Rob Wagner, Hamid Drake, Nobu Ozaki

Rob Wagner : Clarinette, Saxophones Soprano et ténor, compositions (sauf #4 : collective)
Hamid Drake : Batterie, Frame Drum
Nobu Ozaki : Bass
Pour sa 5ème production, Benjamin nous offre une pochette double et se fend d’un texte détaillé sur l’évènement, nous en rappelant les circonstances très complexes après le désastre de l’ouragan.
Donc Hamid se fait tirer l’oreille pour revenir à Nola, où il avait déjà joué avec Ken Vandermark, Peter Brotzmann, William Parker, Kidd jourdan… Enfin, il arrive la veille de l’enregistrement au café Brasil des 6 et 7 décembre 2005, avec Rob, réfugié à N.-Y. et Nobu, un batteur japonais, devenu bassiste en arrivant à Nola, 7 ans plus tôt, à la demande de son 1er employeur local, sa formidable oreille et son sens musical inné lui a permis de s’inclure dans différents projets créatifs et de tourner avec succès régulièrement ici.
Finalement, le ‘Café Brasil’ valait largement le studio prévu. Situé dans le centre de la ville, il se démarque des lieux et salles touristiques du quartier, grâce à la volonté de Ade,le proprio, de ne proposer que de la musique actuelle et de qualité. Tous les meilleurs, de Harry Connick à Kidd, y sont passé un jour ou l’autre. Chance ! Le café est un des 1er à ouvrir après Katrina et il est temps de prouver que c’est un endroit qui défend l’improvisation comme un mode vie et non un des nombreux marchés commerciaux réservé aux touristes.
Rob connaît bien le lieu où il a souvent joué dans des formations très différentes, Jazz mais aussi Funk, Latino, Trad., Jam … faut bien bouffer ! Et puis ce sont ces multiples expériences qui lui ont apporter ce ‘groove’ qu’il trimballe dans tous les cas de figure où il joue. Et qui de mieux pour lui que ce sympathique batteur, passé maître dans l’art de trouver le ‘groove’ dans la liberté de jeu, et la liberté dans le ‘groove’.
Benjamin, avec le recul analyse : « Ces sessions ont donné une apparence de normalité aux couches prévisibles d’ineptie bureaucratique et de cupidité des entreprises pouvant étouffer le renouveau de Nola, sans aucune considération pour l’effroyable coût humain, du moment que les touristes affluent de nouveau dans ‘Bourbon street’ et dans les clubs de musique. Une grave crise du logement empêche la moitié des personnes qui vivaient dans la région de revenir. Beaucoup de musiciens se tapent la route depuis Houston, ou prennent un vol de N.-Y. pour faire leurs ‘gigs’ mensuels, et, comme le ‘gulf stream, rien ne pouvait les retenir. Pour moi, cet enregistrement me rappelle un décembre gris et triste, le désespoir le disputant à l’espérance, et ces 3 formidables musiciens de retour en explorent les tenants et aboutissements. »
De fait, la musique est belle car désespérée, mais fier d’être debout, contre ouragan dévastateur et bureaucratie inhumaine. Les titres ne cachent pas leur révolte légitime et la force de leurs revendications qu’ils hurlent à la face du monde, mais avec art, sentiments, beauté.
– le 1er : ‘Desoparia (they handed out $ 12 billion cash in Iraq and couldn’t even give New Orleans drinking water)’ donne le ton ! Soprano affûté, acide, furieux monte et descend des arpèges qui englobent toute le détresse des forçats de la terre. La batterie n’est pas de reste, envahissant l’espace de coups de sang, de fièvre. Quant à la basse, obstinée, elle brandit l’étendard de la justice réclamée.
– ‘Plutino’ est un constat, une marche lente parmi les décombres, le chaos attristant de ce qui fut un territoire asservi qui dû se battre pour se libérer, et tout est à reconstruire. Tristesse, désolation, viendrons la force et le courage, plus tard…
– En se demandant ‘Were is home ?’, où sont familles, maisons et joie de vivre ? Les fûts creusent la terre boueuse, hument l’air vicié. La basse piétine et s’embourbe, avance en traînant la patte, lâchant des notes lourdes comme des bulles éclatant à regret à la surface de la lave dégoulinante. La clarinette basse est un drone qui cherche des repères dans un paysage détruit comme après un bombardement, reconnaissant ça et là la courbe du fleuve majestueux charriant toujours des épaves de vies éteintes. De maigres taillis verts, gris, disent que tout recommence, toujours.
– ‘Shock, Awe, Sham, Shame’. Des sentiments contradictoires, dénis, tristesse, incompréhension, révolte… avant que d’accepter le deuil. Ténor dans tous ses états débat, profondeur du désarroi, hauteur des accusations. Batterie excessivement tendue. Basse minimale chargée d’émotions à découvert, sans fausse pudeur, puis se lance dans l’échange à 3, bondit, se chevauche elle-même sans s’emmêler. Puissance de l’union, d’un discours commun inattaquable, car porteur de vérité(s).
– Piocher dans la mémoire ‘Childhood Memory’, pour ne rien oublier, les bonheurs, les peines, la vie passée à grandir … qui n’en finira jamais. Magnifique chorus de basse qui se souvient, elle aussi, des autres temps. Motif simple et évident digne du grand ‘Albert’, développé avec fougue et tendresse.
– Le ténor nous entraîne dans ‘La Madrugada’ qui se refuse à être une danse. Juste l’évocation d’un refuge perdu. Sans batterie. L’archet intensifie le côté dramatique de la chanson avant de sonner un glas douloureux pendant que le sax se décharne et se mette à nu, et pleure, éperdument.
– À la basse, un motif funky, lent, soutenu par la batterie, presque sage. Le soprano s’interroge : ‘Freedumb (Aren’t you glad to vote in America?)’. Et ailleurs donc ! Georges Adams se posait déjà la question… Et aujourd’hui alors ? Interrogation fatidique : Quid de la démocratie ? À chacun de voir, d’y croire, ou pas, ou plus… Un chorus de basse qui cherche des réponses, désespérément. Soprano et fûts l’escortent dans un motif en point d’interrogation.
– On termine sur une note guère plus gai, mais déterminée. ‘Penumbra’ renvoi chacun à ses propres responsabilités. Nous sommes tous des êtres humains, liés dans une fraternité d’histoire(s), de faits, d’origine. Tous interdépendants. Effet papillon. L’humanité ne saurait être sauvée tant que la souffrance (imposée) ne sera éradiquée. Debout les damnés de la terre ! La route est encore longue. Ramasse ton sax, ton sac, et vient rejoindre ceux qui n’abandonnent pas. « Ce qui est consternant, ce n’est pas la révolte des jeunes, c’est la résignation des autres ». Ce n’est pas un chant, c’est un hymne que nous assène le trio. De révolutions à faire (en nous d’abord) et de liberté à venir, à prendre !
C’est grand, c’est fort, c’est beau.
Alain Fleche
VALID RECORDS
https://robwagnertrio.bandcamp.com/album/rob-wagner-hamid-drake-nobu-ozaki-trio