Samedi 28 juin, abbaye de Puypéroux

No(w) Beauty
Hermon Mehari (trompette)
Enzo Carniel (piano)
Damien Varaillon (basse)
Stéphane Adsuar (batterie)
La batterie de Stéphane Adsuar donne le pouls pour se glisser dans le velouté du pianiste. La trompette d’Hermon Mehari entre dans la danse, douce et bienveillante. L’ambiance soft met en valeur les accents suaves de ce jazz, c’est gouleyant, et, engagé par le ruissellement lumineux des notes du piano d ‘Enzo Carniel ; le quartet accélère pour revenir ensuite à l’apaisement, sujet aux détails, au plaisir des harmonies. La batterie de Stéphane Adsuar groove en solo un instant. On est au centre du plaisir du tempo. Les ralentis sont félins. Et puis, ils prennent tous quatre des chemins de traverse pour que le jeu se disproportionne, cahote.
Le piano, bel accompagnateur, ne cesse de rebondir, cailloux ricochant et roulant dans un gave. Reste la scansion, pulsion du jazz.
La trompette d’Hermon Mehari est un oiseau au chant délicat dont les accents prennent toujours des rondeurs, laissant le son nous enrober, la contrebasse de Damien Varaillon prend ensuite la même précaution. Ça éloigne le fracas du monde. Le pianiste se déplace comme une patineuse.
Tout est majestueux et élégant. Quand ils caracolent, c’est d’une branche sur l’autre, sensuellement. Damien Varaillon a composé un morceau qui emporte dans des espaces poétiques, évocation, fluidité de l’air, sensation de flottements, un jazz en lévitation. Quelques nuages ouateux pour s’y enfoncer puis rebondir lentement. La trompette d’Hermon Mehari en ascension elle aussi, la batterie de Stéphane Adsuar enlevant tout cela. Atterrissage des plus discrets…
Ils savent que les silences construisent la musique, en témoigne le piano d’Enzo Carniel, ralentir le temps, interroger la nuit participe du jazz. Tous quatre déploient leurs ailes lentement que l’envol devienne une trajectoire mystique, le dépouillement des oripeaux, qu’apparaisse une voie, le piano aux affleurements lyriques ; la batterie qui percussionne lui fait écho, contrebasse et trompette les rejoignent pour un long chant. Fauré et les chants grégoriens s’approchent, , nous ont-ils dit en préambule. Le piano poursuit ses investigations, malaxe la matière, fait jaillir l’oeuvre d’art. Bien sûr que les trois autres musiciens le rejoignent, ils finissent en évaporant la musique.
Un peu plus et on en aurait les larmes aux yeux -;)

Obradovic – Tixier duo
David Tixier (piano, keyboards, DSP)
Lada Obradovic (batterie, voix, percussion, glockenspiel)
Lada Obradovic et David Texier démarrent tambour battant avec une batterie nerveuse, un piano et clavier tonitruant.
Nous partons directement en Inde, un bol tibétain pour la spiritualité, un clavier effet bambou puis tabla ; soudain, piano et caisse claire prennent le relai voulant happer ou bien attirer cette influence, l’inscrire dans un jazz occidental et peut-être célébrer la joie des rencontres, le transfert d’énergie ; Le tressage s’accomplit peu à peu. Un Delhi’s dream.
C’est une invitation à translater. Le bol tibétain reçoit des baguettes de batterie, la voix de rappeur préconise le libre-arbitre, As belong to us, le duo propose un jazz nerveux, revendicatif, prônant le métissage musical.
Tubes métalliques et sonnettes tintantes annoncent une voix féminine sortie des limbes, piano, claviers souvent parallèles avancent grâce à la batterie tonique, percussionnante, virulente même, déchaînée, une composition de Lada.
Vient une berceuse de facture presque classique au piano, composée par Lada, ballade active imperceptiblement au galop, cymbales en cavale ; ça sent la chamaillerie dans l’enfance tout de même. Moment de rêverie in fine.
