Alexis Valet en concert à la Grande Poste de Bordeaux, le 24 mai 2024.
Du dense qui fait danser ?
Le 24 mai 2024 se produisait à La Grande Poste une formation stellaire : après Bruxelles et Paris, elle avait planifié deux haltes en Nouvelle Aquitaine, l’une à Saintes, l’autre à Bordeaux, avant de rejoindre Barcelone. L’annonce de cette visite opportune, quasi-confidentielle, suscitait l’effervescence du milieu musical bordelais. L’un de ses champions, le vibraphoniste Alexis Valet, grand fan des vibrations jazz de New York, faisait une rare réapparition en terre girondine pour un court séjour dans le giron familial et pour une présentation de son nouvel opus. L’occasion unique pour quelques privilégiés d’être au plus près d’un phénomène spectaculaire, détonant, bouleversant.
Qu’est-ce qui distingue les étoiles montantes dans la galaxie jazz ? Leur radiation, signe d’une activité intense. Renseignez-vous sur les parcours individuels de Dayna Stephens (saxophone), de Tony Tixier (claviers), d’Ameen Saleem (contrebasse) et d’Adam Arruda (batterie). Vous découvrirez que ces quatre accompagnateurs choisis par Alexis pour sa mini-tournée européenne illuminent depuis une bonne douzaine d’années les formations les plus prestigieuses et les plus créatives de la scène musicale new-yorkaise et internationale.
La Grande Poste est un lieu gastronomique dont l’architecture singulière induit de la réverbération. Cela peut brouiller l’écoute. Or, un concert de jazz contemporain où priment la finesse et le détail ne ressemble guère à un thé dansant ou à une soirée animée par un D.J. Pas question non plus de faire trembler les murs ou même la terre, de recourir à un déluge de décibels pour conquérir les masses. En grands professionnels, ces cinq instrumentistes trouvent le juste équilibre, adaptent leur niveau sonore à l’acoustique et à la vocation du lieu où ils se produisent.
Pour se mettre en ordre de bataille, le quintet commence par un standard emblématique des années soixante, ‘Oriental Folk Song‘, un jeu d’enfant pour ces virtuoses. Concentré sur le son d’ensemble, l’esprit du morceau, l’exécution parfaite, chacun des cinq retrouve ses marques. En outre, rien de tel qu’une mélodie fondée sur les pentatoniques, système tonal et modal passe-partout, c’est le camouflage idéal pour s’infiltrer au coeur d’un public varié. Qui soupçonnerait les artisans d’une innocente reprise (la seule de la soirée) de vouloir faire exploser les codes ?
Pourtant l’auditeur averti y voit le signe avant-coureur de l’attaque. Car la composition de Wayne Shorter n’est que la face la plus consensuelle d’une oeuvre de destruction/reconstruction massive menée par le géant et son quartet de légende des années 1964-68 (Herbie Hancock, Tony Williams, Ron Carter). Une façon pour Alexis Valet de revendiquer sa filiation, son adhésion à une esthétique contemporaine englobant les racines, la rigueur, la clarté, mais aussi la fougue, les déviances, un brin de folie. D’affirmer sa lucidité et sa liberté.
Les compositions qui vont suivre sont en effet toutes captivantes, limpides, entraînantes, voire dansantes. Bien que très travaillées, les mélodies coulent de source, les harmonies semblent naturelles, si évidentes et si belles qu’on s’étonne qu’elles n’aient jamais été inventées. Leur douceur n’a cependant rien de sucré car un feu nourri de rythmes pimente juste assez le tempo. Lorsque trois instruments à percussion sont mis à contribution, l’on pouvait s’y attendre, mais il faut aussi souligner la formidable précision rythmique du saxophoniste et du contrebassiste. On reconnait en eux la force et la fluidité des musiciens américains qui jouent « un poil devant » avec une redoutable régularité, appuyant à peine, juste ce qu’il faut, sur les notes accentuées, conservant jusqu’au bout l’élan initial en s’aventurant au gré de leur inspiration dans des figures périlleuses parfaitement maîtrisées.
L’autre source d’étonnement est la densité de chaque morceau. Comment ces artistes parviennent-ils à nous faire entrer dans la danse ou la transe, tout en fuyant les répétitions et les clichés ? A l’heure où Taylor Swift fait vibrer la terre entière en exploitant quatre vingts variations minimes sur une même séquence d’accords, l’auditeur lambda est formaté pour n’accepter plus d’entendre que ce qui est facilement identifiable, reconnaissable à force d’être martelé. Ce public-là se laissera-t-il peu à peu gagner par la vivacité et la créativité d’un quintet de cet acabit, cessera-t-il de rejeter la diversité, saura-t-il goûter l’imprévisible ? Peut-être, mais à une condition : que le groove, sans doute la composante la plus viscérale, la plus sensuelle dans la musique actuelle ne faiblisse jamais. Rythmiciens d’élite, Alexis Valet et ses compères ne nous font pas seulement vibrer, ils nous charment, nous délectent, nous procurent des sensations fortes, nous amènent tout doucement à l’inimaginable tout en maintenant cette pulsation animale. Taylor Swift pourrait en prendre de la graine, au risque de s’aliéner les masses.
Parti se confronter à ses héros d’outre-Atlantique, Alexis Valet est devenu un maître en côtoyant les meilleurs. Il a travaillé dur pour gagner leur estime et leur respect. Il n’est pas allé à New York pour tenter d’éliminer des adversaires. On n’affronte pas ceux qu’on béatifie, on s’allie à eux. Cela apparaît clairement dans sa façon de créer l’émulation au sein du groupe, de s’effacer momentanément pour donner à chacun le temps de s’exprimer, preuve d’estime envers des collaborateurs aussi talentueux. Le public est sensible à cette atmosphère d’écoute mutuelle et de bienveillance réciproque. C’est aussi une leçon de savoir-vivre à méditer par tous les musiciens, amateurs ou professionnels.
Félicitons les quelques courageux venus soutenir ouvertement des héros de la Résistance (l’envahisseur, vous l’aurez compris, étant cette culture dominante très bien léchée au succès commercial planétaire). Une espèce musicale indispensable a beau se reconstituer sans cesse, elle reste menacée de disparition si nous n’honorons pas ses plus nobles représentants. Pour plus de détails, reportez-vous à la critique de l’album Following the Sun à paraître sous peu dans la rubrique « CHRONIQUES DISQUES ».
Par Ivan Denis Cormier, photos Géraldine Gilleron.
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