Silvia Bolognesi & Eric Mingus – Celebrating Gil Scott Heron – Is that Jazz ?

[ÉVÈNEMENT] En ces périodes profondément tourmentées, et pour ne pas sombrer dans le désespoir, il n’est pas superflu de se replonger dans quelques œuvres de lutte et de paix, qui ont marqué le 20ème siècle, et dont l’expression des messages se poursuit par nécessité sur celui que nous vivons depuis 25 années. En matière de musique et d’engagement, il y eut ainsi de grandes figures du jazz qui s’exprimèrent, parmi lesquelles sans toutes les citer, Louis Armstrong, Sonny Rollins, Max Roach et Abbey Lincoln, Nina Simone ou encore Mal Waldron, la liste est longue. D’autres courants ne furent pas en reste, en soul, funk, hip-hop, rap, jazz groove et plus. Il y eut notamment Marvin Gaye, Curtis Mayfield et en particulier Gil Scott-Heron, que voici remarquablement célébré dans cet album inespéré.
Diplômée en contrebasse à l’Institut Rinaldo Franci de Sienne, Silvia Bolognesi est également compositrice et arrangeuse. Après de brillantes études, elle ne tarda pas à faire parler d’elle en 2009, grâce notamment à son étonnant trio à cordes « Hear in now » formé avec Tomeka Reid et Mazz Swift, qui compléta un temps le Roscoe Michell Sextet. Depuis 2017, elle est membre de l’Art Ensemble of Chicago et, depuis 2022, du Roscoe Mitchell Quintet. D’autres prestigieuses collaborations sont également à mettre à son actif, comme avec Anthony Braxton, Lawrence Douglas « Butch » Morris, William Parker, Muhal Richard Abrams, James Brandon Lewis…
Eric Mingus est quant à lui le fils du célèbre Charlie Mingus, l’un des monuments du jazz, et autre grand musicien militant antiraciste. Comme son père, il est multi-instrumentiste, surtout contrebassiste, et compositeur. C’est par le chant qu’il délivre lui aussi ses messages d’engagement, par une voix profonde, un verbe fort dont la poésie habitée par le blues d’aujourd’hui explique qu’il se soit rapproché d’éminentes figures du style telle que Hal Willner, Hubert Sumlin et Elliott Sharp.
Silvia Bolognesi confie l’admiration qu’elle porte depuis longtemps à Gil Scott-Heron, un musicien chicagoan, activiste incontournable, qui l’a profondément inspirée, par son écriture poétique fondamentalement engagée et la force de sa musique hors norme, qui peut à la fois être soul, funk, groove, early hip-hop/rap, voire innervée de notes bleues, au point de se poser la question que Gil Scott-Heron se posa en 1981 sur son album « Reflections » : « Is that jazz ? ». C’est en tout cas le titre et une réponse que tente de donner cet album, dont elle précise que l’origine du projet remonte à 2023, avec les jeunes musiciens de sa classe de musique d’ensemble, fans eux aussi de Gil Scott-Heron, à la Siena Jazz Academy, pour une collaboration avec l’Accademia Chigiana dans le cadre du festival « Parola ».
Un projet multigénérationnel bouillonnant d’inventivité mené par Silvia Bolognesi, que la réactivité enthousiaste de ses jeunes complices a encouragée à poursuivre mais en plus large, invitant au passage ses amis Simone Padovani et Pee-Wee Durante, et surtout pour guide éclairé, l’espéré Eric Mingus, soit au final, un turbulent collectif dont le langage moderne et sensible participe à réécrire la tradition afro-américaine, en ses musiques et ses luttes, Eric Mingus en étant l’un de ses plus vifs témoins.
Album intimidant de par la personnalité de Gil Scott-Heron, et le nombre étonnant de pièces formant cet hommage, nous entrons pourtant en toute confiance dans cet univers singulier qui peu à peu se dévoile et stimule notre curiosité. Ces quatorze titres ne sont finalement pas trop nombreux pour réactiver les lumières qui illuminent l’œuvre de ce maestro, et nous éclairent sur les sujets encore brûlants qu’il aborda jadis.