Ça n’est pas un duo pour rien, l’interaction est forte entre ces deux-là qui cherchent à traduire les moments de leur vie. Ici, des chiens bosniaques et croates, libérés de conditions de vie difficiles, que l’on tente de faire adopter avec plus ou moins de bonheur. Piano et batterie révèlent tension, violence dans un jeu volontairement stressé.
Ils créent un univers musical à partir de scènes traumatiques pour en raconter l’injustice, la souffrance. Le petit métallophone de Lada et ses clochettes focalisent sur le désastre. Une chaussure écrasée de la deuxième guerre mondiale en miroir de l’ex-Yougoslavie et des guerres actuelles prend la forme d’un plaidoyer musical, une peine mais peut-être une saine colère émergent du piano, d’un harmonium furtif et toujours d’une batterie accusatrice. Les accords du piano sonnet une rébellion à la hauteur de celle de la batterie.
Engagés, ils le sont, c’est le moins qu’on puisse dire, The only thing that matters. Sur fond de texte d’un détenu condamné par erreur qui a gagné une seconde chance, ils développent un rythme soutenu, accords juxtaposés au tempo acéré pour le piano de David Texier, Lada Obradovic a déjà découpé sa batterie en coups de tonnerre. Explosif !
Deux militants de l’espoir.

Charlotte Planchou « Le carillon »
Charlotte Planchou (chant)
Mark Priore (piano)
Charlotte Planchou met en scène les paroles dans sa voix, accompagné par le piano de jazz classique impeccable de Mark Priore. Elle est habitée, ses bras expriment aussi ses émotions. Il faut entendre les variations de sa voix, du susurrement à l’explosion pleine.
Les cordes de sa guitare marquent le tempo pendant que sa voix chavire, s’amuse, grimace. Les langues de plusieurs pays, la Georgie entre autres, paroles apprises en phonétique…, se suivent au fur et à mesure des chansons, le sens en vient de l’expressivité de sa voix. Mark Priore sait jouer avec les multiples fantaisies de Charlotte.
C’est une belle voix, on ne va tourner autour du pot. La langue espagnole ondule dans sa gorge pour Alfonsin y el mar, célèbre chanson, on y voit l’eau profonde accueillir la solitude d’Alfonsina. Si, si.
Le piano de Mark Priore danse enlaçant Yesterday, passant d’un court boogie à une pluie fine pour que Charlotte Planchou laisse libre cours à cette nostalgie, non sans une discrète et récurrente pointe d’humour.
Suivent de magnifiques paroles pour un morceau sur la vie qui va, tendresse infinie d’une voix qui sait.
D’une comptine occitane, Charlotte fait une épopée ! D’une voix, elle extrait mille variations toujours finement accolées à ce qu’elle ressent et désire faire passer. Et quelle nature !
Ça vous met des frissons dans tout le corps, cette émotion, cette sensibilité à fleur de voix. Elle laisse même sa voix s’amuser, que la légèreté ne s’échappe pas.
Quant à L’Albatros, chanté par Léo Ferré, la chanson garde toute sa force dans la voix de cette grande dame.
Les solos ou les réponses du pianiste sont pleins d’inventivité et drôleries, sacré talent lui aussi.
Dimanche 29 juin, abbaye de Puypéroux

Chris Cheek quartet
Chris Cheek (saxophone)
Pierre Perchaud (guitare)
Nicolas Moreaux (contrebasse)
Antoine Paganotti (batterie)
D ’emblée, le tempo enjoué de la guitare de Pierre Perchaud, de la contrebasse de Nicolas Moreaux et de la batterie d’Antoine Paganotti laissent le sax valoriser un chorus alangui, c’est pour mieux les rejoindre, ça swingue, le sax s’hérisse, se contorsionne, ce qui occasionne à la guitare les mêmes incrustations, joli solo suffoqué ; la batterie maintient le train d’enfer, la fin du morceau amène un répit à l’étouffé.
