TùCA – Adishatz

[COUP DE CŒUR] Le voici enfin, le premier album tant attendu de ces jeunes prodiges dont nous avons suivi l’évolution au fil des ans. Depuis ses débuts en 2021 TùCA, groupe atypique (trompette, contrebasse, batterie, deux guitares !) nous tient en haleine. Rien n’est vain, banal ou superficiel dans ces compositions originales. D’une grâce et d’une beauté peu communes, elles nous saisissent d’emblée et nous entraînent à notre corps défendant dans une spirale d’émotions, alternant sagesse et folie, violence et douceur. Outre leur singularité, leur créativité, leur engagement total, en dehors de la scène ces musiciens affichent une humanité et une bonne humeur contagieuses.

Signe des temps, TùCA prend le parti de se dégager des étiquettes et d’explorer l’en-même temps. Faut-il craindre un fourre-tout artistique qui, passé l’effet de nouveauté, disparaîtra ? Absolument pas, ici le plan fonctionne à merveille : paradoxalement, un sentiment d’unité profonde se dégage des onze tableaux écoutés d’un trait, alors même que leur diversité est saisissante. L’hétérogénéité nous ressemble, nous rassemble, l’album raconte ce qui fait de nous une communauté.

Cette réussite esthétique suggère une convergence de vues qui caractérise bien l’ensemble du groupe. Louis Gachet et Thomas Gaucher donnent du sens à chaque composition. Ils ont tous deux une foi inébranlable dans la justesse de leur entreprise, la volonté de représenter musicalement leur expérience, leur ressenti. Mais surtout ce don rare pour exprimer un vécu à la fois individuel et universel. Qu’il puise dans le rock ou la pop, le jazz ou le classique, chacun des titres a sa pertinence, il dicte un choix de couleurs sensibles, une recherche des sons et rythmes appropriés, une dynamique des instruments. Et ici, à la différence de ce qu’il se passe en politique, la sincérité, la cohérence du propos et la parfaite cohésion du groupe emportent l’adhésion.

« Adishatz », titre de l’album, a plusieurs sens en gascon = bonjour, au revoir, à bientôt… le mot induit la joie, la tristesse, l’espoir de retrouvailles. L’utiliser également en guise d’ouverture et de finale est tout sauf idiot. L’on devine dans quelle acception il doit être pris à l’écoute de cette première piste, Adishatz pt 1. Le thème est sobre, grave, profond. Point culminant, le chorus de Louis Gachet à la trompette dit la détresse, la tempête émotionnelle, le cri et les accents déchirants d’un adieu au père disparu.

Windu,magnifique composition de Thomas Gaucher. Sur un rythme de marche, plus sautillant, un thème très construit, corsé, situe le narratif dans un espace qu’élargissent la réverbération et le panning (positionnement des différents instruments au mixage) : cet hommage à un personnage de Star Wars, maître Jedi, dit s’être inspiré du sabre violet pour imaginer un univers futuriste. Les deux guitares incendient cet espace sidéral, l’une et l’autre vont tour à tour exécuter un solo de folie.

Camins est juste trop beau ! Tantôt calme, reposant, tantôt dansant dès le doublement du tempo, discrètement puis plus ouvertement, avec des envolées de quelques secondes, donnant assez d’élan pour nous entraîner dans des circonvolutions avant de clore la promenade en suspens.

Marlotte, esprit et son rock, le riff d’introduction, par définition répétitif, engendre une attente, théatralisée par un crescendo pendant l’exposition du thème. Choc lorsque vient l’explosion avec l’intervention du groupe au complet une énergie et une volubilité dignes des guitar heroes. la dernière partie, celle où intervient Louis Gachet, va diminuendo.

Brumaire, sublime et ethéré, d’une douceur et d’une tendresse qui vont droit au coeur des tripes les larmes viennent aux yeux. Tandis que Cyril converse, Thomas et Martin caressent leurs guitare pour ne faire qu’un, les accords font mouche, à chaque changement on se demande dans quelle direction va évoluer le morceau. La surprise est maximale lorsque intervient ce chorus exceptionnel de Thomas Gaucher. Le petit frottement d’une seconde mineure à la fin parachève cette émotion.

Une énigme simpliste irruption d’une structure de choral et d’un motif au-dessus duquel se détache un très beau chant, forme d’ordinaire associée à la musique baroque. C’est effectivement intrigant, mais aussi apaisant.

Sam the Gentle courte intro du batteur pour rentrer dans le vif d’un rythme virevoltant. Superbe thème, sons de guitare suffisamment trafiqués pour ressembler à une section de cuivres qui remplit complètement l’espace auditif. L’improvisation commence par un chorus de contrebasse très mélodique, Des sons de guitare épais, harmonisés, les résonances en écho lointain la surprise est totale avec la déconstruction à peu près au milieu du morceau, excursion vers un free-jazz qui libère la batterie de l’obligation de maintenir un tempo constant, en toile de fond.

