Rocher de Palmer le vendredi 10 mars 2023.

Lettre ouverte :

« Chère Cécile Mc Lorin Salvant

Plus n’est besoin de vous présenter maintenant, le public bordelais vous attendait avec impatience…

D’ailleurs, la veille, votre apparition dans le 28’ d’ARTE nous avait déjà mis l’eau à la bouche.

Pour celles et ceux qui n’étaient pas devant leur écran, vous y expliquiez votre parcours, votre passion très jeune,  pour les grandes voix du jazz de Sarah Vaughan et Bessie Smith,  votre installation presqu’enfant encore à Aix en Provence pour y étudier le piano, le chant lyrique et le jazz au Conservatoire auprès de Jean-François Bonnel, votre passion des arts  en général, votre curiosité insatiable et votre féminisme attentif.

Plasticienne aussi, vous nous avez offert de voir trois magnifiques tableaux ou tentures exposés en fond de scène représentant de fantastiques créatures chimériques, femme aux longues mains-bras immenses ou voyageur donquichottesque.

Le décor était planté pour démarrer un concert multiple comme vous savez si bien l’être.

Vêtue d’un poncho noir soyeux, de chaussures hallucinantes d’étincelles, vous arboriez entr’autres colliers votre petit ciseau de brodeuse d’étoiles.

Ce soir, vous nous dévoilerez des textes et des chansons issues comme souvent du répertoire des grandes chanteuses qui sont vos modèles ou écrits par vous-même comme l’indispensable Obligation.

Accompagnée au tambourin par Keita Ogawa vous avez offert votre premier cadeau au public girondin : sur un air de bossa, un vieil écrit d’amor de la trobairitz occitane Almucs de Castelnou, née vers 1140, intitulé Domna Iseut.

Car, chère Cécile, si vous êtes Haïtienne par votre père vous êtes aussi Occitane par votre grand-mère Jeannine qui vous lisait petite, les poèmes des troubadours.

Naturellement, récemment vous vous êtes mise à l’apprentissage de cette langue du soleil de la France et nous offrez avec bonheur cette lettre d’amour déçu d’Iseut de Capio.

Mais pas de jaloux chez les ancêtres, une beguine endiablée nous livre le même texte en créole avec beaucoup de couleurs.

Puis vient un standard du jazz « I am all smiles » de Bill Evans, un titre qui va fort bien à la lumineuse Cécile tournée vers ses musiciens comme pour mieux respirer d’eux chaque particule d’air.

Et c’est dans cette envoûtante mélodie que le sort choisit de frapper le contrebassiste Yashushi Nakamura, le chevalet de la contrebasse tout à coup claque et se détache dans un bruit de fracture mauvaise. Le désastre !

Moment de stupéfaction dans la salle et sur scène. Rire étonné de Cécile !

Sortie de Yashushi puis du guitariste Marvin Sewell pour évaluer les dégâts et tenter une réparation.

Ceci nous vaut un merveilleux duo de Cécile avec Glenn Zeleski au piano, « J’Veux plus d’amour », très belle chanson de Véronique Sanson et formidable interprétation de Cécile McLorin Salvant ..moment d’émotion, la voix profonde, intense, comme une boule de bois chaude,  embrasse ce beau texte de femme en proie avec le temps… j’veux plus d’amour monsieur, j’veux plus rien du tout… je dis qu’c’est ça la vraie misère …je dis qu’le temps est assassin…

Retour des musiciens au complet ! Et pêle-mêle vous nous chanterez :

« The word is mean » extrait de l’opéra de Quat’Sous de Kurt Weill, avec la virtuosité encanaillée des bas-fonds londoniens dans ce théâtre musical d’un genre nouveau, mi jazz, mi délire, une très belle interprétation.

« Obligation », en duo avec Yashushi Nakamura, une chanson bien envoyée que vous avez écrite sur l’impossibilité d’aimer quand les relations sexuelles ne sont pas consenties, a capella, sobrement et… dans l’angoisse que tienne la corde de la contrebasse !

Elle a tenu et les applaudissements sont nourris !

Puis le génial Trolley Song qui en 1944 avait fait la gloire de Judy Garland.

Un rythme d’enfer en intro par Keita Ogawa soutenu par Glenn Zalesky et puis nous voilà embarqués dans ce tramway fou, tzing tzing tzing, kwai kwaï kwaï.

Décidément vous interprétez à merveille ces comédies musicales joyeuses et folles, la voix monte, descend, relève et pique.

En 1928, Yvette Guilbert chantait« Dites, dites-moi que je suis belle », ce soir vous reprenez cette chanson mutine et rigolote sur les angoisses de la femme vieillissante.

Retour du créole avec Konfyans où excelle l’art de la guitare acoustique de Marvin Sewell dont on dit qu’il le plus grand guitariste dont nous n’avons  jamais entendu parler.

Un beau morceau de jazz avec Doudou, tiré de l’album Mélusine  à quelques jours de sortir.

Marvin Sewell nous enivre de sa guitare et le rythme chaloupé invite à l’amour.

Sur ce zouk malicieux, Doudou, chéri à moé, au cœur volage s’en ira et toi tu l’attendras dans ta chambre en chantant…

Ah ! Ce soir nous aurions bien aimé pouvoir danser à défaut nous avons repris en choeur « Doudou chéri à moé, Doudou chéri à moé … »

En 2017, vous aviez inauguré cette composition au Jazz in Marciac accompagnée du Wynton Marsalis Quintet.

Sur les rappels, outre un traditionnel « Ne Me Quitte Pas », nous avons eu un magnifique « Unquiet Grave », ballade traditionnelle anglaise qui raconte la douleur d’un jeune homme  empêchant le repos de son amour parti à jamais. Cette prière vibrante a capella touche là un sommet de pureté. Magnifique gospel celtique !

Grande belle sensuelle joyeuse naturelle, votre voix se gonfle, s’envole, redescend dans les rondeurs des basses profondes,  s’étire sans jamais forcer, enveloppe les paroles, nous livre leur meilleur.

De vous je dirais que vous êtes la meilleure customisatrice de l’univers de la chanson.

Vous êtes unique, solaire et pure, vous aimez la chanson française, nous rappelez ses plus vieux textes, passant de l’occitan au créole haïtien, du réalisme à l’opéra-comique, vous aimez les femmes compositrices, les femmes libres et amoureuses.

La confiance entre vous et vos musiciens est palpable, vous les aimez et ils sont excellents, ils vous accompagnent mais vous ne les dominez pas, l’équilibre est parfait entre vous et ces grands jazzmen.

Merci au pianiste Glenn Zaleski au toucher si fin, Keita Ogawa , excellent aux percussions et à la batterie, Yasushi Nakamura à la malheureuse contrebasse et Marvin Sewell virtuose des guitares.

Au revoir Cécile Mclorin Salvant, je vous souhaite une bonne tournée, continuez d’enrichir nos rêves du vivier inépuisable de la chanson.

Revenez nous vite, nous serons au rendez-vous.

par Sylvie Delanne

Dernier album « Mélusine »