C’est l’inoubliable « Revolution Will Not Be Televised » (Part 1), tiré de « Small Talk at 125 th and Lenox » (1970), premier album de Gill Scott-Heron (thème repris l’année suivante en plus groove sur « Pieces of a Man », son second opus), qui ouvre le bal de brève manière, avec la voix catchy en diable d’Eric Mingus pour nous accueillir, véritable prêcheur, porté par les chœurs enflammés, un groove rythmique et des cuivres chauffés à blanc, la magie du live. Quatre autres parties toutes aussi poignantes de cet illustre titre découperont plus tard ce gâteau révolté, mues par la même énergie cinglante, s’intégrant dans le flow brûlant des morceaux restants, en réservant place à leur part de braise.
« Pieces of a Man » est décidemment à l’honneur grâce à trois autres captivantes reprises. « Home is where the hatred is » d’abord, remarquablement introduit par le trombone d’Andrea Glockner, auteur par ailleurs de l’excellent « Across the lines » sur lequel Sivia Bolognesi tient contrebasse et basse électrique, et porté par un groove vintage subtil et le lyrisme envoutant du chant de Lusine Sargsyan. « The Prisoner » ensuite, pièce d’engagement pour la liberté et le respect des droits civiques, que le verbe enflammé d’Eric Mingus porte au plus haut, et qui rappelle par son thème l’album du même titre que sortit Herbie Hancock en 1969. « Lady Day & John Coltrane » enfin, fabuleuse relecture de cette pièce historique, génialement soutenue par tout le collectif, un solo de guitare stratosphérique de Gianni Franchi et la voix magique de Noemi Fiorucci.
L’une des marques de ce projet est le choix judicieux des morceaux, qui pointe toujours vers des albums essentiels comme l’est aussi « Bridges » (1977) du maestro et son acolyte Brian Jackson. Irrésistible version de « Vildgolia (Deaf, Dumb & Blind) », paroles de feu de Mingus, énergie incroyable du collectif qui s’envole et nous attache à ses ailes de liberté ! Après le cri et la fureur, place à « We almost lost Detroit », le temps de la méditation, du feeling à fleur de peau. Peut-être la pièce majeure de ce disque, subtilité de la voix, sa puissance aussi, puis ses chœurs presque religieux, souplesse et touches épurées des instruments à l’écoute, et cet envol final à tomber, une beauté habitée d’humanité à tirer les larmes !
Nous aurons aussi pu nous laisser entraîner sur le dancefloor du fiévreux « Madison Avenue » (« Secrets » – 1978) et succomber à ce mini opéra groove gospel, limite free sur la fin, que constitue « Shut’em down/Conduction Moment », (« 1980 »), sublimement illuminé par Emanuelle Marsico et de célestes voix. « 1980 Impro version » lui fait logiquement suite, singulière relecture de l’original, en mode prêche low tempo saisissant.
Titre phare de « I’m new here » (2010), 15° et dernier disque de Gil Scott-Heron, qui s’est envolé en 2011 rejoindre la jam étoilée, c’est « New York is killing me (encore) » qui clôture avec force, amour et respect cet hommage indispensable qu’est « Is that jazz ? » avec oui, furieusement oui en guise de réponse à la question posée par ces artistes d’exception, et l’irrésistible envie de rajouter, pour soi, pour nous toutes et tous, « Don’t give up » !
Line – Up :
Eric Mingus : voix et poésie
Silvia Bolognesi : contrebasse, direction
Noemi Fiorucci : voix – voix principale sur « Lady Day & John Coltrane »
Lusine Sargsyan : voix – voix principale sur « Home is Where the hate is »
Emanuele Marsico : voix, trompette – voix principale sur « Shut ‘Em Down »
Isabel Simon Quintanar : saxophone ténor
Andrea Glockner : trombone
Gianni Franchi : guitare
Santiago Fernandez : piano
Peewee Durante : claviers
Matteo Stefani : batterie
Simone Padovani : percussions
Musique de Gill Scott-Heron et Brian Jackson. Arrangements de Silvia Bolognesi – « Home Is Where the Hatred Is » d’après l’arrangement de Pee Wee Ellis sur la version d’Ester Phillips.
Enregistré en direct au PARC Performing Arts Research Centre le 28 avril 2024 par Griffin Rodriguez.
Mixé et masterisé par Griffin Rodriguez.
Produit par Toscana Produzione Musica et Silvia Bolognesi
Couverture et mise en page : Marta Viviani
Photo : Giampaolo Becherini
Par Dom Imonk
Toscana Produzione Musica/Fonterossa 2025
https://fonterossa.bandcamp.com/album/is-that-jazz