Alexis Valet – Following The Sun

Avec ce troisième album en tant que leader,  Alexis Valet joue dans la cour des grands.

1 « Ups and Downs » Après une courte introduction piano-contrebasse-batterie, la mélodie jouée à l’unisson par le vibraphone et le saxophone débute sur un rythme latino plutôt vif aux solides accents afro-cubains. Sauf qu’à peine étions-nous calés sur le tempo qu’une fulgurance (du genre quintolet de doubles croches, up, up, suive qui peut !) nous désarçonne presque. Ce premier coup de fouet étant suivi d’un deuxième éperonnage, nous comprenons que la chevauchée sera tout sauf tranquille. Le thème s’achève sur un motif de trois notes qui synthétise la trame du morceau, Aaron Parks enchaîne en écho, déterminé à monter sur ses grands chevaux, à les pousser, du pas au trot, puis au galop. Son jeu modal explore les moindres recoins de la mélodie initiale, lui offrant des harmonies puissantes, extraordinairement émouvantes, tout en aiguillonnant sa monture. Une modulation change l’éclairage au moment où Dayna Stephens prend le relais pour s’engager dans une exploration mélodique/méthodique, d’abord sage puis échevelée, totalement contrôlée. Petit intermède, nouveau changement d’allure. Alexis Valet prend les rênes. Il calme le jeu, chorusse posément avant d’atteindre un paroxysme. Le batteur Kush Abadey et le contrebassiste Joe Martin épousent les contours des trois improvisations successives avec une maestria à couper le souffle, inutile de les mettre en avant, eux chorussent tout du long. Entorse au règlement, nous n’aurons pas droit à une reprise du thème à l’identique : une nouvelle partie nous ramène à la pulsation de départ, cette fois-ci sans soubresauts, comme si l’on arrivait à destination. On est comme étourdi en remettant pied à terre. Down at last !

2 « June » magnifique thème, bien aéré, virevoltant, qu’on croit suffisant lorsqu’il est exposé une première fois par Joe Martin, ponctué par Kush Abadey. souligné et complété sobrement par les accords d’un Aaron Parks incisif, décisif d’entrée de jeu. Pas de doute, on a affaire à l’un des tout meilleurs trios au monde. Alexis et Dayna n’ont plus qu’à se poser sur ce tapis impeccablement tissé pour dérouler la deuxième et véritable exposition, où les notes se prolongent, résonnent davantage. L’idée est de façonner un moule rythmico-mélodique avant de bâtir une orchestration complète, plus d’instruments voulant dire plus de nuances, de détails. La verve de Dayna Stephens, sa conscience aigüe de ce qu’il se passe rythmiquement autour de lui, sa précision redoutable, tout cela prépare au solo de batterie impressionniste, effectivement impressionnant, avant une fin abrupte qui laisse coi.

3 « Dreams of Integrity » une première partie A tourne autour d’un motif de quatre notes entêtant : dès la deuxième écoute, on a envie de le chanter en même temps, tellement il est rassurant. Mais juste après, partie B, voilà que surgissent l’ambiguité, l’incertitude, l’oscillation entre la satisfaction et la frustration, une tension harmonique (seconde mineure ou septième majeure) suscitant l’attente d’une « résolution » qui mettra fin aux interrogations. L’improvisation reste sur la partie A tandis que le B conclut le morceau.

4 « Laïka », bel exemple de musique à programme, a la douceur, la ferveur et la mélancolie d’une mélopée empreinte d’expressionisme. Le tempo est lent, l’espacement des notes permet la réflexion. On imagine le stress, la solitude et la détresse de la malheureuse chienne expédiée dans l’espace pour y mourir asphyxiée ou empoisonnée. Chaque note s’imprègne de compassion. Hormis la Symphonie Fantastique, Pierre et le Loup ou Le Sacre du Printemps, rares sont les titres aussi évocateurs, pourtant la musique à programme est capable de susciter des émotions fortes, de stimuler chez l’auditeur une représentation mentale d’une réalité extra-musicale.