Chris Cheek nous parle de l’influence française dans le jazz à travers la musique de la New-Orleans et de la Louisiane, et le Pelican blues possède bien des plumes mixtes, ce qui ne l’empêche pas d’avoir une démarche pesante et cadencé comme il se doit. Les instruments, embarqués par la contrebasse de Nicolas Moreaux qui lui sied bien, se déplacent ainsi, avec un beau swing cuivré, des courbes à n’en plus finir, portrait en strip-tease de l’oiseau… le sax prend le temps de l’envol. Du blues !
Contrebasse et batterie démarrent comme des particules jetées dans le néant, quelques notes pour la mélodie afin de mieux la tresser ensuite, un swing vif. On aime cette galerie d’instruments dont les sons s’entrechoquent habilement pour un tempo décapant. La guitare de Pierre Perchaud tantôt surfe, tantôt crée des enluminures heureuses bien emmenées par la batterie d’Antoine Paganotti, la contrebasse pertinente de Nicolas Moreaux dans le même sillage. Ce Bucky’s Blues rebondit sans cesse, boules joyeuses et lumineuses.
Ils ont déniché une bossa alors ça tournoie, un sax sonore bille en tête annonçant une guitare gourmande et une batterie tonitruante. Charlie Parker et Louis Amstrong ne sont pas loin. On entend le plaisir de s’approprier des standards et de faire souffler un air frais (ou chaud, it depends) , la technique entièrement dédiée au swing et aux mélodies, et modestement. Hier et aujourd’hui en osmose.
Du groove pour Up early, les instruments se balancent balbutient, bégaient, passage rock, la musique en balancier fébrile, en doux grondement, puis s’échappe…
On entendra une belle impro de Pierre, bien encouragée par la batterie pour un morceau tonique où l’espace -la musique, comme on veut- est rempli de lumières, chaque instrument striant la page nerveusement.
Go on dear est une sweet melody, chacun égrenant délicatement le thème, tel un ralenti charnel, sensuel ; on a le temps de savourer les notes, chaque instrument délivre son charme, saveurs du sax, délicatesse de la guitare, onctuosité de la contrebasse, interchangeables.
Les morceaux racontent des histoires et Chris Cheek ne s’en prive pas ! Ici, Squirreling, l’inspiration vient des turbulences du chien du voisin. C’est prétexte à une mélodie enjouée, où le swing, le rythme enlevé, correspond aux gambades et autres fantaisies d’un chien en liberté. Ça tombe bien !

Guillaume de Chassy « Trenet en chantant »
André Minvielle (chant)
Guillaume de Chassy (piano)
Géraldine Laurent (saxophone)
Avec Guillaume de Chassy, La Mer danse et miroite, petites vagues délicieuses, un air ainsi magnifié avec des reflets changeants… Quant à André Minvielle, les paroles du répertoire de Trenet se glissent dans les méandres humains de sa voix. Toute la vie dans ses détails offerte par la poésie de Trenet comme une évidence et pourtant, Géraldine Laurent en donne en écho la poésie avec un sax traducteur de son rythme, de son phrasé, La Folle Complainte.
Géraldine Laurent offre avec dextérité le tempo des chansons, et le sax en longe la forme, chansons de la poésie du quotidien, pour un Trenet, roi des assemblages, de la beauté de la nature à la légèreté et du plaisir de l’amour, Il y avait des arbres. Les onomatopées d’André Minvielle sont autant de tambourins joyeux et accompagnateurs, si peu pour beaucoup.
Les mots ricochent avec leurs sonorités et la rythmique dans la bouche d’André Minvielle. D’ailleurs, un peu de sa folie coïncide avec cette fantaisie comme Un débit de l’eau, débit de lait et Je chante. Géraldine Laurent traduit le riche et habile imaginaire de Trenet. Ce dernier doit se régaler, un pied par ici, un pied par-là, des pas de côté. On est si bien sur le bord… La tragédie est toute prête, mais devenue comédie, joie, un choix crucial !
