Sophie Le Roux – Une guitare, dix doigts : quand les mains racontent la musique

Il y a dans les mains des musiciens un mystère insondable. Des cordes de nylon ou d’acier sous les doigts, des mouvements fluides ou percussifs, des caresses ou des attaques franches… Tout le langage du jazz et du blues tient dans ces dix doigts qui sculptent le silence et le transforment en musique. C’est ce que capture, avec une précision et une sensibilité incroyables, Une guitare, dix doigts, le troisième ouvrage de la collection Le Jazz au bout des doigts signé par la photographe Sophie Le Roux.

Après avoir exploré les mains des jazzmen et bluesmen dans ses précédents volumes, elle consacre cette fois son objectif aux guitaristes, instrumentistes de l’ombre et de la lumière, héros du rock, du blues et du jazz. Des photos prises exclusivement en live, sur scène ou en studio, dans ces instants où la musique jaillit du bout des doigts.

Ce livre est bien plus qu’un simple recueil de photographies : c’est un hommage vibrant à une lignée de guitaristes d’exception, dont certains sont partis taper le bœuf dans les étoiles. John Mayall, Sylvain Luc, Christian Escoudé, Alain Bashung… autant de légendes dont les mains continuent de jouer sous l’œil inspiré de Sophie Le Roux. Elle a rassemblé ces clichés au fil des décennies, à travers ses reportages dans les clubs et festivals, dans des conditions de lumière parfois extrêmes. La patine du noir et blanc confère à ces images une dimension intemporelle, presque mythologique.

En couverture, Bernard Allison, avec une guitare ayant appartenu à Prince (une merveille du luthier Jerry Auerswald), incarne cette passerelle entre tradition et modernité, entre blues et rock, entre hier et aujourd’hui. En préface, Lionel Eskenazi évoque avec justesse la manière dont ces images capturent l’essence du geste musical, cette alchimie entre le musicien et son instrument, entre le toucher et le son.

L’ouvrage ne se contente pas de célébrer les virtuoses du jazz. Il traverse les frontières musicales en accueillant dans ses pages des géants de la guitare blues (Buddy Guy, Lucky Peterson, Luther Allison), du rock (Chuck Berry, Derek Trucks, Nile Rodgers), et même des musiques du monde (Fatoumata Diawara, Pura Fé). La basse n’est pas en reste, représentée par Larry Graham, Kyle Eastwood ou Étienne Mbappé.

Ce qui frappe à la lecture de ce livre, c’est la variété des gestes, des postures, des tensions et des détentes. Certains doigts semblent danser avec une légèreté infinie, d’autres s’agrippent au manche comme s’ils voulaient en extraire la dernière note possible. Certains musiciens effleurent leurs cordes comme une confidence, d’autres les arrachent comme une déclaration de guerre. Et puis, il y a aussi les bijoux, les montres, les bagues, les médiators, les capodastres, les bottlenecks, tout ce petit matos qui parle en sous-texte de l’identité des propriétaires de ces mains, de leurs engagements, de leurs rêves et de leur humanité.

Dix doigts, c’est peu… certains extraterrestres de la six-cordes défient les lois de l’anatomie. Quand on les écoute on se demande parfois s’ils n’ont pas douze ou quinze doigts à la main gauche tant leur agilité semble dépasser les limites du possible. Bref… Il y a aussi cette photo, que j’ai trouvée bouleversante, de la main de Russell Malone, simplement posée sur sa guitare, dans un geste de pure complicité respectueuse, qui exprime si bien la relation indicible qui nous lie pour la vie à cette compagne parfois vibrante et solaire, parfois capricieuse et exaspérante.

Les photographies de Sophie Le Roux sont des instants de grâce, des caresses visuelles sur ces mains qui, elles, caressent les cordes. Elles capturent l’intensité d’un solo, l’abandon d’un arpège, la force d’un riff rageur. La guitare est souvent un prolongement du corps, mais ici, elle devient un prolongement du regard : celui de la photographe, qui sait exactement où se trouve la musique, et celui du spectateur, qui la redécouvre sous un nouvel angle.

Pour qui se souvient du livre Guitares de légende de Gilles Verlant et Dom Kiris (Paul Beuscher, 2008), cette collection photographique en partage l’ambition : non pas simplement documenter un instrument, mais raconter son mythe à travers celles et ceux qui l’ont sublimé. Car ces mains ne sont pas de simples outils : elles sont l’âme du jazz, du blues et du rock, l’expression même de l’émotion musicale.

Une guitare, dix doigts s’inscrit dans la lignée des précédents ouvrages de la collection Le Jazz au bout des doigts, mais il possède une charge émotionnelle supplémentaire: celle de l’hommage et de la mémoire. Car au-delà du superbe objet de collection, c’est un livre qui respire la passion, qui fait entendre la musique au creux des images.

Pops White

• Titre : Une guitare, dix doigts
• Auteure : Sophie Le Roux
• Préface : Lionel Eskenazi
• Format : 18×18 cm, 102 pages

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