Thomas Moreau – Les beaux soirs alanguis
pour voix solistes (masculines et féminines) et piano.

Composer aujourd’hui des chansons grivoises et à boire pourrait sembler incongru, c’est pourtant le pari que s’est donné Thomas Moreau pour son deuxième album. Et à n’en point douter, il a du goulot (ou du culeau bien entendu pour l’absinthe ) ce Thomas tant son pari est bel et bien gagné, nous distillant ici un beau recueil de mélodies « à l’ancienne », une belle diversité de compositions.
Précisons que composer des mélodies et leurs accompagnements associés sur des textes légers, grivois, érotiques (voire salaces : « Epitaphe sur un monument aux morts de la guerre : doigt dans le trou du cul … », nous voici donc prévenus) n’est pas une gageure mais une réalité démontrant l’art maitrisé du compositeur de la distanciation. Verre à moitié vide ? naaaan, suuuuuuurtout plein !
Dans cet album, selon telles ou telles mélodies, on s’encanaille, on s’enivre, on se fox-trot dans une atmosphère éthylique à cheval entre les fin de XIXème ou début de XXème siècles, on se croirait accompagner Henri de Toulouse-Lautrec parlant à Louise Weber dite la Goulue, un verre à l’oeil.
Par opposition, rappelons-nous ce genre littéraire nommé épistolaire dont le sens des messages étaient cachés au sein des textes. Ici, et vlan sur le bec, le message est direct, nous ne sommes plus sous le couvert d’un entre réel et fictif, on le prend en pleine poire telle une eau-de-vie qui nous piquerait au vif de toute part.
Ce n’est pas le tout de composer moult mélodies pour divers registres de voix masculines (la basse Jesús María García Aréjula et le baryton Céliand’Auvigny) et féminines (la soprano Agnès Denneulin surfant avec brio avec les colo-ratures, la mezzo Jennifer Chenouri flirtant à l’alto), il faut diversifier les styles d’accompagnements pianistiques. Rappelons les richesses pianistiques des Leader de Schubert ou des mélodies de Duparc, leurs accompagnements auraient suffit largement à devenir des pièces autonomes tant ceux-ci étaient aboutis, à méditer donc. Ces Beaux soirs alanguis présentent ainsi de belles relations musicales et sonores entre le piano et les voix engagées dans le projet.
Entrons dans le vif du sujet : ce projet est-il has been, quelque peu suranné, noces-talgique (de Cana) de ces temps verlainiens (par exemple) où l’absinthe chavirait les corps et les esprits ? Oui il y a un peu de tout cela. Et qu’on se le dise, tonneau n’est assurément pas le pluriel de tonal ! Pourtant ici, on en bouffe, on en boit des couloeuvres, sortirons-nous indemne à l’écoute de cet album hors « morne », de ces musiques de film muet, d’opérette, de bouges stridants (prononcez « straïdants » tels le son des balles de révolver sifflant lors de la rixe entre Sidney Bechet et Mike McKendrick à Paris en 1928), de comédies musicales de la Tin Pan Alley, d’opéra bouffe et comique? Manifestement, Thomas Moreau a le sens de la dramaturgie bucco-grivoise.
Policé et propre sur lui, rien ne nous dit à la prise en main graphique de l’album des écarts (des égards aussi) de langages que l’on s’imagine alors pro-fessés et pour lesquels on aurait tendance à dire aujourd’hui : inappropriés, masculinistes voire sexistes. Allez, il suffit et faisons fi de toutes hypocrisies superfloues, on trinque et on re-trinque là-dessus pour en rire et être joyeux tous ensemble hommes et femmes.
Pour ma part, j’ai toujours eu du mal avec l’abondance de vibrati vocaux, certes c’est la contrainte émotionnelle exacerbée du genre, mais par trop de vibrati mon verre est plein, déborde. Quelle nécessité ont-ils sachant qu’ils sont en opposition totale avec le piano qui ne peut « vibrer » ?
Que demander à la pianiste accompagnatrice : une neutralité d’expressivité (ou du moins une certaine retenue) ou l’autoriser à communier avec la singularité du texte chanté ? Dilemme car d’une part, le risque de surjouer est grand et d’autre part, un piano joué trop « droit » n’habillerait pas suffisamment le caractère des morceaux, un épineux choix cornélien donc.
Globalement, le piano me semble un peu trop présent, trop froid (voire scolaire), trop en avant par rapport aux voix qui se jouent. L’harmonie étant assurément présente, je me demande si l’accompagnement ne serait pas le mobile ?
L’ensemble des pièces développe des personnalités comme les caractères de labrouillaire (hips), quelques exemples :
- Les beaux soirs alanguis pour voix soprano léger : beau piano presque minimaliste, un rien Fauré, une berceuse au balancement agréable et à l’éternel retour en boucle ou un papillon cherchant sa fleur … une surprise à mi-course tel un cinéma muet : action, un cartouche, retour à la berceuse.
- Dans les bois opérette ou opéra … la belle voix masculine de Célian d’Auvigny porte très bien cette pièce convaincante et équilibrée entre piano et voix non sans rappeler les Mélodies de Duparc ou celles de Chabrier … ici l’écriture du piano plus pauvre offre le mystère.
- Cors de chasse mais qu’apporte cette longue introduction ? … de belles modulations et sauts intervalliques d’harmonies non sans rappeler à nouveau les Mélodies de Duparc ou celles de Chabrier … belle conclusion pianistique.
Mes autres préférés : Le ciel est, par-dessus le toit / L’adieu (très bien à deux voix) / Ballade en l’honneur de la famille Trouloyaux proche d’un Jazzy vintage, d’un stride piano dans l’esprit d’une comédie musicale / Soleils couchants / Homewards / (voix masculine, on s’encanaille …le piano de fin est intéressante) / Aurora (Chanson de marin portée par Jesús María García Aréjula) / J’hésite / Marguerite Marie et Madeleine.
En somme, Thomas Moreau tente de renouer avec les pratiques compositionnelles des compositeurs du XVIème siècle tels Roland de Lassus ou Jacob Clemens non Papa qui n’hésitaient pas à osciller entre textes musicaux sacrés et chansons de taverne(s), la semaine : vide-anges, et le dimanche : rédemption de bonne foie. D’ailleurs, à y songer, le terme jazz n’était-il pas lui-même significatif d’une certaine ambiguïté grivoise?
À l’écoute de cet album et à lire son titre Les beaux soirs alanguis (y-aurait-il un jeu de mot la-dessous ?), je ne peux me détacher de l’idée d’une dichotomie ou d’une dis-traction, je m’explique : en lisant le titre, je m’attendais à la paresse de temps amoureux partagés, plongés dans la tendresse contemplative où les je t’aime à jamais flirtent avec les jamais sans toi, … Et pan, rien de tout cela, voilà que les pièces de cet album me tiennent debout tout droit au comptoir de la ripaille, au comptoir de la « retourne » (terme employé par les buveurs d’absinthe dans le café de Juniville (Ardennes) où Verlaine écrivit ses plus belle plages), je bande à l’imaginaire des situations, tout me met en mouvement mais point d’alanguissements ici allons Guy, où alors tout cela m’est inconnu, je m’en vais méditer là-dessus.
Alors découvrez cet étonnant album à boire et à écouter de préférence à plusieurs, cela s’impose !
Patrick-Astrid Defossez
22 janvier 2025
https://belarri.bandcamp.com/album/les-beaux-soirs-alanguis
Label : www.belarri.com