La musique sans les paroles, Quand j’étais petit, fait entendre la nostalgique profondeur de l’inconscient, bribes d’un souvenir qui ne cesse de se reconstituer, fragile, impossible, un peu désespéré mais réparable semble nous raconter le sax de Géraldine, accompagné par la tendresse des accords du piano de Guillaume de Chassy. Le sax frémit, ausculte, interroge, s’émeut…
Pour L’Âme des poètes, tessiture des mots par le sax et le piano, leur beauté, leur justesse, leur poésie parce qu’ils dansent pour révéler comment ils sont fédérateurs. Les élans du sax de Géraldine Laurent se balance dans la poésie de Trenet. Un diamant… Le trio nous fait entendre la puissance du swing de Trenet.
Guillaume de Chassy évoque en solo la grâce du poète, sa délicatesse pudique, ses éclats de bonheur, Géraldine le rejoint avec sensibilité et sensualité. Les deux rejoignent la légèreté bénie par Trenet et finissent par la valse de la vie dans un Coin de rue, parce que le bonheur doit être saisi, loin, près, un peu partout, valse à tous les temps, tournoyante où l’étourdissement est une volonté, la gravité saisie et inversée.
Une noix fait penser aux poèmes de Francis Ponge, l’imagination au creux d’une coquille. Scènes de la vie ordinaire devenues extraordinaires. Et comme l’explique Trenet dans la Vie qui va, « Quand tout vit, c’est qu’tout va… » ! Merci.

Fidel Fourneyron « Bengue »
Cynthia Abraham (chant)
Fidel Fourneyron (trombone)
Clément Janinet (violon)
Samuel Mastorakis (marimba)
Sarah Murcia (contrebasse)
Melissa Hié (djembe, balafon, barra)
Ophélia Hié (balafon, doums, barra)
Des couleurs, il y en a. Ocre, jaune solaire, la langue rituelle du quotidien mise en musique pour enjoyer la vie, marimba, balafon et djembé donnant la sève.
Sous couvert de rythmes africains, les paroles des écrivains, ici, congolais ou autres, à travers la voix efficace de Cynthia Abeaham, revendiquent autonomie de chacun. La comptine pour apprendre à marcher. La musique prend alors une autre connotation, facilité apparente mais puissance des chemins à parcourir, le trombone de Fidel Fourneyron et le violon de Clément Janinet deviennent les instruments d’une révolte. « Bengue » en argot d’Afrique de l’Ouest désigne l’Europe nous a dit Fidel Fourneyron dès le début.
Le violon susurre à nos oreilles qu’il faut être attentif à l’alter, ça devient une pulsion de vie, chaque musicien insuffle le combat et l’espoir que les textes par la voix de Cynthia suggèrent.
Cette voix invoque vraisemblablement les dieux. La contrebasse de Sarah Murcia, le violon de Clément Janinet et le trombone de Fidel Fourneyron traduisent des mots synonymes de force et de dignité. Ce rythme est une puissance en soi, la gaité, une façon d’avancer, lucides, debout, ensemble. Les baguettes de Melissa Hié rebondissent avec véhémence sur ses djembés en témoignent aussi. Ophelia Hié dribble sur son balafon. Impressionnant.
La richesse des timbres de l’orchestre résonne dans la campagne charentaise jusqu’à la nuit !
Le festival Respire jazz 2025 nous a offert une fois de plus une palette enchanteresse des ouvertures du jazz ponctuée -ce qui est rare dans les festivals- de jams pour que les nuits se prolongent, que la fête ait lieu, endroit unique de partages, d’échanges musicaux, amicaux.
C’est pourquoi, canicule ou pas, nous avons déjà soif de Respire Jazz 2026.
Par Anne Maurellet,
photos Alain Pelletier alias tamkka, François Laroulandie
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