une lumière douce sur une table de club. Le jeu d’Angelo y est plus introspectif, mais sans nostalgie : il raconte, il évoque, il sourit à demi.
À l’opposé, Charleston injecte une énergie plus mordante, plus urbaine. Ici, la guitare bondit avec des claquements nets, presque percussifs. On y sent le goût d’Angelo pour les musiques dansantes mais élégantes, où le swing épouse les lignes Art Déco d’un monde en noir et blanc, cocktail à la main et chaussures bicolores aux pieds.
La Suite Hongroise et la Suite Roumaine Babouchka ajoutent une couleur plus orientale, plus nomade. Ce sont les morceaux du lointain, de l’ailleurs, de cette Europe centrale rêvée que les cordes évoquent mieux que mille discours. Là, Angelo se fait passeur de traditions, canal d’un héritage ancien qu’il transforme sans jamais le trahir. Le phrasé s’allonge, se cabre, se tord : il parle une autre langue, mais il dit toujours : « viens” (ou : “reviens” ?)
Et puis voici venir Hopla, composition originale iconique, et sans doute le cœur battant du disque. Hopla ne court pas, il rebondit — et c’est tout l’art d’Angelo : raconter une histoire dans chaque note, avec ce sourire malicieux d’enfant qui sait déjà tout des tragédies de la vie et de sa mélancolie secrète, mais choisit de danser quand même. L’humour c’est la politesse du désespoir disait Romain Gary, autre âme nomade.
Et puis il y a « La Manouche » — toute une déclaration d’identité en un mot. Ici, tout y est : la pompe franche, le thème accrocheur, les accents de la communauté, la joie cabossée qui jaillit malgré tout de cette valse solaire et déchirée. Ce morceau, c’est un clin d’œil, un hymne, une signature au stylo plume sur le carnet de route.
Enfin, après la prouesse technique de Cousin Django où l’on voit comme ressusciter le maître Selmer 503 au poing, La Valse Des Officiers clôt l’album avec une sorte de panache discret, comme une révérence. Il y a dans cette valse un mélange très Debarre : rigueur militaire dans la rythmique, et abandon total dans le solo. Une façon très digne de dire adieu, ou plutôt à bientôt.
Avec Gypsy Guitars 2, Angelo Debarre ne signe pas seulement un nouvel album : il rappelle, en toute simplicité, que certaines fidélités sont révolutionnaires. Fidélité à un son, à une manière de jouer ensemble, à une certaine idée du swing : celle qui ne triche pas, qui ne bavarde pas qui, toujours mélodique, préfère murmurer à l’oreille de ceux qui savent écouter. Chaque note sonne juste parce qu’elle est juste.
Dans un monde où la vitesse tient trop souvent lieu de talent, Angelo Debarre continue d’avancer à pas mesurés, guitare en bandoulière, sourire en coin — et, chemin faisant, il nous offre ce qui manque tant aujourd’hui : la beauté sans esbroufe, la virtuosité sans arrogance, la joie sans manières.
Par Pops White
Label Ouest
https://www.facebook.com/angelo.debarre.5
https://www.bayardmusique.com/jazz/jazz-blues
Si je devais avoir un guitar hero, ce serait Maestro Angelo, que j’ai écouté en boucle pendant des années. Que de souvenirs avec Manège….Très belle chronique et un bien bel album qui fait plaisir.