5 « Following the Sun » Un début brumeux, hors tempo, laissant apparaître un coin de soleil d’où surgit un thème d’abord lent, lancé par le vibra, pas vraiment timide mais considérablement raffermi par la régularité du beat qu’installent le piano, puis les cymbales. Quelques rim shots sur la caisse claire, deux ou trois frappes stratégiques sur les tom et c’est parti. Sur un tempo medium fast, la contrebasse nous met sur des rails dont nous ne pourrons plus sortir. Elle va nous entraîner dans une course-poursuite avec des passages haletants où la foulée se raccourcit et des avancées à pas de géant. L’alternance du binaire plus saccadé, qui nous secoue gentiment mais fermement, et du swing, dont la rondeur nous propulse instantanément, a un côté réconfortant, un peu comme dans la musique populaire où la réitération fait mouche à chaque fois. Ici on est loin de la pop, mais la progression implacable et l’atteinte de l’objectif final procurent la même euphorie.

6 « Cypher », (on pense à un algoritme de chiffrement des messages), se déroule sur un rythme latino  traité en ostinato, qui s’avère dansant malgré la métrique impaire. La force et la fluidité de l’ensemble maintiennent la pression, d’autant que les repères mélodiques ne sont pas évidents, malgré des rappels. Les cellules rythmiques s’enchaînent  seules des formations d’élite sont capables d’une telle prouesse musicale.

7 « Lekeitio » sacrifie à la tradition. L’amateur de jazz se retrouvera en terrain familier, sécurisé par les harmonies traditionnelles, la récurrence d’une séquence d’accords circulaire, la solidité d’un groove parfaitement dansant. Avec grâce et délicatesse, le quintet affirme son identité. Alexis Valet surfe avec habileté sur cette vague régulière, Dayna Stephens, poussé par le vent et porté par le courant, brode sur ces harmonies avec l’aisance d’un vieux loup de mer, tandis qu’Aaron Parks crée des figures inédites, des remous et des éclaboussures, embellissant ainsi une traversée qui aurait pu être routinière.

8 « Myrtle », Un thème particulièrement vif : début tonitruant, mélodie anguleuse exposée à l’unisson par le saxophone et le vibraphone, sans les accords (seule une quarte suggère la tonalité). Le batteur installe une tournerie haletante, hallucinante même. Les ‘fills‘ au moyen desquels il remplit l’espace sur ce tempo rapide, tout en marquant à la perfection chaque accent décalé (‘off-beat‘ en anglais) sont un modèle du genre. On imagine les musiciens en herbe et autres âmes sensibles roulant des yeux effarés, d’autant que les harmonies sous-jacentes étant peu évidentes, nul ne peut à ce stade identifier la forme du morceau.

C’est Alexis qui dévoile le pot aux roses, en prenant un chorus façon hard bop sur une walking bass affolante de Joe Martin. Eh oui, cet OVNI n’est autre qu’un blues à tiroirs et à suspense, si bien déguisé et tordu rythmiquement qu’il nous émerveille à chaque ré-écoute. Lorsqu’intervient enfin Aaron Parks, qui s’est tu depuis le début, il brouille à nouveau les cartes, relance tout en intelligence et stratégie, nous transporte, pour retrouver l’esprit du morceau avant la reprise du thème. L’enthousiasme, l’énergie et l’approche de la mélodie rappellent ce que faisaient ressentir, par exemple, Michael Brecker, Joey Calderazzo, Adam Nussbaum et Jeff Andrews, ou Wayne Shorter, Herbie Hancock et consorts dans des concerts mythiques qui mettaient debout des centaines de spectateurs.

Quel beau final pour un album séduisant et profond, riche en émotions ! Pour qui a écouté les deux précédents d’Alexis Valet en tant que leader, le style est parfaitement reconnaissable. La maturité a affiné le discours, élagué ce qui pouvait dérouter par sa complexité, augmenté la part des mélodies accrocheuses et réduit la fréquence des harmonies improbables. L’adjonction de très grosses « pointures » new-yorkaises a certainement aidé Alexis à canaliser son énergie et sa créativité. La qualité des compositions, la précision et la cohésion de cinq musiciens au sommet de leur art devraient convaincre les masses et donner à Alexis la stature internationale qu’il mérite. 

En attendant, nous pourrons à nouveau entendre Alexis :

  • Le 18/07/2024 au Minus Pub à Bordeaux avec Louis Gachet, Louis « Vendeen » Laville et Thomas Galvan.
  • Le 06/08/2024 au Duc des Lombards à Paris avec Keita Janota, Tony Tixier, Kate Curly et Tilo Bertholo.

Par Ivan Denis Cormier

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