Planus mélodie et accompagnement très épuré mais également très sophistiqué on oscille entre la plénitude ( la Planitude ?) du recueillement façon zen et les coups d’épingle d’accents décalés, puis viennent quelques tensions harmoniques, quelques notes ‘out’ pour gripper la machine, créer de la tension mais la méditation reprend son cours et progresse jusqu’à ce que soudain ce qui ressemble à un concert de cloches ne résonne, annonçant la reprise du thème avant de laisser mourir la dernière note.

E2 Le démarrage en douceur — juste une guitare, rejointe par la contrebasse et la batterie — donne à l’exposition du thème par la trompette et l’autre guitare une vigueur et une fermeté remarquables. Comme si l’on passait d’un vestibule décoré avec sobriété dans un esprit moderne à une première pièce lumineuse où chaque bibelot brille, chaque meuble est en harmonie avec les autres. Grâce à de très beaux contrechants, une impression de chaleur et de sécurité nous envahit. Puis un corridor plus sombre, plus mystérieux, le mouvement varie, on contourne des objets sur notre passage, soudain, une fenêtre de toit révèle une féérie de lumières, un ciel étoilé, des météores, avec un chorus stellaire. Et lorsque nous débouchons sur une arrière-cour qui ne mène nulle part, c’est la fin de cette suite orchestrale…

Ruminations commence sagement, va crescendo, fait frotter du majeur sur du mineur avant que le son impur, distordu de l’une des deux guitares ne nous fasse grincer des dents et froncer les sourcils. Comme s’il tenait à justifier sa démarche, le guitariste repasse à un son clean pour reprendre de façon bien plus progressive, quasi-pédagogique, le cheminement musical qui l’a mené du propre au sale, du lent à l’énervé. Il entame un nouveau chorus au ralenti puis augmente le débit (çà et là, deux ou trois brèves allusions à John Scofield, suffisamment inhabituel pour être remarqué) Ses élucubrations sur un seul accord (d’où peut-être le titre) finissent par se fondre, se dissoudre dans un magma sonore.

Adishatz pt 2  Comme pour la 1e mouture, un accompagnement en arpège, les notes de guitare tranquillement égrenées en une sorte d’ostinato. Le son et le phrasé très purs de la trompette signalent une sérénité retrouvée.

Cyril Drapé et Arnaud Bichon forment un tandem redoutable d’efficacité. Dans cet enregistrement ils se mettent en avant pour faire varier la couleur mais pour qui les a entendus et observés en concert, ce sont eux qui induisent le mouvement et font monter l’adrénaline ou calment le jeu, de même, sans Martin Ferreyros les effets spatiaux et spéciaux tomberaient à l’eau, les contrastes entre ses solos ou accompagnements et ceux de Thomas disparaîtraient, difficile de colmater cela sans dénaturer le projet.

Plus qu’un manifeste, l’album est une invitation à sentir battre son coeur, à jouir du temps présent et à réfléchir à l’avenir (un programme prometteur !) S’il fallait rattacher cette musique à celle d’illustres et lointains prédécesseurs, on pense à Kenny Wheeler, à Jonathan Kreisberg, plus près de nous, à Manu Codjia mais les influences sont si nombreuses et variées qu’il serait vain de tenter de les identifier tant elles sont digérées et recyclées. 

Un point à souligner : l’usage que fait cette formation de l’électronique de pointe pour agrémenter une orchestration déjà remarquable l’inscrit dans un courant progressiste. Plus traditionnel, l’usage des arpèges en prélude à plusieurs morceaux en facilite l’accès, il rassure l’auditeur en lui permettant de saisir chaque note de l’accord, mais un peu comme les premières gouttes de pluie, ce n’est qu’une fois l’orage passé qu’on comprend qu’elles annonçaient un épisode plus ou moins violent, du crachin ou des averses soudaines au déluge. (Tiens, Déluge se trouve être le producteur de cet opus, félicitons le label pour avoir réalisé cet excellent enregistrement).

Louis Gachet : Trompette, bugle, compositions

Thomas Gaucher : Guitare, compositions

Martin Ferreyros : Guitare

Cyril Drapé : Contrebasse

Arnaud Bichon : Batterie

Par Ivan Denis Cormier

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Agenda :

Mercredi 19 juin 2024 : concert de sortie d’album au Studio de l’Ermitage en co-plateau de sortie d’album avec le Illyes Ferfera Quartet.